SIRENE CAVE2
 

On ne dira pas le nom délicieux des gens anciens qui sont morts dans la propriété abandonnée dont les grands et vieux jardins descendent jusqu’à la mer. Depuis des dizaines d’années, personne ne passe plus par là. Mais peut-être quelque chose s’y passe-t-il ? La mer, qui a tant d’histoires à raconter, écrit sans doute celle-ci sur le sable de la petite crique, du bout de ses vagues qui, chaque jour, laissent derrière elles de si secrètes traces blanches, quand elles rétrogradent. Mais que les lits de varech restent parfois creusés, à marée basse, comme si des hanches s’y étaient couchées, c’est ce que nul ne saura jamais. Les drames d’un petit espace terrestre et marin absolument solitaire ne regardent personne au monde.

Un jour vint où la propriété fut achetée. La maison horriblement remise à neuf, les jardins retournés et taillés, il ne resta plus rien de l’abandon lentement amassé parmi ces choses comme un trésor ignoré. Cet être réel, un monsieur, vint donc s’asseoir, banal et contents au milieu du passé, et sa famille, autour de lui, remplit tout le silence du bruit de la vie humaine.

Or, un des premiers soirs, il descendit seul vers la crique, dans l’intention d’y pêcher au filet. On « pendait la crémaillère » le lendemain, et il voulait une friture prise de sa main pour le déjeuner qu’il donnait à ses amis.

Vous le voyez, rougeaud et amusé, qui, les pieds déchaussés, s’avance vers la mer retirée. Son grand filet de pêche, disposé sur un carré de bois, pèse à son épaule, au bout d’un long bâton. Le couchant, autour de lui, éclabousse le sable, la vase, les flaques. Le monde reluit à ses pieds comme une laque chinoise. Au large, le soleil trépasse. Il rêve de petites soles, de petites limandes, de carrelets tachetés, de crevettes. Il cherche un bon trou d’eau trouble et le trouve. Un trou large comme une vasque ; en vérité, large et profond comme la vasque des grands personnages d’autrefois.

Tout à coup, cramoisi, cet homme regarda avec des yeux hors de la tête. Car il venait de tirer son filet avec effort et le voyait rempli à craquer par un long corps écaillé dont les coups de queue frénétiques lui secouaient terriblement les bras. Mais ne devinait-il pas aussi, prise dans les algues, les mailles et les cheveux, une figure humaine dont les effrayantes prunelles pâles le regardaient ? N’y avait-il pas deux petites mains qui se crispaient et se débattaient ? Il fit un mouvement pour fuir et, du reste, se remit très vite, parce que les merveilles n’étonnent jamais les êtres ordinaires, et qu’une chose aussi adorablement terrifiante que de trouver une sirène dans son filet à crevettes ne peut pas émouvoir longtemps un monsieur qui pêche une friture sans penser à rien. Il s’exclama seulement :

« Quel drôle de congre ! »

Il eût été plus charmé de la rencontre d’une de ces pêcheuses de moules dont on peut évaluer, du coin de l’œil, l’embonpoint complaisant, que de la vue d’une créature fabuleuse ainsi effarée, mouillée, dorée.

C’est pourquoi il n’eut qu’un gros éclat de rire quand la sirène parla. Elle dit :

« J’ai peur de toi ! Et pourtant, je t’attendais. Tu es cet humain charmant que ma mère voyait de loin errer au bout des jardins, et dont elle m’a tant parlé en mourant, quand j’étais encore petite comme un rouget. »

Sa tête s’était redressée. Des gouttes d’eau ruisselaient encore sur ses joues livides jusqu’à sa bouche pourpre. Ses narines palpitaient comme les branchies délicates des poissons. Elle répandait, quand elle remuait, un fort parfum d’iode et de sel. D’ailleurs, la mer l’avait parée. Ses cheveux s’allongeaient encore des goémons qui s’y mêlaient ; son front se coiffait d’astéries, et quelques perles s’étaient nichées dans le creux compliqué de ses oreilles. À son cou glissant, des colliers de coquilles et de coraux.

Mais, le plus beau de ses ornements, n’était-ce pas, étalée entre ses seins emprisonnés dans les ficelles du filet, la chair lumineuse et violette de cette méduse semblable à une verrerie inattendue ? Elle ne pouvait pas dégager ses mains. Elle répéta :

« Je t’attendais… »

Comme il ne disait rien, elle le considéra longuement de ses immenses yeux couleur d’eau, où la macule des pupilles fleurissait comme un nénuphar noir.

