BALLURIAU L'ADMINISTRATION
 
 

SON PARDESSUS

 

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Il le perdit,

le retrouva :

Il le perdit quand même

 
 

Monsieur le rédacteur en chef,
 

Je sors de mon lit, dans lequel j’ai passé un congé de huit jours que m’avait accordé mon administration, mais ne sortirais-je pas de mon lit que je sortirais certainement de mes gonds, comme on dit, à la seule pensée de l’aventure qui me valut grippe, teinture d’iode, mouches de Milan, papiers-moutarde, hunyadi-janos et ipéca. Figurez-vous, monsieur, que j’ai perdu mon pardessus, ce qui, au bout du compte, n’aurait rien de surnaturel, si, ayant perdu mon pardessus et l’ayant retrouvé, je ne continuais pas moins à l’avoir perdu tout de même.

Ceci demande quelques explications. Je vous les apporte, monsieur, avec d’autant plus de plaisir que j’espère que mon malheur, grâce à la publicité de votre journal et aux initiatives réformatrices qu’elle ne manquera point de susciter, que mon malheur, dis-je, servira au bien public.

Il y a eu dimanche huit jours, je sortais de chez moi, muni de mon pardessus et d’un bon « tuyau » pour Auteuil. Il faisait beau. J’avais mon « tuyau » dans ma poche et mon pardessus sur le bras.

J’entrai dans un fiacre. C’était un de ces fiacres fermés qui, au-dessus du strapontin et sous le siège du cocher, offrent au voyageur encombré le secours d’un trou noir et oblong, de cette forme particulière qu’ont les sépultures creusées dans les catacombes de Saint-Calixte (je ne parle point des autres, n’ayant visité que celles-là : Rome, via Appia, une lire au gardien). Dans ce trou, je disposai mon pardessus et, arrivé à destination, je l’y laissai, avec cette belle sérénité du distrait que je suis.

Ce n’est qu’après avoir touché Granule, monsieur, que je constatai que, si je gagnais d’une part 95 francs, je perdais d’autre part mon pardessus, au total un déficit de 70 francs que j’essayai de récupérer le plus tôt possible en recherchant à la station le cocher qui m’avait conduit aux courses. Je le trouvai. Il avait encore mon pardessus. Je lui donnai cent sous et tentai de rentrer en possession de mon bien. Il y mit obstacle. Je lui demandai pourquoi. Il me répondit :

« Parce que les règlements s’y opposent ! »

Je dus l’accompagner au dépôt, vers lequel nous nous dirigeâmes, mon cocher, mon pardessus et moi. Là, je donnai toutes indications nécessaires, et je crus que j’allais pouvoir emporter ce qui m’appartenait, quand l’enquêteur m’en empêcha. J’en voulus connaître la raison.

« Parce que les règlements s’y opposent ! »

Les règlements, en effet, exigeaient que mon pardessus s’en allât au bureau central de la compagnie. Mais, comme la « caisse » qui ramasse dans les différents dépôts les objets trouvés ne travaille pas le lundi de Pâques, je devais attendre au surlendemain.

Me voilà, le surlendemain, au bureau central. Enfin ! (Il faut vous dire, monsieur le rédacteur en chef, que la température avait considérablement fraîchi). Enfin ! je crus que j’allais pouvoir réendosser mon pardessus ! Et j’allongeais déjà la main ; mais, au bureau central, on veillait :

« Impossible ! me cria-t-on.

– Et pourquoi ?

– Parce que les règlements s’y opposent ! »

Les règlements, en effet, exigeaient que mon vêtement fût déposé au 4ème bureau de la 1ère division de la préfecture de police. Comme il était plus de trois heures, je dus attendre au lendemain.

Le lendemain, il était midi quand je me dirigeai, mélancolique, vers le quai des Orfèvres, pensant à part moi, dans ma petite jugeote, que je n’allais pas apporter à cette préfecture plus de preuve de ma propriété que je n’en avais donné à l’administration de la compagnie, quatre jours auparavant et maudissant tous les règlements de la terre. Sur ces entrefaites, il se mit à pleuvoir ; j’attrapai l’averse et un bon rhume qui devait dégénérer en une bronchite. Enfin, je pénétrai dans le bureau pour apprendre que, deux heures plus tôt, un monsieur était venu demander mon pardessus qu’il prétendait être le sien. Il avait donné toutes indications précises, et puisque je prétendais, moi, être le véritable propriétaire, il était probable que celui qui m’avait précédé avait été « chargé » par mon cocher, après mon départ, qu’il n’avait pas osé emporter l’objet perdu sous l’œil de l’honnête automédon, mais qu’il s’était renseigné suffisamment, pendant la course, sur le pardessus lui-même, pour pouvoir réclamer à la préfecture un vêtement qui ne lui avait jamais appartenu.

