C’était un savant extraordinaire que l’illustre Copélius. Il venait enfin de découvrir ce que les savants et les philosophes cherchent vainement depuis tant de siècles : le principe de la vie chez les êtres, le fluide vital !

C’était merveilleux, mais cela ne suffisait pas au génie de Copélius ; il voulait produire la vie à sa volonté, comme on produit l’électricité !

Alors, il pourrait réaliser le rêve de toute son existence : la revivification humaine !

Il chercha pendant plusieurs années ; il commençait à désespérer, lorsqu’un jour il eut l’idée géniale de faire dissoudre un animal vivant dans un bain corrosif, électrisé par des courants alternatifs de haute tension.

Il constata avec joie que la vie de l’animal était demeurée en suspension dans le bain, ainsi que le démontra son bioscope (appareil qui lui servait à mesurer le fluide vital).

Copélius triomphait !

Perfectionnant sa découverte, il arriva bientôt à condenser la vie de nombreux animaux dans un accumulateur spécial. Il mit alors en contact avec l’appareil un vieillard à l’agonie.

Le résultat fut miraculeux ; en quelques instants, le moribond, complètement revivifié, se leva, sentant courir dans ses veines la santé et la vigueur d’autrefois !

Des souscriptions nationales lui permirent de créer un institut immense de revivification dans lequel, chaque jour, on redonnait de nombreuses années d’existence à des milliers de moribonds.

Ce fut bientôt un exode de tous les peuples de la terre vers ce nouveau temple de la Vie.

Personne ne voulait plus mourir !
 

*

 

Cependant, toutes ces admirables découvertes, résultat d’une longue vie de recherches et de fatigues cérébrales, avaient fini par épuiser le génial cerveau de Copélius. Un matin, à son insu, il se réveilla partiellement fou.

Jusqu’alors, il avait chargé ses accumulateurs de fluide animal ; dans sa folie sanguinaire, le malheureux Copélius voulait maintenant les charger de fluide humain !

Cette idée monstrueuse, abominable, digne d’un fou et d’un assassin, lui semblait scientifiquement très naturelle ! Elle l’obsédait, le hantait jour et nuit… Il devenait sombre, nerveux, irritable ; en marchant, il s’arrêtait brusquement, inquiet, se parlant à lui-même avec des gestes désordonnés, et laissant échapper des propos qui stupéfiaient ses élèves.

Bientôt, tout l’entourage du savant remarqua ce changement bizarre. On l’attribua à des causes diverses : à la surexcitation nerveuse, au profond chagrin qu’il éprouvait d’être sans nouvelles de son fils unique, disparu mystérieusement à l’âge de seize ans, il y avait une quinzaine d’années, et depuis, malgré toutes les recherches, nul ne savait ce qu’il était devenu.

L’idée fixe de Copélius tournait maintenant à la monomanie. Il avait, la nuit, des hallucinations effrayantes ; il voyait des corps humains se tordre et se dissoudre dans ses acides fumants !

C’est dans cet épouvantable état d’esprit, qu’un jour, il se fit amener d’un hôpital voisin, placé sous ses ordres, le corps d’un homme robuste d’une trentaine d’années.

C’était un étranger venu dans la ville pour visiter l’institut du savant ; au moment d’y pénétrer, il avait été frappé d’une violente émotion, qui l’avait fait tomber brusquement dans le sommeil léthargique. Il dormait ainsi depuis plusieurs semaines, se réveillant à de rares intervalles, pour se rendormir aussitôt.

Copélius l’installa dans son laboratoire personnel et, le soir même, vers minuit, alors que tout dormait, le malheureux fou fit sa tragique expérience.

Il assit le corps endormi dans une grande cuve garnie de plomb et de gutta qui lui servait à dissoudre les animaux de grande taille.

L’inconnu avait une figure expressive d’une remarquable intelligence ; la pâleur léthargique de ses traits était accentuée par le contraste d’une épaisse barbe noire et une chevelure abondante. Après avoir tout disposé, Copélius mit son bioscope en communication avec la cuve, pour mesurer l’intensité de fluide vital qu’allait dégager le corps pendant sa dissolution.

Tout était prêt. Sans aucune hésitation, le savant, dont la folie était complète, incapable de se rendre compte de l’atrocité de son crime, fit pénétrer les acides dans la cuve, jusqu’à la hauteur du cou de sa victime, laissant la tête émerger !

Horreur ! au contact de ces chairs jeunes et pleines de vie, le liquide corrosif se mit à bouillonner sinistrement ; des bulles de gaz, provenant de la désagrégation des tissus, vinrent crever à la surface. Sur la figure du malheureux passèrent de rapides crispations. Copélius s’en aperçut.

