Le fils du braconnier Sokal, que l’on prénommait Hans, qui était dans sa vingtième année et qui braconnait comme son père, partit à l’affût vers la fin du jour, comme il en avait le goût et l’habitude. On était en plein mois de décembre. La lune à son premier quartier découpait à la hache les cimes de la Nordette, qui limite le Tyrol du côté de la Bavière. Il faisait très froid. Les branches des arbres craquaient, la neige bleuissait sous les sapins, et Hans allait sur ses skis, parfois péniblement et parfois comme un lévrier sur l’herbe. Le vent lui brûlait le visage.

Hans se dirigeait vers les pentes abruptes qui surplombent le village de Breit. Se trouva-t-il, ce soir-là, découragé avant d’avoir entrepris l’ascension ? Toujours est-il qu’à mi-chemin de ces falaises, il décrivit un grand virage, prit une piste qui s’oriente sur la gauche et qui l’éloignait de sa route. La déclivité était belle ; il fila grand train du côté de la vallée.

C’était un garçon robuste et de bonne taille, vêtu de cuir, le feutre vert sur l’oreille, le fusil en bandoulière, un hardi montagnard. Il avait les yeux d’un bleu pâle et la bouche souriante.

La piste s’enfonçait sous de hauts toits de neige, aisée comme de la glace. Hans entendit bientôt le torrent ; et quand il l’eut franchi, sur le pont de bois, il aperçut la lumière de l’auberge ; et cette lumière était vraiment très douce dans la rigueur du paysage blanc.

Au milieu de la cour, on voyait une table de bois clouée sur des rondins, avec sa nappe de neige épaisse de quatre doigts. Personne n’entendit l’arrivée de Hans. Il venait comme l’ombre, il glissait comme la nuée. Il s’appuya contre la table.

La fenêtre était sans rideaux, la salle éclairée par une lampe suspendue au plafond, une lampe à pétrole avec un abat-jour de tôle et qui dispensait faiblement sa lueur. Cette lueur tombait sur trois visages. Le reste de la salle disparaissait dans l’ombre.

Le premier visage, le plus proche, était celui d’un paysan déjà sur l’âge. Il était sillonné de rides, coupé par une bouche édentée, des poils dans la narine. Le deuxième était celui de la Marguerite de la Légende, les mêmes tresses, la même pudeur. C’étaient les visages du père et de la fille. Et le troisième était celui de l’étranger.

Le vent, agitant plus fortement les branches, fit tomber sur les épaules de Hans une avalanche menue. Le vent se glissa sous la porte, menaçant et plaintif. Le quinquet se balançant soudain très fort au bout de sa chaîne, l’étranger le maintint par l’abat-jour ; il s’était mis debout, sa tête était en pleine lumière. C’est alors que Hans sentit son sang d’un seul trait se porter au cœur, et que, d’un même mouvement, il leva son fusil. Il respira profondément puis épaula. La ligne de mire passait par le front de l’étranger.
 
 

 

On ne savait d’où il venait. On supposait que c’était d’un de ces cantons perdus entre deux plissements des Alpes, d’un accès à peu près impossible, et qui, dit-on, ont maintenu, à l’abri de ces barrières, des mœurs et des coutumes sur lesquelles on demeure mal informé. Mais ce n’était là qu’une hypothèse. L’homme, haut, robuste et dur d’apparence, ne parlait guère, et pas du tout de soi. Il était arrivé dans le village un jour de novembre. On ne savait pourquoi il était resté. On le rencontrait dans la forêt ; il répondait à peine aux saluts. Son visage hâlé était encadré d’une barbe noire, courte et frisée ; les yeux étaient sombres. Il faisait encore penser aux tziganes.

Il avait pris pension à l’auberge et, depuis ce temps, Martha ne venait plus aux rendez-vous de Hans. Elle demeurait assise à table après le repas ; elle écoutait le voyageur. L’imagination de Hans, au regard de ce qui pouvait se produire, le faisait trembler.

