Il y avait une fois un petit garçon de sept ans, si chétif, si pitoyable que ses parents, laboureurs, fils de laboureurs, se dirent après l’avoir examiné sur toutes ses faces : « Qu’allons-nous faire de ce malheureux ? Il a la tête plus grosse que son derrière. Mauvais signe. Il ne pourra jamais labourer un sillon. »

Ayant réfléchi des jours et des jours, ils conclurent : « Il n’est bon à rien. Envoyons-le aux écoles pour en faire un savant. Et peut-être arrivera-t-il, en maniant la plume, le compas et l’équerre, à gagner autant d’argent que nous en maniant la charrue, la bêche et le râteau. »

Ils le mirent donc aux écoles, ce pauvre petit ; et dans ces écoles, il remporta tous les prix, décrocha tous les diplômes. Il devint en effet un savant, un grand savant. Si bien qu’à vingt ans il se signala déjà par toutes sortes d’inventions et de découvertes, dont l’historien soussigné doit informer les foules. Procédons par ordre :

En ce temps-là, les autos ne faisaient guère que du cinq cents kilomètres à l’heure. Lui, notre savant, fabriqua un moteur qui permit de faire du mille à l’heure. Et pour cela, certes, il fut loué, fêté, couronné par les deux hémisphères. On lui donna tant de décorations qu’il en couvrit sa poitrine.

Et la preuve qu’il méritait bien ces hommages, c’est que, dans la première guerre qui éclata, les armées qui avaient pris la précaution d’adopter son moteur pour leurs voitures de transport écrasèrent les armées ennemies et leur tuèrent, en un rien de temps, trois millions d’hommes.
 

*

 

Dix ans plus tard, le savant imagina un nouveau moteur qui permit de faire du deux mille à l’heure sur terre, dans les airs, et même sous les océans. Pour cette découverte, il reçut tant de décorations qu’il en resta pavoisé de la glotte au nombril.

Et la preuve que la découverte était merveilleuse, c’est que, dans la guerre suivante, le peuple qui avait adapté le nouveau moteur à ses tanks, ses avions et ses sous-marins, tua quatre millions d’hommes, de femmes et d’enfants au peuple rival.

Dix ans plus tard, le savant lança un troisième moteur qui permettait d’entraîner un objet quelconque à la vitesse de cinquante mille kilomètres à l’heure, et cette invention lui ouvrit tous les Instituts, lui valut tant de croix qu’il en accrocha jusque sur ses pantoufles.

Et la preuve que sa nouvelle invention était d’une importance formidable pour l’humanité, c’est que dans la guerre qui s’ensuivit, un peuple en extermina deux autres, avant qu’ils n’eussent le temps de crier ouf !
 

*

 

Et, à soixante ans, le savant paracheva un moteur d’une puissance telle qu’il permit enfin aux hommes de s’en aller dans la Lune. Et il était temps qu’on y abordât pour y chercher des métaux fabuleux et des frissons inédits, car toutes les choses de la Terre étaient bien démodées. Les midinettes ne voulaient plus de colliers de perles, et les blanchisseuses dédaignaient les diadèmes de brillants. On ne recherchait que des produits de la lune, des pierres de lune, des tableaux peints dans la lune, des livres écrits dans la lune.

Pour ce dernier moteur, qui allait transporter les hommes dans l’Empire de Séléné, le savant reçut un si grand nombre de plaques et de crachats qu’il fallut les accrocher sur son dos, entre la nuque et les reins.

Et la preuve que cette nouvelle trouvaille était sublime, c’est que douze millions d’humains s’embarquèrent pour la lune, à la recherche de fantastiques trésors, et qu’il n’en revint pas un seul. Les Sélénites les avaient mangés.
 

*

 

Et, à quatre-vingts ans, le supermoteur que le savant inventa fut si prodigieux qu’il devait permettre, annonça-t-on, de monter jusqu’à la planète Mars, où certainement l’on trouverait des trésors inouïs valant des milliards et des trilliards de dollars.

