« L’œil était dans le vase et regardait Madame, » comme a dit à peu près Hugo en cette biblique légende dont Silvain fait trembler les auditeurs des matinées populaires. Oh ! cet œil, on le voyait partout, dardant son impassible azur, nombril céruléen au centre des porcelaines blanches. Il a intimidé plus d’un et plus d’une. La fixité qui lui était propre poursuivait les sexes en la promiscuité des fêtes banlieusardes. On le voyait virer, dans le grincement métallique des loteries foraines, roues de fortunes dont il formait le gros lot. Il était l’attrait, l’appât, le clou de ces tourniquets où l’on paie au poids de l’argent des coquetiers d’un sou.
Cet œil a séduit des générations successives. Aux primes heures des ivresses juvéniles, quand on courait les kermesses poussiéreuses du Trône, de Saint-Cloud, de Neuilly, en compagnie de quelque folle compagne désireuse de monter son ménage, qui n’a ambitionné de décrocher cette timbale de nuit dominant tout le lot de la vaisselle hasardeuse et de la rapporter, triomphalement, comme un trophée, comme un bouclier opime !
Ah ! la possession de ce vase au regard de cyclope a vidé bien des porte-monnaie et rempli bien des âmes d’amertume. Combien sont rentrés au logis, après toute une soirée de luttes et d’efforts, las, découragés, décavés, les bras ballants, sans avoir pu conquérir le récipient convoité ? Il était désespérant. Jamais on ne le gagnait.
Réfléchissez bien, scrutez votre conscience, sondez votre mémoire, descendez dans le puits du souvenir, et, remontant au présent, dites avec sincérité si vous avez jamais vu quelqu’un de vos rivaux, après avoir bataillé des heures contre la chance ironique, rapporter, tel un classique Argonaute la toison, l’un de ces godets oculaires, qui toujours, de la boutique tournoyante, ouvraient sur les passants et les passantes leur orbite troublante.
Il contenait, cet Œil symbolique, plus d’un haut enseignement, et pouvait servir à l’inspiration des doctes messieurs qui, ces jours-ci, dans les enceintes universitaires, vont adresser à la jeunesse des harangues cadencées où la patience, la persévérance, et ce labeur dont Virgile a proclamé l’improbité, seront fortement recommandés. Ne disait-il pas, ce vase emblématique, qu’ici-bas les choses les plus désirables échappent, qu’il appartient au sage de multiplier l’effort, dût le résultat être vain, et aussi n’enseignait-il pas, avec une éloquence digne des Pères de l’Église, que l’homme n’est jamais seul, et que, même en ses actes les plus enveloppés, dans ses postures les moins publiques, quelqu’un est toujours là qui le voit ? On avait ainsi une perception nette de cette Conscience, que les clients de Deibler en leur langue imagée appellent la Muette. Si elle ne parlait pas, elle se faisait voir, au fond du meuble.
Eh bien ! ce vase au mystique langage, on veut le briser. Cet Œil, que le pinceau de l’artiste faisait tour à tour paisible, doux, bucolique, hardi, provocant, railleur, impertinent, cynique ou sévère, on cherche à l’aveugler. L’iconoclaste administratif qui se rue ainsi sur la porcelaine ocellée est un commissaire de police exerçant à Bourges. M. le commissaire bourgeois a rougi de se sentir observé par cet œil immobile. Ça l’a troublé dans ses fonctions. Il a aussitôt décidé de fermer cet œil ; il veut que, dans sa bonne ville berrichonne, les vases soient atteints de cécité.
Cet ukase a d’abord mécontenté les forains dont les tourniquets seront désertés, la principale attraction ayant disparu ; puis ensuite se plaignent les fabricants de Limoges. Le plus clair de leur produit, c’était la confection de ces tasses intimes. Si le commissaire de Bourges trouve des imitateurs, c’en est fait d’une des branches les plus lucratives de la céramique nationale.
Quel motif a donc dicté à M. le commissaire son arrêté, et de quoi s’est rendu coupable cet Œil bleuissant la blancheur des porcelaines ? L’obscénité serait la raison de la rigueur policière.
Un œil obscène ? Est-ce possible ? M. le commissaire n’a pas suffisamment lu Condillac, Testut de Tracy et les autres docteurs de l’école sensualiste. Comment ce qui voit peut-il affecter le caractère d’obscénité ? Ce qui est vu, à la bonne heure !
Incriminer l’œil innocent du vase, c’est une aberration aussi intense que si, lorsque M. le commissaire de Bourges surprend de ses administrés en train, sur les promenades, à la brune, de mettre à l’air des choses qui doivent demeurer abritées, c’était lui qu’on coffrait et qu’on condamnait en le traitant de polisson. Cet œil fait son métier d’œil en regardant ce qu’on lui montre. Il est aussi peu coupable que cet autre œil que portent en leur poche, sur leur carte verte, les inspecteurs de M. le commissaire.
Si encore il était animé, cet œil ! On peut, à la rigueur, supposer que, dans la prunelle de M. le commissaire, un reflet lubrique est susceptible d’être saisi à la vision d’un spectacle badin.
Mais un œil de porcelaine, un œil peint à la gouache ou à l’huile sur le fond crémeux d’un pot, il faut vraiment une imagination de moine en délire ou d’élève de Jules Simon pour y surprendre un éclair d’obscénité !
