C’est une horrible histoire.

Il y a trois ou quatre siècles, d’un bout de l’Allemagne à l’autre, on frissonnait en pensant à la Vierge de Nuremberg ; le bandit le plus audacieux pâlissait à ce nom ; il faisait trembler de rudes lansquenets habitués à ne rien craindre ; dans les chaumières, au foyer des bourgeois, dans les vastes salles des châteaux féodaux, on en parlait à voix basse, en se serrant les uns contre les autres, en jetant autour de soi des regards épouvantés, et l’on en parlait souvent, l’on en parlait sans cesse, car l’on cause volontiers de ce qui fait peur.

Longue était la liste des malheureux qui avaient trouvé une mort affreuse dans les étreintes de cette implacable créature, et grossie par la rumeur publique, cette liste augmentait tous les jours.

La Vierge de Nuremberg n’était point une blonde allemande aux yeux bleus, au front candide, aux joues roses.

Non, assurément, c’était bien autre chose.

Car c’était tout bonnement une horrible machine qu’avait inventée le génie d’un bourreau.

Il en est plus d’une fois question dans les chroniques du temps.

Elle ne se montrait guère en public, comme on peut le croire, et elle finit par être mise au rebut, comme meuble inutile. On en vint jusqu’à douter de son existence, mais grâce au zèle d’un voyageur anglais, ce problème historique a été résolu.

Riche, ennuyé et ne sachant où porter son spleen, où dépenser ses guinées, la lecture de deux lignes d’un ouvrage relatif au tribunal secret, décida Sir Ch. Wilmot à se mettre en quête de la vierge de Nuremberg ; il jura de savoir à quoi s’en tenir ; il commande des chevaux à l’instant même ; il part, il est parti, la Manche est franchie, le Rhin est traversé, il excite les postillons, il leur jette de l’or, il en promet et il en prodigue encore ; les roues de sa calèche brûlent le pavé des routes de l’Allemagne, et malgré son crâne tout brisé, le pavé germanique sourit et s’incline devant l’opulent baronet.

Si vous avez voyagé en Allemagne, vous savez qu’on n’y galope guère qu’au pas ; jugez de l’étonnement des hommes et des chevaux, forcés d’imprimer à leur allure un élan si fort en dehors de leurs habitudes indolentes.

C’était le mardi que Sir Ch. Wilmot avait quitté son hôtel du West-End ; le vendredi, il entrait dans la capitale de la Franconie.

Sa première visite fut pour les prisons de l’Hôtel-de-Ville ; il espérait trouver là quelques traces de la présence de la Vierge.

L’architecte qui présida à la construction des cachots du Stadt-Haus de Nuremberg a décidément sacrifié l’agréable à l’utile. Ce qu’on appelle le Lock (le trou) est un souterrain où l’on descend par un escalier de quinze à seize marches ; devant vous s’étendent alors plusieurs corridors ; sur chacun d’eux donne, de gauche et de droite, une suite de petites cellules de six pieds carrés en tout sens, revêtues d’une épaisse boiserie de chêne. Les captifs étaient là, gisant enchaînés sur la pierre et dans la plus profonde obscurité. Le système pénitentiaire de l’époque ne connaissait pas d’autre théorie.

À force de fureter dans cet aimable séjour, l’Anglais y découvrit un chevalet à moitié brisé et qui avait été, de son vivant, un interrogateur fort éloquent. Il en fit l’emplette.

Après les plus minutieuses investigations, après des courses et des demandes multipliées, il obtint enfin des nouvelles de la Vierge ; il sut où elle avait été se réfugier.

« Partez, lui dit-on, pour le château de Feistritz en Styrie ; allez trouver le baron de Diedrichstein. »

Cinq minutes après, Sir Ch. Wilmot laissait loin, bien loin derrière lui les clochers de la vieille cité de Nuremberg. Il allait un peu plus vite que le vent.

Engagé dans les routes escarpées de ces régions de montagnes, il se plaignait de ne pas crever assez de chevaux, il volait à travers les précipices ; tout d’un coup, un choc épouvantable le renverse, la voiture vole en éclats ; meurtri, le bras presque cassé, la figure en sang, l’Anglais se relève, s’élance sur un des chevaux qui le traînaient, le presse du fouet et de la voix, gagne rapidement la première poste, s’y fait donner un autre coursier, et, avec plus d’ardeur, plus d’impatience que jamais, il poursuit sa route.

Le baron comprit cet enthousiasme ; il le prit par la main et le mena aussitôt dans la chambre où reposait la jeune Nurembergeoise.

On demandera par quelles suites de circonstances la Vierge avait trouvé asile au château de Feistritz.

Il n’est rien de plus simple.

