J’ose dire que si, en rémunération du présent article, je voulais autant de fois un franc qu’il va être vendu, d’ici au jour de l’An, d’exemplaires des Contes de Perrault, ce serait de la littérature à un joli prix. Comme chaque année, Barbe-bleue, Cendrillon, la Belle au Bois dormant et le Petit Poucet vont triompher sur toute la ligne. – Je suis donc en plein dans l’actualité, en vous racontant aujourd’hui une histoire qui a peut-être bien donné à Perrault l’idée des fameuses bottes de sept lieues…

Car, bien qu’elle n’ait jamais été imprimée, ma légende est vieille, vieille, vieille, très antérieure à Perrault, et il s’agit, comme vous allez voir, d’un conte bleu allemand. C’est d’outre-Rhin que je l’ai rapporté.
 

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Parmi les forêts de Thuringe, une des plus grandes, en même temps qu’une des plus épaisses et une des plus mystérieuses, était incontestablement celle de Fichtel Wold. Elle jouissait dans le pays d’un mauvais renom, et les voyageurs craintifs ne la traversaient que lorsqu’ils ne pouvaient pas faire autrement. Elle n’était pas inhabitée, cependant, et, par-ci, par-là, s’élevaient des chaumières de sabotiers et de bûcherons.

Ceux-là, lorsqu’ils venaient dans les villages voisins pour vendre leurs marchandises, sabots ou coupes de bois, ne manquaient pas de raconter, sur les hôtes surnaturels de la forêt de Fichtel Wold, toutes sortes de légendes effrayantes, dans le but de décourager la concurrence et de jouir tranquillement des bois qu’ils habitaient. De toutes ces histoires, auxquelles eux-mêmes ne croyaient que vaguement, faute d’avoir jamais rien vu ou entendu de précis, celle qui revenait le plus souvent était celle de l’Homme-Racine. L’Homme-Racine, disait-on, était un gnome fantastique, moitié homme, moitié mandragore, haut d’un pied, et semblant taillé à coups de serpe dans une racine de chêne. Ses bras, ses jambes, son corps lui-même étaient tout contorsionnés. Tel quel, il était le seigneur de la forêt, et malheur à ceux qu’il rencontrait le soir. Ceux-là, on ne les revoyait jamais. L’Homme-Racine avait, pour les escamoter, toutes sortes de procédés plus ingénieux les uns que les autres, et généralement sortis de l’imagination des conteurs.

Or, de tous ces conteurs, celui que l’on écoutait avec le plus de peur et de curiosité était incontestablement le sabotier Hans. Il était très habile de son état, et savait, en moins d’une heure, tirer une paire de sabots d’une bûche. Mais c’était un méchant homme dont le plus grand plaisir était de faire le mal, de torturer les animaux et de tourmenter les gens. Malgré tout, très recherché dans les veillées, tant il était beau diseur. Et, lorsqu’il racontait les tours diaboliques de l’Homme-Racine, les poitrines haletaient, les rouets s’arrêtaient, et le vent qui pleurait au-dehors faisait aux auditeurs l’effet de voix dolentes de trépassés, si bien que tous se serraient les uns contre les autres.
 

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On a beau avoir mauvais cœur, on n’en est pas moins susceptible d’être amoureux. C’est pourquoi Hans l’était devenu un jour. Le sabotier s’était avisé de s’éprendre de la jolie Gertrude, – un vilain nom, mais ce n’est pas moi qui l’ai choisi, puisque je répète cette histoire sans rien inventer, – fille d’un tanneur de la lisière de la forêt. Le matin du jour où commence notre récit, Hans avait demandé la main de Gertrude, et celle-ci qui s’était, avec l’agrément de son père, fiancée la veille à son cousin, l’avait repoussé avec perte. Le sabotier était alors entré dans une colère si terrible et avait proféré de telles menaces contre les deux amoureux que ceux-ci s’étaient enfuis, sans dire où ils allaient, pour se marier dans quelque village éloigné. Hans, en apprenant cette nouvelle, avait repris le chemin de sa chaumière en blasphémant le nom de Dieu, et était rentré en forêt.