« Vois-tu, dit-elle, ta pêcherie de ce soir, c’est le coup de filet du destin. Depuis si longtemps je viens, à marée basse, me coucher dans ce lit pour te guetter ! Des varechs doux et flottants en tapissent le fond et je m’y endors souvent, la tête dans mes bras, à force de regarder vers la terre sans rien voir venir. Quelquefois, je me risque jusqu’au bord même des vagues et, rampant sur la vase et le sable, je me traîne dans les cailloux du rivage, malgré que mon corps précieux s’en trouve blessé. Je m’allonge sur les varechs encore mouillés et je me regarde briller au soleil. J’ai même osé chanter pour t’appeler. Sais-tu que nul être au monde n’a connu encore le goût d’huître de ma bouche ? Pourquoi ne venais-tu pas ? Mais à présent tu m’as trouvée, et je ne pousserai plus mon grand cri d’appel le long des grèves. Tu vas te coucher à mon côté dans mon lit, et nous nous y épouserons dans l’ombre remuante et submergée des algues. Et j’enfanterai à mon tour comme mes mères, moi la dernière de ma race. Et ainsi les sirènes de la mer ne mourront point à jamais avec moi. Ne vois-tu pas comme je t’arrive riche des profondeurs, toute ruisselante d’ornements maritimes ? Les vagues me vêtent d’une robe de clarté, et voici que je traîne derrière moi toute la mer pour manteau. Viens ! Je suis ta sirène nuptiale, ton épouse, ô roi, ton amante ! »

Le pauvre homme dirigea un doigt vers les écailles changeantes et ricana :

« Pour qui me prends-tu donc ? »

Mais la dame salée ne comprenait point. Elle étala sur lui le bleu perplexe de ses yeux.
« Écoute-moi ! Écoute-moi ! Sans doute, tu ne connais pas encore les secrets marins. Mais je te les enseignerai. Pense que je suis seule à peupler la mer. N’ai-je pu la connaître toute, moi qui n’avais que ses vagues pour compagnes ? Ce sont elles qui ont arrondi mes seins comme les galets qu’elles roulent. Ce sont elles qui m’ont déposé ces perles dans les oreilles. Elles m’aiment. Je me couche doucement en elles, et c’est d’avoir bercé mon corps qu’elles arrivent si creuses à ton rivage. Elles m’ont tout raconté. Je sais les jours de calme où se gonfle à peine leur peau glauque et succincte, et les jours de tempête où, noires d’orage et blanches d’écume, elles accourent en folles furieuses charger terriblement les falaises. Je sais exactement le sens de la mer changeante, guerrière et rétractile. Sa rumeur monstrueuse est dans mon sang. J’ai vu de près ses rochers déchirants, mais aussi j’ai connu les longs sommeils dans ses flaques saumâtres, parmi un peu de sable, de vase et de galets, entre deux ou trois coquilles et quelques algues, et aussi les repos profondément noyés, quand d’étranges poissons viennent me regarder de toute leur âme de phosphore, et que les écailles de ma queue brillent comme l’or dans l’obscurité silencieuse. J’ai connu les matins de printemps, lorsque les jeunes filles jettent quelques fleurs dans l’amertume de la mer, quelques fleurs pour sucrer la mer, et les soirs électriques de l’été, quand les barques tirent derrière elles un sillage de feu. Je sais tout ! Je t’apprendrai tout ! Tu comprendras comme moi l’abîme et la surface, et les grands soirs au large, alors que la douleur aiguë des goélands lézarde le ciel et que ma tête chevelue, crevant l’immensité, émerge dans le couchant, pour que, tendant des bras insensés vers les horizons de flamme, je veuille, jusqu’au fond de mon être, boire la mer et manger le soleil ! »

Elle avait enfin dégagé ses petites mains qu’elle élevait au-dessus d’elle, la bouche grande ouverte, les yeux tournés au noir.

Et l’homme s’écria tout à coup :

« Mais c’est vrai qu’elle a des seins ! »

Alors, les mains en avant, avec un sourire heureux, il s’avança sur la sirène, et ses deux grandes paumes se plaquèrent d’un seul coup sur la gorge droite et ruisselante.

Elle eut une grande clameur chromatique comme celle des steamers en détresse. Tout son corps se tordit d’indignation, et, dans un frisson mouillé, se retournant contre lui, elle enfonça ses dix ongles subits dans les joues rougeaudes, alors que, d’un revers de sa queue furibonde, elle lui piquait les jambes de toutes ses épines défensives.

Aveuglé, épouvanté, arrosé par les algues et les cheveux, blessé par les ongles et les épines, il put cependant la saisir aux épaules. Elle glissait dans ses doigts, se débattait parmi les lueurs. Mais, d’un effort, il la fit retomber dans les mailles qu’il referma d’un mouvement brusque. Alors, la traînant furieusement derrière lui, il rentrait à grands pas vers la grève devenue sombre, hurlait en tremblant encore de peur :

« Tu n’es qu’un poisson, après tout ! En matelote !… En matelote !… »

Et son gros rire, à travers la montante nuit marine, couvrait le cri inouï que, vers le large et la liberté, jetait en mourant la dernière sirène.
 
 

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(Lucie Delarue-Mardrus, in Le Journal, « Contes du Journal, » quinzième année, n° 5029, dimanche 8 juillet 1906)