Le centenaire de la naissance de Jules Verne n’est pas passé inaperçu. Il a fourni prétexte à de nombreuses chroniques et enquêtes. Un de nos confrères a posé cette question : « Que devons-nous à Jules Verne ? » À quoi certains ont cru devoir répondre que son influence avait été nulle sur les recherches des inventeurs et les travaux des techniciens. L’affirmer est d’ailleurs plus facile que de le démontrer.
Mais un fait est incontestable. Jules Verne a pressenti, deviné et annoncé presque toutes les grandes découvertes qui ont été réalisées depuis un demi-siècle. La plupart de ses ouvrages contiennent l’exposé d’une invention qui semblait utopique à l’époque où parut le livre et qui est maintenant entrée dans le domaine des choses pratiques.
On ne s’étonne plus des sous-marins, des automobiles, des dirigeables, des aéroplanes, des canons à longue portée, de cent autres merveilles
qui nous sont maintenant familières et qu’avait
prévues le romancier, en les décrivant comme
déjà réalisées. Ainsi que l’écrivait l’autre jour M. Gaston Chérau : « Les hommes de 1875
jugeaient que son œuvre était chimérique et tout
au plus digne d’intéresser leurs petits. » On constate aujourd’hui, avec une stupeur admirative,
qu’elle fut conçue par un visionnaire de génie.
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Il n’est pas inutile de rappeler que, dès ses débuts, il avait annoncé, par le journal et par le livre, que la conquête de l’air par l’homme ne tarderait pas à être un fait accompli. Mieux : il prédisait que l’aérostat, jouet des vents, serait bientôt suranné et ferait place à un appareil nouveau, pourvu d’un « moteur à la fois puissant et léger qui actionnerait les hélices. » Dans un article qu’a publié le Musée des familles, à la date du 26 décembre 1863, il écrivait textuellement : « Le Géant de M. Nadar sera le dernier ballon. Les aérostats seront supprimés. Place aux hélicoptères ! »
Or, d’après certains techniciens, l’aéroplane, tel qu’il est actuellement construit, ne serait qu’un premier stade de la locomotion aérienne ; l’avenir serait à l’hélicoptère, dont un type, inventé par l’ingénieur italien Vittorio Isacco, a récemment été acheté par l’État français. Et un inventeur qui s’est spécialisé dans l’étude du problème de l’hélicoptère, M. Louis Damblanc, écrivait, l’autre jour, qu’il avait « le ferme espoir que nous verrions, en 1928, un hélicoptère sillonner correctement le ciel de Paris. »
Et Jules Verne, quand il formulait son audacieuse prédiction, en apparence paradoxale, – décembre 1863, – débutait seulement dans les lettres. Il n’avait encore publié qu’un volume : Cinq semaines en ballon, dont l’intérêt passionnant et la conception originale valurent à son auteur la célébrité du jour au lendemain ; ce roman exposait les principes et relatait les voyages d’un ballon dirigeable. Dans ce premier récit, il utilisait un aérostat, gonflé à l’hydrogène, qu’un ingénieux dispositif, décrit minutieusement par le romancier, permettait de conserver plusieurs semaines sans déperdition de gaz, tout en le faisant monter et atterrir au gré de ceux qui avaient pris place dans la nacelle.
À l’aide de ce ballon, qui était, en somme, l’ancêtre de nos dirigeables actuels, Jules Verne faisait effectuer à ses héros la traversée complète du
continent africain, réputé impénétrable à cette époque. Ces personnages réalisaient donc, soixante-
cinq ans plus tôt, la téméraire entreprise que projetaient, il y a quelques mois, deux audacieux pilotes qui voudraient survoler le continent noir de
l’est à l’ouest, de Djibouti à Libreville. L’« anticipation » décrite par le romancier n’en est donc que plus remarquable et plus étonnante.