Lorsqu’en 1796 l’armée française, aux ordres de Jourdan, occupa Nuremberg ;

Lorsque les commissaires du Directoire, à la suite de nos troupes, voulurent mettre en pratique l’adage : la guerre nourrit la guerre ;

Lorsqu’ils dirent à la bonne vieille ville libre : il ne suffit pas de ceindre de fleurs le front de nos soldats, il faut nous payer tout de suite, et sans murmure, une contribution de dix millions de florins ;

L’on vendit à l’encan, et au plus vite, tout ce qu’on trouva dans les établissements publics ; la Vierge fut tirée de sa cachette ; pour la première fois, elle parut à la clarté du jour ; un vieux juif se la fit adjuger, mais pour extrêmement peu d’argent ; il la céda à un brocanteur chez lequel le baron de Diedrichstein la trouva, et il se hâta d’en faire l’acquisition sans marchander.

En y comprenant le petit piédestal sur lequel elle est placée, la Vierge a sept pieds de haut ; c’est un cylindre de bois creux que surmonte la figure calme et souriante d’une jeune fille, les panneaux sont peints de façon à imiter le costume du seizième siècle ; lors d’un doux crépuscule qui répand sur tous les objets une teinte vague, vous diriez la rieuse enfant d’un bourgmestre debout devant son père ; il la contemple d’un œil aimant à travers le nuage qui s’exhale de sa pipe.

Grâce à un ressort bien simple, les panneaux s’ouvraient à deux battants.

La victime était poussée à reculons dans ce petit espace tout juste assez grand pour recevoir une créature humaine.

À l’intérieur, du côté gauche, du côté du cœur, se trouvent quatorze poignards longs et acérés ; il n’y en a que huit du côté droit ; il y en a un de chaque côté à la hauteur de l’œil.

La machine se refermait.

On entendait un cri horrible, inachevé ; un torrent de sang inondait le piédestal de fer.

Le baron fit remarquer avec satisfaction à l’Anglais qu’il était resté, au pied et sur les côtés de cet affreux instrument de mort, de nombreuses et larges taches rougeâtres ; les vingt-quatre lames d’acier étaient encore imprégnées d’une rouille sanglante.

Sir Ch. Wilmot fit jouer et rejouer la machine ; c’est l’homme le plus doux, le plus humain qui soit sur notre planète ; il serait incapable de faire mal à un insecte, un chien souffrant l’émeut tout de bon, et, toutefois, dans le paroxysme de sa passion archéologique, il eût désiré avoir sous la main un condamné à mort ou un homme de bonne volonté et le faire enfermer sous ses yeux avides dans cette boîte infernale.

Il regretta que l’envie ne vint pas au baron de s’y mettre lui-même ; il l’aurait laissé faire.

Il fit presque un mouvement pour présenter sa propre poitrine à ces effroyables rangées de poignards, il voulut les sentir hacher ses habits, déchirer son gilet et labourer son épiderme.

Il offrit au baron une somme fabuleuse pour devenir propriétaire de la Vierge. « Si ce prix ne vous satisfait pas, ajouta-t-il, je le double, je le quadruple ; combien voulez-vous ? – Vous viendriez me proposer la possession de l’Autriche entière que je n’hésiterais pas un instant à dire non, mille fois non et toujours non, » répondit le seigneur de Feistritz.

L’Anglais fit dessiner la Vierge avec le plus grand soin ; il voulut l’essayer lui-même, il la mesura dans tous les sens, il la caressait, il l’interrogeait, il causait avec elle ; il passa ainsi trois semaines, trois semaines bien heureuses, bien employées dans le donjon styrien.

De retour à Londres, il a publié, à cet sujet, un long et savant mémoire, imprimé avec luxe, orné d’un grand nombre de planches. J’en ai un exemplaire devant moi.

Il paraît que la Vierge fut construite en 1553 ; ce fut, dit-on, un Espagnol, un artiste honoré de la protection de Philippe II, qui en donna l’idée aux magistrats de Nuremberg, et qui, admis furtivement à l’Hôtel-de-Ville, mit la dernière main à l’ajustement de cette redoutable personne. Semblables machines n’étaient pas chose inconnue au-delà des Pyrénées. Une tradition difficile à vérifier veut qu’elle ait eu pour première victime un jeune étudiant ; plébéien et sans fortune, il osa aimer la fille d’un échevin de l’antique cité impériale, étendue au bord de la Pegnitz. Il fut payé de retour. Une famille puissante et outragée se vengea cruellement.

Un tyran de Sparte avait inventé une statue tout à fait dans le même genre ; il s’en servait pour venir au secours de son budget trop étique. Lisez Plutarque.

On assure qu’à Berlin, à Schwerin, à Prague, au château d’Ambras, près Inspruck, la Vierge de Nuremberg a jadis compté des sœurs. Sir Ch. Wilmot n’a épargné ni peines, ni démarches, ni argent, ni courses, pour savoir à quoi s’en tenir ; il n’a absolument rien découvert de positif.

L’expression du baiser de la Vierge (Jungfern Kuss) est restée dans la langue allemande ; le sens qu’on y attache n’est obscur pour personne ; rien de plus connu que l’idée du supplice qu’elle réveille. Observez toutefois que dans les vocabulaires les plus étendus, ceux l’Aldelung, ceux de Campe, vous chercheriez inutilement ce mot : la censure l’a supprimé.

N’est-il pas remarquable que sous un autre ciel que celui de la Germanie, en Écosse, vous retrouviez le doux nom de vierge, comme servant encore à désigner un instrument de mort ?