« Heureusement, fis-je en riant jaune, heureusement que vous n’avez pas été sa dupe. Vous, on ne vous trompe pas !

– Monsieur, me répondit-on, nous aurions trop à faire s’il fallait s’occuper de savoir si l’on nous trompe. Nous avons donné à ce monsieur votre pardessus.

– Et pourquoi ? m’écriai-je suffoqué.

– Parce que, monsieur, les règlements ne s’y opposaient pas ! »
 

L’abonné qui se plaint toujours.

Pour copie conforme :
 

GASTON LEROUX.

 
 

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(Gaston Leroux, in Le Matin, derniers télégrammes de la nuit, vingt-quatrième année, n° 8446, samedi 13 avril 1907 ; repris dans Les Temps nouveaux, supplément littéraire, volume 5, n° 36, 4 janvier 1908)

 
 
 
BALLURIAU POSTE
 
 

À M. Cambronne,

poste restante

 

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À PROPOS DES FANTAISIES POSTALES

 

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Monsieur le rédacteur en chef,
 

C’est encore moi ; mais l’aventure qui vient de m’arriver avec l’administration des postes est telle que je ne me crois point le droit de la passer sous silence. Vous remarquerez, du reste, monsieur le rédacteur en chef, que je n’attache d’importance à mes petites misères qu’autant que je redoute que les autres aient à en souffrir et qu’elles deviennent ainsi, trop promptement, des catastrophes publiques. Je suis heureux, dès l’abord, de cette parenthèse qui tend à établir que je ne suis point un méchant homme, désireux de faire du bruit dans le monde, et je vous prie de croire, monsieur le rédacteur en chef, que je n’ai besoin d’aucune invitation pour remettre moi-même à sa place mon humble personnalité.

Ceci dit, je ne ferai aucune difficulté de vous avouer qu’à cause de ce coquin de printemps, je ne puis m’empêcher de regarder en ce moment les jolies femmes dans la rue. Il y en a beaucoup, monsieur, mais, étant d’un naturel timide, je les regarde sans oser leur adresser la parole.
 
 

*

 
 

Tant est que l’autre jour, au coin de la rue de Babylone et d’un grand magasin (avez-vous remarqué, monsieur le rédacteur en chef, avec quelle admirable régularité on est conduit, dès qu’on suit une femme, à la porte d’un grand magasin ?), tant est, dis-je, que l’autre jour l’une d’elles, exaspérée sans doute de mon silence, me traita de « gros imbécile. » Commencée sur ce ton, la conversation prit bientôt une allure qui n’était point pour me déplaire. La jeune personne, qui me parut désintéressée, en oublia l’exposition de blanc et, poursuivant à pas lents une promenade un peu incohérente, nous nous trouvâmes rue Cambronne, dans le moment que nous nous avouions une inclination mutuelle à laquelle rien ne saurait résister. Mais l’heure étant venue de nous séparer, je la priai de me fixer un rendez-vous par lettre, poste restante, au bureau de mon quartier. Elle me le promit le plus gracieusement du monde et me demanda sous quel nom de mystère il lui serait possible de m’écrire. Sur quoi, ayant levé les yeux sur la plaque bleue qui marquait le coin de la rue et ayant lu ces mots : « Rue Cambronne, » je lui répondis :

« Mon Dieu ! madame, écrivez au nom de M. Cambronne. »

La chose fut entendue et nous nous séparâmes.

Je vous donne, monsieur le rédacteur en chef, toutes ces explications préalables pour que vous ne soyez point tenté de croire que j’ai choisi ce nom pour faire une mauvaise farce à l’administration des postes, ou encore pour qu’il me portât bonheur. Non, j’ai dit à cette jeune personne « Cambronne » comme je lui aurais dit « Durand. »
 
 

*

 
 

Le lendemain, qui était le jour fixé entre nous pour la lettre, je me présentai au guichet du bureau de poste et je demandai fort poliment :

« Pardon, monsieur, avez-vous une lettre, poste restante, pour M. Cambronne ? »

L’employé me répliqua :

« Vos papiers ? »

Je crus d’abord avoir mal entendu, mais comme il insistait je fis remarquer à ce fonctionnaire que, de mémoire d’homme, – de la mienne, du moins, – on n’avait jamais exigé de papiers pour la remise d’une lettre adressée poste restante.

« Et Dieu sait si j’en ai reçu, avançai-je avec une certaine fatuité, et à toutes les initiales !

– Oui, monsieur, à toutes les initiales, mais pas au nom de Cambronne, ni à aucun autre nom, sans quoi on aurait exigé de vous les renseignements que je vous demande.

– Ainsi, m’écriai-je, ainsi je puis vous demander si vous avez une lettre aux initiales JK ou BF, ou XYZ ?