Il était huit heures du soir environ, et il faisait nuit noire. Malgré sa rage et sa préoccupation, Hans, tout en suivant le large sentier qui menait chez lui, ne put s’empêcher de remarquer que la forêt avait une physionomie inaccoutumée. Les branches dénudées, au clair de la lune, semblaient s’agiter comme des bras. Des flammettes dansaient au-dessus de l’eau des fossés. On entendait des battements d’ailes produits par de gros oiseaux qu’on ne voyait pas. De toutes petites voix semblaient rire dans les troncs des ormeaux et des chênes. Bref, il y avait du fantastique plein l’air. Mais Hans ne croyait pas aux choses de l’autre monde, avec lesquelles il terrifiait les autres, et les gnomes, les follets, les spectres, l’Homme-Racine lui-même lui faisaient hausser les épaules, ordinairement, quand il y pensait. Ce soir-là, pourtant, il se sentait tout chose, et une vague terreur se mêlait à sa colère lorsqu’il arriva enfin devant sa maison.
 

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Une grande surprise l’y attendait. Tout de suite, en effet, il constata qu’il avait eu tort de mettre en doute l’existence de l’Homme-Racine. Car, par la porte ouverte, il l’aperçut du premier coup d’œil, en train de se chauffer devant le feu. Le petit monstre, prétentieusement vêtu d’habits de couleur voyante qui pendaient sur ses membres difformes comme des loques sur un épouvantail, s’était installé sur un tabouret, et tenait un de ses genoux pointus entre ses longues mains aux doigts filamenteux. Sa bouche et son nez étaient placés tout de travers, comme dans ces marrons que sculptent les enfants, et il était coiffé d’un petit chapeau à plumes qui lui donnait bien la figure la plus ridicule du monde.

« Bonjour, Hans, dit-il d’un ton aimable, avec une voix qui ressemblait au bruit du bois sec. Assieds-toi, et conte-moi tes peines d’amour.

– Allez-vous-en ! gronda le sabotier, dont le naturel malhonnête reprenait déjà le dessus ; je n’ai pas besoin de vous.

– Hans, reprit le gnome, tu es vraiment bien peu poli avec un ami qui t’apporte le moyen de rattraper Gertrude ce soir même.

– Vous dites ? interrogea Hans palpitant.

– Je dis que, si tu veux te donner la peine de m’écouter, je vais mettre Gertrude en ton pouvoir et son amoureux aussi. Quelque avance qu’ils aient sur toi, tu les rattraperas en cinq ou six minutes avec les sabots de mille toises.

– Les sabots de mille toises ?

– Oui, des sabots sorciers qui, à chaque pas, font franchir mille toises à leur propriétaire. Suis-moi ; tu vas te les fabriquer toi-même, et tu te mettras immédiatement en chasse. Je te donnerai un feu follet pour te guider, et tous les obstacles disparaîtront d’eux-mêmes devant toi. »

Hans ne tenait pas autrement au salut de son âme ; néanmoins, ce fut avec une certaine méfiance qu’après un instant de réflexion, il dit au petit personnage :

« Qu’est-ce que vous allez me demander encore ?

– Rien du tout, ou du moins c’est tout comme, répondit l’Homme-Racine d’un ton bonasse. Si, à minuit, par impossible, tu n’étais pas arrivé à ton but, tes sabots te conduiraient au lieu d’être conduits par toi. Voilà tout. Mais, je te le répète, tu n’as rien de pareil à craindre, puisque cinq minutes seront amplement suffisantes pour rattraper le gibier que tu chasses.

– Allons, et malheur à eux ! » gronda le sabotier, en suivant le gnome, qui s’était élancé dehors à cloche-pied.
 

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Pendant ce court colloque, le temps avait brusquement changé. Des nuages noirs couraient maintenant au ciel, avec des allures toutes dégingandées.

Quand ils passaient au-dessus du sabotier et de l’Homme-Racine, ils semblaient s’arrêter une seconde comme pour les regarder curieusement. La lune avait une figure ironique et ce qu’en style moderne on appellerait un air blagueur. Mais Hans, tout entier à ses projets de vengeance, et enveloppé jusqu’au nez dans sa peau de bique, ne voyait rien de tout cela. L’Homme-Racine allait toujours à cloche-pied, et paraissait extrêmement gai.