Rien de plus difficile que d’inventer quelque chose de réellement neuf ; bien des siècles, avant que le docteur Guillotin ne vînt au monde, la guillotine était chose surannée ; on n’en voulait plus.

Il reste cependant, et sans conteste, à la révolution française le mérite de l’avoir perfectionnée. Elle a tiré de l’oubli l’affreux triangle d’acier ; elle l’a dérouillé, lustré, graissé ; elle l’a adopté pour emblème, elle en a fait l’accompagnement obligé de ses fêtes, elle en a orné ses places publiques, et elle s’est enivrée, sans pouvoir se rassasier, des flots de sang qu’elle lui a dit de faire couler.

Mais, encore une fois, et j’en ai regret pour les terroristes de 93, ils ne l’ont pas inventé.

Un passage de Jean d’Auton (p. 230 de l’ancienne édition) prouve que, dès le XVe siècle, la guillotine était en usage à Gênes. En 1581, la maiden d’Édimbourg tranchait la tête du comte de Morton. Sous Jacques Ier, elle fonctionnait encore en Angleterre de temps en temps.

Si nous prenions la peine de fouiller dans les recueils d’images d’il y a quelques siècles, nous la retrouverions assez souvent.

En dessinant le martyre des apôtres, Lucas Oranach a recours à un instrument tout identique pour représenter la décollation de saint Mathias, et une gravure de Grégoire Peins, datée de 1540, fait mourir de la même façon le consul Titus Manlius. Nous croyons cependant qu’en ces deux cas il y a anachronisme de la part des artistes.

Dans les figures en bois qui décorent la chronique d’Hollinshed, dans celles qui accompagnent la Vie des Saints de P. de Natalibus (Lyon, 1514), dans les Symbolicæ questiones de Bocchi, dans maint autre bouquin, cette funeste image nous a poursuivis.

En 1632, le duc de Montmorency périt sur l’échafaud à Toulouse ; « dans ce pays-là, ajoutent les Mémoires de Puységur, on se sert d’une doloire qui est entre deux morceaux de bois, et quand on lâche la corde, cela descend et sépare le corps et la tête posée sur le bloc. »

Si ce n’était pas trop s’arrêter sur un sujet lugubre, j’ajouterais que Guillotin ne fut pour rien dans le plan, dans la construction de l’instrument qui attache à son nom une triste immortalité ; il se borna à demander, au sein de l’Assemblée Constituante, que la décapitation fût substituée comme n’étant pas frappée du préjugé d’une peine infamante, à tout autre supplice ; il émit le vœu qu’on employât un agent moins lent, moins incertain que la main d’un bourreau. Un facteur de pianos, nommé Schmidt, construisit le modèle, sous la surveillance du célèbre chirurgien Antoine Louis ; ils correspondirent activement à cet égard avec le ministre Rolland, qui portait à la chose le plus vif intérêt, et qui devait, un peu plus tard, n’échapper à l’homicide couteau qu’en se donnant lui-même la mort, tandis que sa femme était étendue garrottée sur la planche toujours rouge et chaude, juste à l’endroit où s’élève aujourd’hui le monolithe de Louqsor.

Ce fut le 25 avril 1792 que, pour la première fois à Paris, une tête roula sous la hache nouvelle.

Autre question que nous ne discuterons point : la mort, dans la décapitation, est-elle instantanée ? À cet égard, les anatomistes, les physiologistes, les médecins ont entamé une vive controverse ; arriver à une solution certaine n’est pas facile ; nous renverrons aux écrits ad hoc de Sœmmering, de Sue, de Sedillot, de Mutel, de Guyot de Fère, etc. ; aucun de ces savants, cela va sans dire, n’a pu trancher la question ; nous pensons, quant à nous, que le couperet produit une glaciale impression de froid, et nous basons cette idée sur l’assertion du maître d’équipage du brick l’Aventure, naufragé en 1829 sur les côtes d’Alger ; le yatagan d’un Arabe décolla à moitié ce brave marin ; toutefois, il vit encore ; nous l’avons vu à Toulon, nous avons causé avec lui, nous l’avons pressé de questions ; on n’a pas souvent occasion de s’entretenir avec un homme qui vous narre comme quoi il a eu la tête presque tranchée.

Toutes ces questions, qu’à peine avons-nous dû effleurer seront discutées à fond dans un mémoire très étendu dont Sir Ch. Wilmot s’occupe sur la maiden d’Écosse ; en attendant, il se plaît à réunir dans son château un nombre de reliques, plus ou moins authentiques et très chèrement payées, qui lui rappellent des suppliciés célèbres. Il montre avec orgueil dans sa galerie, dans son musée, dans son trésor, un fagot à demi brûlé provenant du bûcher qui dévora Lucilio Vanini, un fragment de l’habit que portait le jour de sa mort le comte de Lally, la queue de l’un des chevaux qui écartelèrent Damiens et une des balles napolitaines qui percèrent la poitrine de Murat.
 
 

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(G. B. [Gustave Brunet], in La Quotidienne, moniteur de l’avenir, n° 209, jeudi 28 juillet 1842)