Il avait en vain supplié Martha ; il avait fini par défier cet homme. Mais l’autre, sous les yeux de Martha, l’avait jeté dehors, comme un pantin. Ces injures ne se pardonnent pas. Hans avait tenté le lendemain de prendre sa revanche ; l’homme l’avait envoyé dans le fossé, on eût dit d’une chiquenaude. Maintenant Hans Sokal était la risée du village. Il visait bien. Soudain, il abaissa son arme : il n’était pas un meurtrier. Or, dans le même moment, il rencontra le regard de l’inconnu, un regard qui ne se déplaçait pas, qui semblait fixé sur lui ; il eut le sentiment qu’il était découvert.

Il n’avait pas un cœur de lièvre ; il délia les attaches de ses skis et il heurta la porte. La neige recommença de tomber.
 

*

 

Maintenant, Martha lui versait de la bière, le vieux rallumait sa pipe et l’inconnu le regardait en souriant. Il avait les yeux enfoncés, vraiment très fort, dans leurs orbites, doux et obscurs. Hans tenait son fusil entre ses genoux.

« Quand le chamois… dit le vieux.

– Comment vous nomme-t-on pour en finir ? dit Hans.

– Le chamois, » dit l’étranger, en regardant Hans Sokal dans le blanc des yeux…

Il s’en alla paisiblement ouvrir la porte. Le vent, s’engouffrant dans la pièce avec un ample mugissement, fit de nouveau danser la lampe ; elle jeta sur le mur les grandes ombres dansantes de l’abat-jour. Hans ne devait jamais comprendre pour quelle raison il avait suivi son rival. Mais ce qu’il vit soudain dépassa ce que son imagination pouvait concevoir : un chamois était dans la cour, immobile et raidi sur ses quatre pattes.

Le sang du chasseur ne fit qu’un tour. Le temps d’épauler, la détonation claqua. Et ce fut bien plus drôle ensuite. Car Hans, et il avait beau écarquiller les yeux, n’apercevait plus aucun chamois mort ou blessé, ni même en fuite. Il apercevait, en tout et pour tout, sur la neige qui couvrait la table, un sillon, celui qui marquait le passage en rafale des chevrotines.

Le vieux et sa fille étaient accourus ; ils considéraient Hans avec stupeur. Hans avait un air proprement stupide. Il regardait à droite et à gauche, et l’un et l’autre. Il passa une main sur ses yeux. Avait-il pris les quatre pieds de la table pour ceux d’un quadrupède ?

Il sortit lentement, examina de près la neige, et n’y vit aucune trace. Il ne rentra pas dans l’auberge, et même, bien qu’il sentît le regard de Martha fixé sur lui, il ne se retourna pas. Il reprit ses skis et s’en alla, tête basse.

L’étranger éclata de rire.
 

*

 

Hans Sokal ne put fermer l’œil de la nuit. Il n’était pas effrayé de sa bévue ; il en était plutôt ahuri.

Le lendemain était un dimanche. Il attendit Martha sous le porche de l’église, à l’heure de la grand-messe. Elle lui sourit si gentiment à l’arrivée qu’il osa, dès la sortie, rappeler l’événement de la veille. Il s’esclaffa bientôt et dit d’un air assuré qu’il fallait voir dans cet éblouissement un effet de la neige, en même temps que de la trop grande chaleur qui régnait dans la pièce et du mécontentement aussi qui lui chauffait les oreilles en présence de ce va-nu-pieds ; il le mettrait un de ces jours à la raison. Mais qui donc était-il ?

Il vit à ce moment que les yeux amoureux de Martha se fixaient vaguement au loin, et lui, sans y rien comprendre d’ailleurs, et tout à fait à la façon du chien qui pressent le danger, il se sentit frémir. Il eut le temps de donner à Martha un rendez-vous pour la soirée ; déjà elle se détachait de lui. Il vit alors que l’étranger traversait la rue. Martha marchait bon train pour le rattraper. Les jeunes garçons regardaient Hans. Le reste de la journée se passa dans l’anxiété. Puis vint la nuit.
 