– Monsieur, interrompit-il, me le demandez-vous ?

– Je vous le demande.

– Eh bien ! la voilà !…

– C’est trop fort ! m’exclamai-je, en repoussant le papier avec horreur. Vous me livrez une lettre que vous savez ne pas m’appartenir et vous en retenez une autre que vous savez pertinemment être la mienne, sous prétexte qu’il vous faut des papiers et des renseignements !

– C’est le règlement ! »
 
 

*

 
 

Cet homme prononça ces derniers mots d’une façon si solennelle que je vis bien que je ne tirerais rien de lui par la violence, la colère et même la menace de me plaindre de lui aux journaux. J’usai donc de douceur, et c’est sur le ton de la conciliation que j’essayai de lui fournir quelques-uns des renseignements dont il prétendait avoir besoin.

« Monsieur, fis-je tout miel, monsieur… Cambronne est un général qui est mort à Waterloo.

– Vous vous foutez de l’administration ! » s’écria mon employé, et il me claqua sur le nez la portière de verre de son guichet.

La moutarde commençait à me monter au nez et j’allais inévitablement commettre quelque bêtise, quand un inconnu qui avait assisté à l’incident me frappa légèrement sur l’épaule et me dit :

« Pourquoi, monsieur, faites-vous une fausse déclaration ? Cet employé a raison. Le général Cambronne n’est pas mort à Waterloo ! »

Et il s’éloigna avec flegme.

Ceci me donna à réfléchir. Je rentrai, pensif, chez moi et me précipitai sur mon Larousse. Une heure après, je me retrouvais devant le même guichet.

« C’est vrai, avouai-je, c’est vrai, le général Cambronne n’est pas mort à Waterloo. Né à Saint-Sébastien, près de Nantes, en 1770, il est mort à Nantes le 8 janvier 1842. Il s’était enrôlé jeune encore, fit ses premières armes contre les bandes vendéennes, montra autant de courage que d’humanité, fut envoyé à l’armée de Masséna et s’illustra à côté de l’illustre La Tour-d’Auvergne ; colonel à Iéna, baron en 1810, général de brigade en 1813, il se couvrit de gloire et fut nommé pendant les Cent-Jours général de division, grand-aigle et pair de France. Enfin, monsieur, à Waterloo, il dit ce que vous savez à l’Angleterre. Et maintenant, monsieur, donnez-moi ma lettre… »
 
 

*

 
 

Mais, voyez l’entêté, encore il me la refusa, me plaignant cette fois sincèrement et disant que je lui ferais perdre sa place si j’obtenais de lui cette lettre sans que j’aie pu lui prouver que j’étais M. Cambronne en personne. De guerre lasse, il m’envoya au directeur.

Le directeur me fit asseoir dans son bureau, me fit conter mon histoire et sourit. Lui aussi voulait que je lui prouvasse que j’étais M. Cambronne. Je dus recommencer :

« Monsieur le directeur, Cambronne était un général du premier Empire… »

Bref, il m’expédia chez le commissaire de police, après m’avoir montré du doigt une centaine de volumes qui constituent le « règlement. » Puisque je ne pouvais pas prouver mon identité avec le général Cambronne, seul le commissaire de police pouvait me délivrer un certificat.

« Quel certificat ? s’écria le commissaire. Comment voulez-vous que je certifie que vous êtes M. Cambronne ?

– Mon Dieu ! monsieur le commissaire, M. Cambronne était un général du premier Empire. J’ai choisi son nom pour correspondre sans ennuis avec une jeune personne… »

Il me flanqua à la porte. Je retournai au bureau de poste, et certainement mon aventure n’aurait pas eu de fin, ce qui eût été bien regrettable, monsieur le rédacteur en chef, pour des raisons qui n’intéressent en rien vos lecteurs et que je passerai sous silence… cette aventure, dis-je, n’aurait pas eu de fin si, devenant soudain enragé devant l’obstination de l’administration, et traduisant ma colère dans des termes que je bannis ordinairement de ma conversation, je ne m’étais écrié :

« Une autre fois, je ferai écrire M. sur la lettre et j’espère que cette initiale, suivie de quatre autres, vous suffira ! »

Je n’avais pas plus tôt prononcé ces paroles, dont je rougis encore, que le directeur, redescendu de son bureau à cause de mon tapage d’enfer, disait à son employé :

« Donnez-lui sa lettre, allez, il n’y a plus de doute. C’est bien lui ! »
 

L’abonné qui se plaint toujours.

Pour copie conforme :
 

Gaston Leroux.

 
 

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(in Le Matin, derniers télégrammes de la nuit, vingt-quatrième année, n° 8453, samedi 20 avril 1907 ; illustrations de Paul Balluriau, in L’Assiette au beurre, n° 29, 19 octobre 1901)