Ainsi, parce qu’un œil est figuré sur un morceau de kaolin, un œil qui n’est pas un œil, mais la représentation, mais l’idéographie d’un œil, un œil inerte, un œil imaginatif, qui n’existe que parce que son image tracée par l’artiste suggère à notre cerveau la forme, l’aspect, le rôle d’un œil véritable, d’un œil humain, il se trouve à Bourges, dans les commissariats, un esprit assez raffiné, assez suggestif, pour se faire le raisonnement suivant : si cet œil était de nerfs, de muscle, de chair, avec une sclérotique animée, une pupille vivante et un nerf optique sensible, cet œil pourrait être impressionné par des objets légers qui frapperaient sa rétine ; s’il se trouvait ainsi en vibration à la suite de la vision galante, une sensation déshonnête se produirait, une pensée naîtrait comme celles que proscrivent les vieux messieurs de la Ligue contre la licence, – donc, cet œil serait coupable ! Mais peut-il l’être, ne voyant pas ? M. le commissaire de Bourges, en affirmant que oui, nous a donné un bel échantillon de la puissance de l’imagination. Rarement les spéculatifs les plus hardis ont poussé aussi loin l’illusion, la vie prêtée à des objets inanimés.
Si l’œil inerte qui fleurit au plus profond des porcelaines devient réellement susceptible de perception visuelle, et, par conséquent, un délinquant, ne faut-il pas poursuivre toute une série d’autres coupables également inanimés, également convaincus d’obscénité idéale : d’abord les miroirs, dans lesquels se reflètent les nudités aussi polissonnes que celles qu’exhibaient, sous le patronage de la famille Jules Simon, à la foule internationale, la Soledad et la Maccarona de l’Exposition.
Tous les miroirs, depuis les hautes psychés jusqu’à cette glace portative que le médecin braque comme un télescope dans de charmantes obscurités, sont aussi répréhensibles pour M. Baysselance et ses compagnons de la Ligue pudibonde, que l’œil émaillé du vase. Il faut englober dans la poursuite les serviettes, les éponges, les objets de parfumerie, les appareils hydrauliques, les montures en forme de mandoline qu’enfourchent chaque soir les jambes féminines ; il faut, pour être juste, qualifier d’obscène tout ce qui est en contact ou dans le rayon optique de la Chair, du Nu, de la Vie, ces monstruosités condamnables aux yeux des Tartufes de la pudeur.
Où s’arrêtera-t-on ? Les ridicules et malveillants bonshommes qui, sous le prétexte qu’ils sont devenus impuissants et que leurs mœlles sont racornies, défèrent impitoyablement aux tribunaux les écrits, les statues, les tableaux, en sont donc arrivés, dans leur fureur répressive, à s’en prendre aux choses ? C’est de la démence. Il y a vraiment le sadisme de la morale. Ces êtres qui voient de l’obscène partout dépassent en hystériques visions cette pauvre Germinie Lacerteux, pour qui, durant les insomnies irritantes, les bras des fauteuils, les longs chandeliers de cuivre, s’allongeaient en formes tentatrices. Les disciples de Jules Simon ont vraiment une fertilité d’invention rare. Ils atteignent les casuistes espagnols. Le père Sanchez et don Emmanuel Sà ont laissé de subtils et perspicaces héritiers. Tous les jésuitismes se ressemblent.
Ce procès fait aux céramistes, aux peintres, aux débitants de ces yeux sans vie, de ces yeux qui ne voient pas, n’est-il point caractéristique et grotesque ? Mais quand même ils verraient !
Le corps humain est-il donc immoral en soi, et sommes-nous des coupables parce qu’à de certaines heures il faut que diverses parties de notre corps se dévoilent ? S’il y a quelque chose de honteux dans ces endroits-là, le Créateur n’avait qu’à ne pas nous en infliger. Le pieux Jules Simon et ses sacristains ne se disent-ils pas qu’en flétrissant, qu’en cherchant à punir ainsi la seule représentation, la seule évocation de parties physiques de l’être humain, ils font surtout le procès à l’auteur de toutes choses, – pourquoi ne nous a-t-il pas créés purs esprits et n’ayant pas besoin de pantalons ? Je me figure volontiers les membres de la Ligue pudibarde prenant séance, avec des ailes aux épaules, comme les chérubins de l’imagerie religieuse, et voletant au-dessus de leurs sièges sans y rien asseoir d’obscène.
Il est permis de rire de cette poursuite dérisoire dont les vases décorés sont l’objet à Bourges. Malheureusement, ce qui est moins risible, c’est que cette grotesque incartade policière n’est que la suite et la conséquence de procès infâmes faits à des artistes, à des écrivains, à des éditeurs, à de malheureux employés rendus responsables. Tartufe est roi ! Gare au mouchoir de Dorine. Attendons-nous à voir prochainement les ouvriers porcelainiers de Limoges privés de leurs droits civiques.
Il y a du moins ceci d’amusant dans cette poursuite : qui eût jamais dit qu’un pot de chambre, avec un œil au fond, serait déféré aux tribunaux et condamné tout comme une œuvre d’art !…
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(Émile Lepelletier, in La Lanterne, supplément littéraire, onzième année, n° 842, 7 octobre 1894. Pot de chambre « à la mariée, » faïence de Saint-Amand-les-Eaux, XXe ; « L’Éponge de toilette, » caricature de H. Xiat, représentant le pamphlétaire catholique Louis Veuillot, c. 1871)