*

 

Ce fut la nuit la plus mauvaise de décembre, venteuse, inondée, traversée de bourrasques, traversée de nuées qui dévoilaient par intervalles une lune jaune en fuite dans le tourment du ciel. Hans attendait derrière la maison, les pieds dans la neige. La pluie claquait sur sa veste de cuir. Un chien grognait sourdement.

Hans n’espérait pas que Martha viendrait à sa rencontre par un temps pareil ; il surveillait quand même une porte.

Tard déjà dans la nuit, la lucarne de la mansarde s’éclaira. Hans éprouva un grand contentement ; il savait, pour l’avoir vu vingt fois, que la lucarne allait s’ouvrir. Martha se pencherait ; ils parleraient à voix basse. Mais la lucarne ne s’ouvrit pas.

Hans franchit alors la clôture. Il s’approcha du mur contre lequel il posa ses skis. Le mur était recouvert par le feuillage d’une vigne-vierge, dont la tige s’élevait jusqu’au toit. C’était une tige noueuse et d’un bon diamètre. Elle coupait un coin de la fenêtre de la mansarde. En s’aidant des aspérités de la pierre, Hans eut vite fait d’atteindre son observatoire.
 
 

 

Son regard maintenant plongeait dans la chambre. La jeune fille était assise et l’étranger se tenait debout devant elle. Il lui passait les mains devant le visage ; il semblait l’envelopper de caresses. Martha ne bougeait pas, immobile comme une morte. Et, tout à coup, Hans Sokal découvrit qu’elle avait les yeux fermés. Sur-le-champ encore, il comprit. Il avait vu naguère à la ville ces jeux un peu effarants. Un homme au regard impérieux endormait le plus rebelle ; il lui faisait exécuter ses volontés, comme à un automate. Hans eut froid et chaud en même temps. Il eut un étourdissement léger et, comme il s’y raccrochait un peu vite, un rameau craqua. L’étranger sursauta, se retourna d’un trait ; il avait des yeux fulgurants. Hans, dans la même seconde, tomba dans la neige qui étouffa le bruit de sa chute.

Il se plaqua contre le mur, dissimulé par la vigne-vierge. Il présumait que la fenêtre allait s’ouvrir, que l’étranger allait paraître. Il avait attiré à lui son fusil, il l’éleva lentement. Maintenant, il était résolu : il tuerait le bandit comme un chien.

Car il ne s’agissait plus que d’un bandit ayant passé un pacte avec le diable : Hans savait à quoi s’en tenir. Il avait vu cet autre qui anéantissait un homme rien qu’en le regardant dans les yeux, avec les yeux du diable, bien entendu. C’était ici la même chose, les mêmes affreuses manigances. Le diable était présent dans le corps du bandit ; il avait endormi Martha pour lui ravir son âme. Eh bien, cela ne s’accomplirait pas, Dieu merci. Le canon du fusil perçait le feuillage ; il ne tremblerait pas quand le front et les yeux maudits passeraient à la lucarne. La cervelle sauterait en bouillie.

Or la lucarne demeura close. On n’entendait pas, dans la maison, le moindre bruit. Le chien qui grondait se tut.

Hans se mit à réfléchir. Il comprit assez vite, et, bien qu’il n’eût pas dans le cerveau un mécanisme rapide, il comprit que le bandit n’allait pas risquer si volontiers sa peau. Et tout aussitôt, il retrouva son sens de braconnier, celui de l’affût.

La maison était en contre-bas d’un talus qui montait sous les pins. Hans remarqua que s’il reculait d’une vingtaine de mètres, il pourrait plonger son regard dans la chambre. Il abaissa son arme, reprit ses skis et s’éloigna au long de la clôture. Il ne fit pas plus de bruit qu’un chat quand il la franchit. Mais quand il atteignit le pin qu’il avait repéré, il vit que la mansarde était vide.