« Pour le coup, si je ne suis pas immortel !… » se dit le savant, qui avait déjà fait tuer cent quatre-vingt-quatorze millions de civilisés des deux sexes…

Et il attendit les cantates des poètes.

Mais, cette fois, cet homme qui n’était jamais sorti de son laboratoire de la rue Lepic, se fit une réflexion :

«  Si j’y allais moi-même, à la planète Mars ? Si j’inaugurais cette excursion, aller et retour, pour les vacances de Pâques ? Il serait peut-être temps de m’amuser un peu ? »
 

*

 

Il partit, sur un appareil de son invention qui devait le porter de la rue Lepic aux canaux de Mars en moins de temps qu’il n’en fallait, aux temps barbares, pour aller de la gare des Invalides à Issy-les-Moulineaux.

Et sans doute s’approchait-il déjà de Mars, ou même du Soleil, car l’éther commençait à sentir le roussi, lorsque, dans le vide, il entendit une voix de tonnerre crier :

« Stop ! »

Et il entrevit en face de lui un être énorme, un géant plus haut que la plus haute montagne, avec un million de bras, un million de jambes, un million d’yeux et deux millions de bouches – car il avait un terrible appétit.

« Bonjour, savant ! lui dit cet être incommensurable. Tu ne me remets pas ?… Je suis ton dieu : le Progrès. Approche donc ! N’aie pas peur ! Je te félicite, mon garçon. Tu as fait des choses admirables. Continue. Grâce à toi, – et à quelques-uns de tes collègues qui travaillent dans la balistique, les explosifs, les gaz, les microbes et autres petits jeux,  – la fin du monde, qui est mon but, ne paraît plus très éloignée. Courage donc ! Retourne à tes laboratoires. Je suivrai tes nouvelles découvertes avec toute l’attention qu’elles méritent. Attends ! Il te manque une décoration : l’ordre de la Destruction totale… La voici… Mais où vais-je te l’accrocher ? Ah ! je vois une place libre encore… Là, ça y est ! Au revoir, cher maître ! »

De tout cela, le savant fut si troublé qu’il fit machine arrière et s’en retourna incontinent vers notre planète obscure.

Et, rentré dans son laboratoire, il brisa tous ses appareils, instruments, cornues, et ne voulut plus rien inventer.

Et l’on apprit bientôt qu’il allait consacrer sa fortune à la fondation d’une académie bizarre : l’Académie des Ignorances : quarante membres choisis parmi les crétins les plus crétinisants, ne sachant ni lire, ni écrire, ni compter. N’était-ce pas touchant ?

« Il est fou, se dit-on. Il doit avoir attrapé, là-haut, quelque coup de soleil, ou de lune. »

On se détourna de lui, on enleva ses décorations et on les accrocha au sommet des mâts de cocagne pour exciter les bateleurs les jours de réjouissances populaires.

Et, en effet, ce pauvre homme avait bien perdu la tête, car il ne fit plus rien que se tourner les pouces en regardant son nombril.
 

*

 

Cependant, un jour, se sentant au bout de sa carrière scientifique, il dit à un dernier élève :

« Apportez-moi une poignée de terre et un grain de froment. »

Qu’en voulait-il faire ? Quelque chose de surhumain, sans doute, le Chant du Cygne…

On lui apporta ce qu’il avait demandé. Il enfonça le grain de froment dans la poignée de terre et attendit.

Il eut la gloire, au bout d’une semaine, de voir surgir un brin vert ; au bout d’un mois, deux feuilles étroites ; au bout d’un trimestre, un épi composé de quarante grains de froment. Alors, il eut un sourire de triomphe et murmura :

« J’aurai fait tout de même quelque chose d’utile. »

Et il rendit l’âme.
 

*

 

Il n’y eut personne à ses obsèques.

On remarqua seulement un petit oiseau qui voletait derrière le corbillard, en pépiant, comme pour dire :

« Merci, merci !… »

L’historien suppose que cet oiseau avait mangé les quarante grains de froment.
 
 

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(Jean Rameau, « Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 25506, mardi 15 novembre 1932 ; gravure attribuée à François Desprez, Les Songes drolatiques de Pantagruel, 1565)