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Le récit de mon existence déjà longue ne vous étonnera peut-être guère. Mais ce qui vous surprendra sans doute, c’est que j’aie pu l’écrire ou du moins le dicter ; ce qui vous émerveillera, c’est l’analyse de mes pensées, l’ensemble de mes remarques, mes espérances et mes ambitions. Je ne suis pas un microbe ordinaire. Reconnaissez en moi le bacille d’élite, illustre entre ses congénères, auteur d’une grande œuvre. J’ai fait beaucoup déjà ; je ferai plus encore. Autant que Dieu me prêtera vie, je poursuivrai ma tâche, avec l’aide imbécile des hommes ; et tant qu’un nouveau Pasteur n’aura pas trouvé le moyen de détruire notre race puissante et prospère, la mémoire de mon génie subsistera dans la gratitude de mes arrière-neveux.

J’ai longuement pratiqué les hommes, m’étant nourri de leur substance, au tréfonds des poumons ou des cerveaux ; et de la sorte j’ai pu apprendre leur langue et leurs idées, penser avec eux, parler comme eux ; j’ai leur science infuse, et quant à leur âme, je l’ai bue : j’en ai bu assez pour me conduire et raisonner en homme.

Je suis né dans les cavernes d’un savant, et ma première enfance m’instruisit de tout ce qui se tramait contre notre race. L’antisepsie préoccupait ce docte personnage ; elle faisait l’objet de ses recherches et le thème de ses discours. Je connus le danger et j’appris à le craindre : il s’agissait, ni plus ni moins, de nous tuer tous, de supprimer du monde les spores tuberculeux, et bientôt je compris que c’était, entre notre espèce et l’espèce humaine, un duel à mort, qui prendrait fin seulement à la disparition de l’une ou l’autre race.

Je résolus, pour ma part, de me tenir sur mes gardes, et de chercher refuge en un organisme moins dangereux ; donc, lorsque mon éducation fut parfaite, c’est-à-dire quand j’eus acquis la pleine connaissance des armes employées par l’ennemi pour arriver à notre extermination, je m’installai confortablement dans un convoi de l’émonctoire, et je partis du savant ; le soir même, je m’intronisais dans l’univers plus propice d’un pauvre diable moins érudit et moins soigneux de sa personne : au nom des spores, je pris possession de cet empire. Là, j’allais pouvoir agir, et de là, rayonner, conquérir d’autres corps, en faire le centre d’une immense domination.

Je dois confesser que les événements me servirent, et le hasard, que je pourrais, à l’exemple des hommes, appeler la Providence, vint à mon aide. Car chez nous, aussi bien que dans l’espèce humaine, les combinaisons des plus grands politiques et des plus puissants dominateurs dépendent d’occurrences qui restent indépendantes de la volonté ; le plus souvent, les circonstances extérieures font qu’une idée géniale porte ou ne porte pas ses fruits, et du hasard il dépend que l’idée soit bonne ou mauvaise, profitable ou nuisible, et modifie l’Histoire dans un sens ou dans l’autre. Dieu m’a aidé ! La fortune des événements a fait de moi un sublime et glorieux Bacille !

En effet, l’homme que j’occupais fut renvoyé par les docteurs à son berceau natal, pour s’y guérir, disait-on, pour y mourir, pensait-on. Il était de Bretagne, et j’eus, en arrivant, la joie de constater que nous pénétrions dans une contrée vierge de la domination tuberculienne, où l’on nous ignorait, où nul ne nous craignait, pays pauvre, mais sain : la lutte était belle à mener, la conquête superbe à faire. Le vent pur et salin nous serait un rude adversaire, qui m’abattrait des armées entières de spores ; mais je me sentais de taille à renouveler nos bataillons, et surtout je comptais sur la collaboration de l’homme, dont l’imbécillité vivace est bien notre plus sûre alliée.

Le succès dépassa mes espoirs. L’homme est plus stupide qu’on ne pense, infiniment plus stupide qu’un microbe ne peut l’imaginer d’abord. Il faut l’avoir, comme moi, habité et rongé, pour réussir à concevoir l’excès de sa bêtise, qui, dans certaines régions, confine à celle des brutes. Vous savez que volontiers nous travaillons dans l’espèce bovine ; je connais les vaches un peu laitières, et aussi les laitières un peu vaches qui conduisent leurs bêtes sur la lande : le cerveau des unes est tout pareil à celui des autres, et même l’instinct de celles-là, comparé à l’âme immortelle de celles-ci, fournit une supérieure quantité d’intelligence utile et de prudence naturelle ; l’animal se défend peu contre nous, mais l’homme nous seconde, et j’affirme que, sans son aide, nous n’arriverions pas au triomphe définitif.