Ils marchèrent un quart d’heure environ, et, enfin, débouchèrent dans une grande clairière éclairée d’une pâle lumière, bien que la lune fût cachée à ce moment-là. Au milieu se dressait un gros chêne, dont les branches se tordirent et frissonnèrent, en même temps qu’à leurs extrémités s’allumaient des lueurs vertes.

« Nous sommes arrivés, dit l’Homme-Racine ; dépêche-toi de fabriquer les sabots. »

En même temps, une grosse branche morte tombait aux pieds de Hans. Le sabotier tira ses outils de sa poche, saisit la branche et se mit à l’ouvrage, sans s’occuper d’une demi-douzaine de fantômes qui le regardaient curieusement, d’un cercle de gros hiboux et de chauves-souris aux yeux de feu qui s’était formé autour de lui, et de têtes de morts qui sautaient entre ses jambes à la façon des grenouilles, ainsi qu’il sied dans toute bonne histoire allemande.

Comme les étoiles indiquaient dix heures environ, il avait fini les sabots.

« C’est parfait, parfait ! dit l’Homme-Racine. Mets-les maintenant à tes pieds, et en route ! Tu n’as qu’à suivre le Follet que voici. Ainsi que je te l’ai dit, tous les obstacles vont s’écarter devant toi. »

Et le gnome ajouta d’un ton quelque peu moqueur :

« Bonne chance, ami Hans ! »

Le sabotier était déjà parti, et son premier pas l’avait porté à mille toises au travers du taillis qui s’était ouvert devant lui. Le Follet dansait joyeusement à quelque distance en avant, tantôt large comme les deux mains, tantôt mince et long comme une lame de rapière, et changeant à chaque instant de couleur.
 

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Hans le suivait avec la plus grande facilité, conduisant comme il le voulait ses sabots magiques. Il fit ainsi une trentaine de pas, puis il poussa une manière de rugissement, où il y avait à la fois de la joie et de la colère. À cent pas devant lui, sur la grande route, il venait d’apercevoir Gertrude et son cousin, qui marchaient très tendrement enlacés.

Pour les atteindre, il fit un nouveau pas en avant ; mais ici se produisit une complication inattendue. Ses sabots sorciers franchissaient bien mille toises à chaque enjambée, mais les enjambées ne pouvaient être moindres. Il dépassa donc considérablement les deux amoureux, qui, à son passage, firent un grand signe de croix. Avec un cri furieux, Hans, toujours précédé par le Follet, qui semblait s’amuser de plus en plus, revint sur ses pas, et, de nouveau, dépassa le couple, qui avait pris sa course en invoquant le bon Dieu, et s’était déplacé en avant. Et, pendant deux heures, avec l’aide du Très-Haut, cette chasse fantastique dura ainsi sans résultat…
 

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Enfin, une cloche lointaine bêla minuit. Alors, les diaboliques sabots, qu’Hans avait jusqu’à ce moment conduits dans la direction qu’il voulait sans pouvoir cependant régler leur élan, prirent possession du méchant homme, suivant la prédiction de l’Homme-Racine, et l’emportèrent en quelques enjambées à l’une des bouches principales de la caverne du Diable, située en Bavière comme chacun sait. L’Homme-Racine l’attendait poliment sur les bords du gouffre, et le salua d’un geste de bienvenue, pendant qu’il y dégringolait, au milieu d’un tourbillon de flammes rouges.

Quant à Gertrude et à son cousin, ils furent heureux, et, comme bien vous pensez, eurent beaucoup d’enfants.
 

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Tel est ce vieux conte bleu d’où, ainsi que je le disais en commençant, Perrault a peut-être bien tiré son chapitre des bottes de sept lieues.
 
 

 

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(Gaston Vassy, in Gil Blas, sixième année, n° 1859, samedi 20 décembre 1884 ; gravure attribuée à François Desprez, Les Songes drolatiques de Pantagruel, 1565)