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Quand Jules Verne publia son premier livre, les lecteurs « sérieux » ne voulurent y voir que la relation d’une aventure chimérique, bonne simplement à intéresser les enfants. Il en fut de même pour les ouvrages qui suivirent : notamment Vingt mille lieues sous les mers, paru à une époque (1870) où la navigation sous-marine semblait encore du domaine de l’utopie ; La Maison à vapeur (1884), qui conjecturait le règne de l’automobile, dont pas une seule voiture ne circulait alors ; Les cinq cents Millions de la Bégum (1879), où se trouvent prévus les miracles effrayants réalisés par les monstrueux canons à longue portée, que nous ont révélés la dernière guerre.
Il y a seulement un demi-siècle, on eût traité de fou délirant ou d’extravagant fantaisiste l’homme qui se fût hasardé à prédire sérieusement que l’on construirait bientôt des navires longs de cinquante mètres capables de manœuvrer et de se diriger sous l’eau pendant des journées entières ; – qui eût osé affirmer que l’on verrait un jour prochain des aéronefs dirigeables, assez puissants pour emporter soixante hommes et d’une docilité parfaite dans la main du pilote ; – qui se fût risqué à prétendre qu’au cours d’une guerre formidable, des canons enverraient leurs projectiles à plus de cent trente kilomètres !… Oui, l’homme qui eût prédit sérieusement tous ces événements eût été considéré comme un aliéné ou pris pour un plaisantin.
Or, toutes ces inventions ont été prophétisées
par Jules Verne, dans ses romans que l’on prenait
pour des fables ingénieuses mais puériles, destinées à l’amusement des jeunes gens. Ce romancier, qui n’était, aux yeux de ses contemporains,
qu’un simple amuseur, faisait preuve, en réalité,
dans ses ouvrages, d’un don prodigieux de visionnaire.
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On l’a souvent comparé à l’Anglais H.-G. Wells, et il s’est même trouvé des critique pour déclarer que celui-ci était supérieur à l’auteur des Voyages extraordinaires. Quelle injustice et quelle erreur ! Wells, dans ses romans les plus connus et réputés les meilleurs, n’est que l’imitateur de notre Jules Verne ; il reste son débiteur, ne s’étant jamais gêné pour lui emprunter ses plus originales conceptions et le sujet de ses récits les plus attrayants.
Un exemple typique est fourni par les Premiers hommes dans la lune, une des œuvres les plus vantées de Wells. Or, ce roman, paru en 1901, n’est pas autre chose qu’un démarquage éhonté des deux livres de Jules Verne, De la Terre à la Lune et Autour de la Lune, publiés en 1865 et en 1867, donc trente ans avant le récit de l’auteur anglais.
Mais, si l’on prend la peine de confronter l’histoire relatée par Wells avec celle inventée par Jules Verne, on constate vite l’infériorité absolue de l’écrivain britannique dans sa façon d’accommoder le sujet pris à notre admirable conteur.
Ce dernier a grand souci de donner à son récit tous les caractères de la vraisemblance : pour lancer ses personnages à travers l’espace, il a conçu la construction d’un gigantesque canon, dont il a soigneusement calculé les dimensions, la charge de poudre, la portée effective et le volume de l’obus dans l’intérieur capitonné duquel sont enfermés les voyageurs.
Par contre, Wells, traitant, avec autant de maladresse que d’impudence, le même sujet, mais n’ayant pas le scrupule, toujours très vif chez Jules Verne, de soumettre la fiction à la vérité scientifique ou tout au moins à la possibilité scientifique, raconte, tout bonnement, que ses héros ont pris place dans une sphère mystérieuse dont il se garde bien d’indiquer aucune des caractéristiques, et qui, par le moyen d’un levier, s’élève aussitôt au port avec une prodigieuse vitesse vers notre satellite.
On sait qu’à cause du manque d’atmosphère, des créatures ayant notre conformation physiologique ne pourraient vivre sur la Lune. Aussi Jules Verne avait-il eu la prudence de ne pas faire débarquer ses personnages sur cette planète : l’obus qui les emportait en faisait le tour ; puis, capté de nouveau par l’attraction terrestre, retombait sur notre globe, dans l’océan, ce qui avait pour effet d’amortir la chute et d’assurer le salut des voyageurs, qui sortaient sains et saufs de cette merveilleuse expédition.