« Oh ! oh ! ricana le fou, tu souffres ! Ce n’est rien, cela !… Ne te plains pas… c’est pour la science !… Je lui ai tout donné, moi : ma jeunesse, ma santé, mon cerveau. Tu ne sauras jamais tout ce que j’ai souffert pour elle !… Je lui ai donné ma vie !… Tu peux bien lui donner la tienne, toi !… Je voulais lui consacrer mon fils ! Mon pauvre enfant ! où est-il ?… Ah ! ah ! tu es riche en vitalité, toi ! Regarde mon bioscope : il marque déjà dix-sept, et tu es à peine dissous ! »

C’est un spectacle terrifiant, hallucinant, fou, que celui de ce vieux savant penché sur ce corps vivant affreusement brûlé, aux chairs en lambeaux, laissant apercevoir les os nus, rongés par l’acide ! La lumière crue et blafarde des ampoules électriques éclaire cette atroce vision de cauchemar.

Tout autre que Copélius se serait enfui, épouvanté ! Mais lui, calme, froid, comme s’il se fût agi d’une expérience ordinaire, avait introduit le résidu de quelques centimètres cubes du liquide de la cuve dans la flamme d’un spectroscope et constata la présence de corps inconnus, de spectres étranges !

« Je m’en doutais !… s’écria-t-il avec force. Je savais bien que je découvrirais du nouveau ! »

L’œil toujours fixé à l’appareil, il analysait la flamme.

« C’est extraordinaire, dit-il ; trois raies vertes, dont une très vive, quatre raies jaunes faibles, deux dans l’extrême rouge !… Je n’ai pas encore vu ce spectre-là !… Ah ! ah ! ah !… c’est un métalloïde… »

Copélius se leva brusquement, saisit un morceau de craie et traça nerveusement, sur un tableau noir, une courbe étrange. Il essaya de la définir par le calcul intégral, mais son malheureux cerveau ne fonctionnait plus.

« Qu’ai-je donc ? murmura-t-il ; est-ce que je deviens fou ?… Je ne puis plus arriver à trouver la relation entre deux différentielles !… Ah ! ah ! ah !… »

Et il éclata d’un rire nerveux, maladif !

Il s’apprêtait à recommencer ses calculs, quand tout à coup un cri rauque, déchirant, atroce, véritable hurlement de damné, le fit bondir près de la cuve ; le spectacle qu’il vit le glaça d’épouvante ; la craie s’échappa de ses mains.

Un squelette n’ayant plus forme humaine, hallucinant à voir, dont les chairs liquéfiées coulaient, essayait de s’échapper de l’acide bouillonnant !

C’était le malheureux supplicié, tiré du sommeil léthargique par des souffrances infernales, qui venait de se réveiller brusquement.

Ses yeux démesurément ouverts, sa pauvre figure atrocement tordue par la douleur et ses hurlements épouvantables dissipèrent instantanément la folie de Copélius. Revenant enfin à lui, le vieux savant s’abattit sur les genoux, mesurant, hébété, toute l’horreur de son crime, lui, le philanthrope, dont toute la vie s’était passée à secourir l’humanité !

Soudain, en reconnaissant Copélius, la figure convulsée de la malheureuse victime prit une expression d’épouvante plus affreuse encore ; ses yeux révulsés fixaient l’assassin ; il agitait son bras avec un geste de menace désespéré ; les derniers lambeaux de chair pendaient, découvrant les os à nu, d’un blanc mat affreux de pièce anatomique.

« Mon père !… hurla le malheureux, la bouche tordue d’un affreux rictus d’agonie. Sois mau… maudit ! Tu m’as assas… »

Il ne put achever ; le son expira dans sa gorge avec son dernier souffle. Le cadavre s’effondra entièrement dans la cuve.

Un rugissement rauque lui répondit ; le savant, comme un forcené, se précipita pour saisir le corps de son malheureux fils, qu’il n’avait pas reconnu, tant les années l’avaient changé.

« Heinrich !… mon fils !… mon pauvre enfant !… C’est moi qui t’ai tué !… »

Il plongea ses bras dans l’acide bouillant et, malgré ses affreuses brûlures, voulut saisir la tête du cadavre….

Horreur ! Tuméfiée, affreuse, elle se détacha du tronc et lui resta dans les mains ! Les chairs et les muscles liquéfiés dégouttaient en un liquide noirâtre, horrible !

Le malheureux vieillard tournoya et, foudroyé, s’abattit comme une masse.

Le lendemain, ses élèves, en entrant dans son laboratoire, s’enfuirent épouvantés devant le spectacle qui s’offrait à leurs yeux.

Le docteur Copélius était étendu, inerte, tenant serrée contre ses lèvres la tête sanglante, rongée, hideuse, de son malheureux fils !

À côté de la cuve, le bioscope, saturé de vie, tournait désespérément avec un bruit d’enfer !…
 
 

 

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(Skisa Véréna, « Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, trente-septième année, n° 12944, dimanche 7 avril 1912. Curieux conte grand-guignolesque, qui n’est pas sans rappeler certaines nouvelles du recueil Des Deutschen Spiessers Wunderhorn de Gustav Meyrink : voir l’adaptation de « La Pièce anatomique, » reproduite ici même. Affiche de L’Homme qui a tué la mort, pièce dramatique en deux actes de René Berton, représentée au Théâtre du Grand-Guignol le 9 janvier 1928 ; gravure de John Dickson Batten pour le conte « The Shee an Gannon and the Gruagach Gaire » des Celtic Fairy Tales de Joseph Jacobs, 1892)