Jugez-en. Mon entrée en Bretagne passa inaperçue, et vous le pensez bien. On m’introduisit dans une île peuplée de mille habitants : vous trouverez sur la carte ce double losange de terre, dans les Côtes-du-Nord, à deux lieues au large de la Manche. L’ancienne Isle de Bréac’h semble avoir été, comme son nom l’indique, une léproserie du moyen âge : je tirai bon augure de cette appellation, et je me vouai à rétablir ici la toute-puissance des contagions et de la mort. Qu’était-ce donc en vérité, qu’était-ce donc auprès de moi, la lèpre ? Était-elle, comme moi, un péril national ? Cette bénigne endémie ne fut même pas contagieuse ! Je suis l’épidémie qui va tuer un peuple ! Je cours et je flotte, je passe, je me répands et je vais à ma guise, dans le vent, où il veut, où nous voulons, et partout à la fois !

Nous arrivâmes à Bréac’h. Je me réjouissais de me voir entouré d’eau. La consanguinéité particulière aux îles, où les mariages se font entre proches parents et rachitisent l’espèce, promettait un terrain propice. Je ne tardai point à constater une autre cause de dégénérescence dont j’allais profiter : l’alcoolisme régnait là, avec toutes ses hérédités ; les passants, par douzaines, étaient idiots, goitreux, sourds-muets ou coxalgiques. Je les vis défiler, et, rien que de les voir, je compris le droit que leurs parents m’avaient légué sur eux. Ce monde m’appartenait et j’en pris possession !

Certes, ce ne fut pas long ! Dès la première visite de mon hôte dans les chaumières de sa nombreuse famille, mon plan fut arrêté. On nous regardait en disant : « Yves n’ira pas vieux. » On disait cela simplement, avec la grave tranquillité des Bretons quand ils parlent des morts. Yves toussait, crachait, me produisait un peu partout ; quand nous sortions d’une maison, nous laissions derrière nous, sur la terre battue qui remplace le parquet, un peu de salive mortelle. Mes spores couvaient là ; ensuite, ils se levaient du sol, innombrables et invisibles, entraient dans les haleines, s’installaient dans les êtres.

J’eus la bonne fortune de m’introduire chez quelques marchands de nourriture, et j’empoisonnai les boutiques : ils me crachaient avec leurs poumons, et m’expectoraient dans l’atmosphère des viandes et des pains ; les gens venaient là, en file, en foule, acheter de la mort sous les aspects de la vie ! Ah ! les belles journées, et comme je riais de voir cette horde têtue apporter son argent, et payer pour avoir le droit d’emporter à la chaumière le trépas des petits enfants !

Les jeunes, dans un baiser, m’offraient aux vieux ; les vieux me crachaient aux jeunes ! J’habitais les barbes malpropres, les draps jaunes, les lits clos. Dans l’écuelle commune et le verre qu’on prête, je circulais à la ronde. J’allais de bouche en bouche, hâtif à la besogne. Je pris les fontaines, où l’on vient tour à tour laver le linge et puiser l’eau ; dans la fange du lavoir qui complète le puits, mes spores, par milliers, attendaient un preneur, et s’infiltraient dans la citerne : du linge sale, je passais vite dans la tasse ! Les vaches me humaient à l’abreuvoir, et je nageais alors dans le lait blanc, et je rampais dans le beurre doré !

Tous ces gueux, mal alimentés, et de sang pauvre, tombaient sous moi ! Au bout de cinq semestres, je tenais vingt chaumières. Quand j’adopte une maison, je la vide ! Je n’en laisse debout que les pierres avec les meubles, et malheur à qui les acquiert ! La tâche m’est bien aisée, à détruire ainsi les familles ; car le soir même du jour où le fossoyeur emporte une caisse, on me livre à la hâte un nouvel atelier de travail, un nouveau cadavre à faire ; dans le lit du mort, et souvent dans ses draps, toujours sous ses courtines, quelqu’un vient se coucher, par affection, par économie, le soir des obsèques. On ne me laisse pas douze heures de chômage ! Même si je voulais me reposer, on ne le permettrait pas. Il faut que je tue ! Tous les six mois, dans le même lit, le fossoyeur vient en prendre un. Ils veulent que je les tue ; ils l’ordonnent et l’exigent. J’ai presque l’air d’être leur esclave, et je revêts chez eux une forme du suicide !

Suicide inconscient, direz-vous, et par ignorance ? Non. Par entêtement et par stupidité ! Quand on les avise du péril, que l’expérience leur montre, que le cimetière leur crie, ils haussent les épaules, sourient avec dédain, et recommencent ! Je vous dis qu’ils me veulent, et que je suis l’élu ! Dans vingt ans, l’île sera vide. Elle est mienne !

En surplus, cela m’est fort utile d’avoir un tel domaine à ma dévotion, loin des médecins, loin des règlements sanitaires, et des pouvoirs publics, un pays perdu qu’on m’abandonne, que nul ne défend contre moi ! Utile, vous dis-je, car de ce point j’irradie mes troupes sur la Bretagne entière ; préparée par l’alcool, toute la Bretagne m’attend. Je la prendrai.

Souvenez-vous que j’annonce ma conquête. Je suis un Attila, fléau de Dieu ! Inscrivez mon nom dans l’Histoire.
 
 

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(Edmond Haraucourt, in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et scientifique, dixième année, n° 3241, jeudi 15 août 1901)