… C’était une étrange sculpture. Elle représentait un chat de belle taille, à demi couché sur le côté gauche, en défense, toutes griffes avant, avec un effroyable masque, un masque d’enragé crispé contre l’ennemi, les mâchoires désespérément ouvertes, tendant des crocs petits et formidables. La matière en semblait friable, sous le globe qui la protégeait, comme une terre de Clodion, mais blanche, comme de plâtre ou de chaux. L’arc-boutement du corps, la tension des muscles dessinés à fond, le rictus de la bête affolée étaient d’une poignante observation. Il y avait là cette vérité que seul crée le grand art. C’était d’un maître. Inconnu mais resplendissant. J’en demandai l’histoire.

Ce chat avait été – voilà bien longtemps, me dit-on – un superbe animal, noir comme jais, qui vivait de sa chasse sur le domaine, tel le seigneur de Combourg son maître. Était-il né au château ou venu d’en bas, de quelqu’une des masures peureusement groupées au pied des quatre grosses tours féodales ? On ne savait. Ce chat énigmatique n’était pas familier. Il avait, lui aussi, fait de sa vie deux parts : l’une à dormir et l’autre à courre le rat ou courir les femelles. C’était un félin féodal. Des quatre tours aux murs épais de cinq mètres qui dominent la lande bretonne jusqu’à Millac et Saint-Solen, il préférait la plus vieille, celle de 1016, que Richelieu avait – ainsi que les trois autres – tolérée à condition que l’on y joignît, en signe de soumission, une demeure d’agrément et que la forteresse prît ainsi allure pacifique. C’est là, sur les créneaux de la tour doyenne, que le chat noir campait le soir sa silhouette, comme coq sur clocher. Parfois, dans l’escalier colimaçonné, sans rampe, en dure pierre grise, où il fallait, la nuit, protéger de la main la chandelle éventée, on le croisait, noir sur noir, ombre glissante. Il ne fréquentait pas les cuisines, dédaignait les appartements. Il ne ronronnait que pour un vieil hallebardier privé par un boulet d’une jambe, qui promenait son pilon jusqu’au sommet des tours, la moustache et les sourcils blancs en bataille sous le heaume, attentif à monter la garde comme à l’époque heureuse où il étripaillait l’ennemi.

Or – quand ? comment ? – le chat noir disparut. On pensa qu’il avait fui à l’aventure vers quelque femelle rustaude mais attractive, dont l’appel était assez puissant pour le retenir hors saison. Et, juste dans le même temps, le vieil hallebardier – son pilon, mal attaché, ayant flanché au cours d’une ronde – fut trouvé au petit jour le crâne fendu sur l’angle d’une marche. Des années passèrent. Et l’on n’y pensait plus quand un soir une chambrière, attardée par quelque rendez-vous, entendit descendre vers elle, dans l’escalier de la grosse tour, une sorte de martèlement. Et, rencoignée près d’une meurtrière où filait un peu de lune, elle eut, muette de frayeur, cette vision qui la frôla : un pilon d’amputé sautant tout seul de marche en marche, heurtées d’un coup sec, et l’accompagnant, majestueux et les yeux en flammes, un chat noir hérissé…

Ainsi s’établit la hantise des deux vieux compagnons disparus, qui avaient, dans l’au-delà, repris leurs promenades. Et dès lors, au travers des lustres, puis des siècles, les générations se transmirent la mirifique légende qui, par le temps, s’affermissait. Les chambrières n’acceptaient plus de rendez-vous dans la tour hantée et les hommes d’armes, avantageux sous le casque, s’amusaient à les effarer en frappant le soir de leur hallebarde, ainsi que du pilon le mort, le granit des marches. On en parlait aux veillées, et René de Chateaubriand dut apprendre tout petit, sur place, de sa nourrice ou de son père morose, l’histoire des deux revenants.

L’histoire… Ce n’était pas tout à fait une légende. Des siècles avaient passé et l’on était au XIXe, quand Combourg, longtemps abandonné, fut remis en état. On y sarcla l’herbe des cours, on en chassa les chauve-souris, même on creusa dans les murailles pour faire passer les tuyaux où la civilisation tient en réserve les sources captives. Et l’on eut ainsi la surprise de trouver, dans un creux ménagé entre deux grosses pierres, une masse de chaux. On pensa qu’il s’agissait de quelque trésor ou de ces menues pièces que l’on a, de tout temps, consacrées aux dieux lares en fondant un foyer. Or, quand on eut avec précaution gratté, décapé l’enveloppe, on mit au jour l’effroyable sculpture. Alors, on comprit le drame. Il s’agissait d’un abominable ex-voto, d’un de ces porte-bonheur ou plutôt écarte-malheur, comme, au fond des campagnes, on cloue encore, à la porte fermière, un crapaud ou un hibou. Le grand chat noir, image du démon Belzébuth, on l’avait pris, mis dans le mur au creux préparé pour l’y ensevelir, et vivement masqué d’une planche afin qu’il ne sautât pas. Et puis, par un mince orifice où devait apparaître sa pauvre face affolée, les sacrificateurs – les bourreaux – avaient versé la chaux, la chaux vive qui devait, avec la victime, fixer dans le château la fortune du seigneur. Mille ans plus tard, la bête crispée reparaissait dans son attitude de défense vaine contre l’ennemi silencieux, inexorable, qui, lentement, l’enlisait de sa brûlure.

Le chat noir est là désormais, comme la momie d’un pharaon, dans la gangue blanche qui étouffa ses cris, tel qu’il cessa de respirer figé dans sa torture. Et peut-être pour expier le crime des hommes, leurs descendants l’ont placé à l’honneur, près de la table où Chateaubriand écrivit, près du fauteuil de celui qui méprisa tant les hommes et dont l’enfance triste eût aimé, vivant, ce petit compagnon…
 
 

 

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(Edmond Cléray, « Les Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, cinquante-septième année, n° 20305, dimanche 2 octobre 1932. Sur ce sujet, voir l’article de Gustave Lenotre déjà publié ici même)