Au lieu d’être arrêté par les considérations qui avaient retenu Jules Verne et mis un frein à son imagination, H.-G. Wells fait tomber quelque jour, sur la lune, la sphère contenant ses héros : ceux-ci en sortent, circulent sur notre satellite, qui a pour habitants des êtres fantastiques, en présence desquels ils se trouvent soudain et avec lesquels nos congénères ont une série d’aventures extravagantes, jusqu’au moment où ils réintègrent leur engin, qui, sur la manœuvre du levier, quitte la Lune pour revenir vers la Terre.
Et Wells ne s’est pas donné beaucoup de peine
pour chercher une solution ingénieuse à ce difficile et périlleux retour : avec une belle effronterie, il a purement et simplement plagié Jules Verne et fait tomber ses personnages dans la mer,
où ils sont recueillis dans les mêmes conditions que l’avaient été ceux créés par notre conteur.
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Qu’on ne se hâte pas trop d’objecter qu’une telle invention conjecturale dépasse les limites des possibilités et relève uniquement du domaine de la fantaisie ! Ces dernières années, il a été question à plusieurs reprises, dans la presse, de l’audacieux projet conçu par un savant américain, le professeur R.-H. Goddard, de New-York, qui rêvait de faire construire une gigantesque torpille ou fusée, laquelle, propulsée par une espèce de canon, quitterait le sol à la vitesse initiale de onze kilomètres à la seconde ; cette fusée renfermerait des charges multiples qui, s’enflammant les unes après les autres, assureraient une propulsion continue.
Une fois que la fusée aurait atteint les espaces interplanétaires où elle échapperait à l’action de la terre, elle continuerait sa route en vertu de l’inertie ; ayant enfin atteint le champ de gravitation de la lune, elle y tomberait avec une vitesse accélérée ; et, au moment de l’impact avec le globe lunaire, une puissante charge de magnésium exploserait, produisant une vive illumination, que le professeur Goddard comptait bien apercevoir avec sa lunette.
En somme, celui-ci, on le voit, se proposerait,
tout simplement, de réaliser l’originale « anticipation » de Jules Verne d’après le procédé
prévu et décrit par notre romancier !
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Reprenant le même sujet, le maître romancier J.-H. Rosny vient de publier les Navigateurs de l’Infini, un passionnant récit où sont relatées les aventures d’audacieux explorateurs parcourant les espaces interstellaires, dans un appareil mû électriquement et finissant par aborder sur la planète Mars, avec tout un matériel d’une ingéniosité merveilleuse.
Le jour où, après être entré en communication optique, par le système de l’Américain Goddard, avec les planètes les plus voisines, on aura trouvé le moyen de rendre visite à leurs habitants, grâce à des appareils radio-électriques, comme l’imagine M. J.-H. Rosny, on se rappellera alors que Jules Verne avait annoncé et déjà relaté ces voyages fabuleux qui n’étonneront peut-être pas plus nos arrière-petits-enfants que ne nous surprennent aujourd’hui les aéroplanes et les sous-marins.
Car nous sommes, maintenant, habitués à vivre en plein merveilleux. Un fil porte la parole humaine à des milliers de kilomètres, où elle s’entend aussi distinctement que si l’auditeur était dans la pièce où se trouve la personne qui lui parle. À travers l’espace, les nouvelles sont envoyées au monde entier en quelques secondes, par le moyen de la télégraphie sans fil. Sur un écran, nous voyons vivre et s’agiter des personnes dont un appareil cinématographique a enregistré les expressions et les mouvements.
Jules Verne lui-même avait-il osé prévoir tout cela ? Avait-il même soupçonné, et qui donc aurait osé supposer que de tels miracles fussent un jour possible ?… C’est pourquoi il serait imprudent d’affirmer que ses « anticipations » qui ne sont pas encore réalisées ne le seront pas dans l’avenir. L’homme ayant désormais conquis l’espace, ne sera satisfait que lorsqu’il aura surpris le secret d’évoluer dans l’infini !…
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(Paul Mathiex, « Chroniques et variétés, » in L’Action française, organe du nationalisme intégral, vingt-et-unième année, n° 40, jeudi 9 février 1928 ; Jules Verne, cliché agence Rol. Source : Gallica)