Il ne se trouva ni satisfait, ni déçu. Le mouvement de son cœur était celui-là même qu’il éprouvait quand il approchait du gibier, ou quand le gibier s’échappait. Il modifia simplement son plan. L’homme se tenait dans la maison ; c’est dans la maison qu’il le poursuivrait : il le prendrait au gîte.

Il s’élança de nouveau, tournant de manière à gagner le ponceau qui enjambe le torrent. De là, et suivant que telle ou telle pièce demeurerait éclairée, il aviserait.

Il vit que la cour était vide, fila sur la pente, franchit le ponceau et s’arrêta tout net contre la table. Appuyé sur son fusil dont la crosse posait dans la neige, il regardait la maison tout entière endormie.

C’est à ce moment qu’une main se posa sur son épaule. Il fit brusquement volte-face : l’étranger était devant lui.

Il avait le même teint basané, le même sourire qui découvrait une lueur de dents, les mêmes yeux longs et profonds, veloutés et pareils à des pierres chaudes. Pendant un long temps, les deux regards ne se délièrent pas. Et quand l’étranger fit un pas en arrière, le visage de Hans ne se déplaça pas d’une ligne ; ni son visage ni son corps ne remuèrent plus ; ils étaient ceux d’un homme figé, ceux d’une momie.

L’étranger replaça le fusil à l’épaule de Hans. Puis, il parla tout bas, mais avec une grande âpreté, en maintenant dans ses mains le crâne du garçon ; et il semblait qu’avec ses doigts et ses paroles, il le pétrît. Enfin, il le lâcha et il fit du doigt un signe bref.

Les paupières de Hans battirent, son visage s’éclaira ; il prononça le nom de Martha ; il poussa tout aussitôt un cri de détresse.

Il tendit les bras dans la direction du ponceau, puis il se mit en marche. Avec difficulté d’abord, avec lenteur. Il peinait sur ses skis.

Il cria de nouveau le nom de la jeune fille, de nouveau tendit les bras. Il n’avançait pas ; la montée était dure. Il fut longtemps à la gravir derrière une ombre, cette ombre qu’il poursuivait.

C’était Martha là-bas, il l’avait vue passer dans la cour ; maintenant, elle fuyait sur la neige. Elle était là-bas une ombre grise, un grand oiseau gris. Il se hâtait en vain, l’appelait en vain. Elle semblait ne pas l’entendre. Quand il atteignit la première crête, elle avait pris une bonne avance.

Alors, il s’élança sur la pente, par les pistes et hors des pistes, parmi les éboulis, les pierres et les troncs abattus, d’une allure si vertigineuse qu’il manquait à tout moment de se rompre le cou, Et il criait toujours le nom de la jeune fille.

Il la perdit de vue au coin d’une sapinière, tourna dans tous les sens, affolé, désespéré, la retrouva sur une prairie.

Il rassembla toutes ses forces ; il allait comme le vent. Martha disparut soudain comme se dissipe une vapeur. À ce moment, le sol manqua sous les pieds de Hans, l’air siffla, puis bourdonna dans ses oreilles ; il tomba dans le vide, comme une pierre.
 

*

 

On le retrouva le lendemain, au bas de la falaise, le corps en lambeaux.

Sa mort ne parut à personne mystérieuse. On évoqua sa témérité dans le braconnage ; on admit qu’il avait poursuivi le chamois plus loin qu’il n’aurait dû. Il fut mis en terre et le silence se fit.

À quelque temps de là, l’étranger et Martha disparurent, le même jour.
 
 

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(René Jouglet, illustrations de Rudis, in Détective, le grand hebdomadaire des faits-divers, première année, n° 11, jeudi 10 janvier 1929)