Je venais de prendre la plume et, le coude sur la table, la main dans les cheveux, je regardais anxieusement le plafond pour y chercher une idée, lorsque tout à coup j’entends frapper à ma porte : Toc ! toc !

« Entrez. »

La porte s’ouvrit et je vis apparaître un personnage singulier, étrange, fantastique sous certains aspects, et indéfinissable ! Il avait les cheveux rouges et la barbe idem, mais d’un rouge particulier que je ne saurais comparer à rien. Ses yeux bleu tendre, et d’une extrême vivacité, dardaient des regards qui semblaient pénétrer les objets. Son teint blond avait une transparence en quelque sorte fluidique. Les proportions de son corps étaient admirablement calculées, et il régnait dans ses mouvements une harmonie merveilleuse.

C’était bien un homme, mais idéalisé, dématérialisé et comme d’un ou plusieurs degrés au-dessus des individus de l’espèce vulgaire. C’est ainsi que doit être l’homme transfiguré.

Mon intéressant visiteur m’adressa un salut des plus courtois et vint se placer devant moi, droit comme un point d’interjection.

Il attendit.

J’attendais aussi.

« Qui êtes-vous ? » demandai-je enfin, faisant un visible effort sur moi-même.

La physionomie de l’inconnu s’illumina d’un subit éclair ; et il se mit à me regarder avec un sourire tout à la fois narquois et bienveillant.

« Vous êtes sans doute l’ombre de Voltaire ou de Beaumarchais, insinuai-je vivement, me rappelant tout à coup la promesse du spirite, mon correspondant.

– Non, dit l’apparition, d’une voix claire et musicale. Mais je suis venu à la place de ces Messieurs, sur l’invitation d’un médium de mes amis. Et je tâcherai que vous ne perdiez pas trop au change, ajouta-t-il, en clignant de l’œil.

– Alors, répliquai-je, vous êtes un de ces grands génies des temps anciens qui ont laissé sur la terre des vestiges impérissables de leur passage.

– Vous dites vrai. J’ai laissé des vestiges qui occuperont longtemps vos académiciens et vos philosophes. D’abord, une mâchoire…

– La mâchoire avec laquelle Samson tua dix mille Philistins, m’exclamai-je ; vous seriez donc…

– Une mâchoire accompagnée de sa molaire, l’une et l’autre récemment découvertes dans les sables de Moulin-Quignon, près d’Abbeville…

– Par M. Boucher de Perthes ?

– Lui-même.

– Vous êtes donc…

– L’homme antédiluvien !

Je m’étais d’abord proposé d’aller trouver M. de Quatrefages, membre de votre Institut, fort versé dans les études géologiques, pour lui expliquera à fond le cas de ladite mâchoire ; car je m’étais laissé dire que l’Académie était en train de me métamorphoser en singe. Mais j’ai réfléchi que je ferais tout aussi bien d’en venir causer avec vous. D’ailleurs, je n’ai jamais bien aimé les savants. De mon temps, ils étaient pédants, systématiques, têtus, dévorés de préjugés, jaloux les uns des autres, et, de plus, énormément bavards et batailleurs. On m’a assuré que les vôtres ne valaient pas mieux.

Les aurais-je convaincus que j’ai été un homme et non un chimpanzé ? J’en doute.

Je sais que beaucoup d’académiciens de votre siècle se piquent de ne pas croire au déluge universel et rejettent, du coup, toute la tradition biblique sur la Création du monde. Ils ont fait, m’a-t-on dit, pour justifier leur incrédulité, des livres très profonds. Pouvais-je espérer qu’il suffirait de la démonstration d’une mâchoire, même accompagnée d’une molaire, pour les convertir à la version de Moïse ?

D’ailleurs, mon ami le médecin m’envoyait près de vous ; il eût été malséant de me refuser à son désir. »

Pendant ce petit discours d’introduction, l’homme antédiluvien s’était tour à tour approché de ma table, avait donné un coup d’œil aux tableaux pendus au mur, ouvert quelques brochures et lu le titre d’une douzaine de journaux épars sur le tapis.

Je me levai et lui tendis un fauteuil.

« Veuillez vous asseoir, dis-je, car vous venez de loin et vous devez être las.

– Pas trop. J’arrive de la Lune – 350000 kilomètres. – Mais nous autres, hommes arrivés à la troisième période de spiritualisation, nous voyageons vite et sans beaucoup nous fatiguer.

– Je croyais que la Lune était inhabitable…

– Pour de simples hommes, oui, mais non pour des demi-esprits ; à preuve que j’y vis, moi, ma famille et quelques centaines de millions de compatriotes.

– Et vous vous y trouvez bien ?

– À merveille. Mais je vous avertis que je n’en puis dire long sur ce sujet. Comme Sélénite, c’est-à-dire citoyen de la Lune, j’ai des instructions qui m’obligent à une grande réserve. Comme antédiluvien, c’est différent ; je puis causer.

– Mille pardons de mon indiscrétion. Vous dites donc que la mâchoire de Moulin-Quignon est…

– Ma propre mâchoire.

– Et que la molaire y adhérant…

– Est ma propre molaire.

– Alors, vous êtes contemporain du mastodon giganteum de Cuvier, du mammouth des Russes, des mégalosaures et des plésiosaures du British-Museum, de l’ursus speluncus du cabinet d’histoire naturelle de Paris, du canis sylvestris, du rhinocéros à narines cloisonnées, enfin de tous les mammifères fameux qui peuplaient les solitudes de la terre avant le déluge ?

– Parfaitement ; et j’ai même fort bien connu le père Noé et ses fils, – honnête famille. – Nous étions du même quartier et faisions partie de la même compagnie.

– De quelle compagnie ?

– De la même compagnie de garde nationale, donc. Noé était capitaine en premier. J’avais l’honneur d’être son fourrier, et de plus Figaro du bataillon.

– Ah ! vous étiez barbier de votre état ?

– Pour vous servir, monsieur, et journaliste à mes heures perdues.

– Et journaliste !

– Certainement, monsieur, journaliste ; et votre étonnement me surprend.

– Je m’étais imaginé que la presse était le produit exclusif des civilisations très avancées, le résultat des grandes associations d’hommes liés par des intérêts communs et des besoins identiques. Or, si je ne me trompe, notre espèce, au temps du déluge, était peu nombreuse sur le globe ; elle vivait dans les forêts, à l’instar des bêtes fauves, n’avait pas encore bâti de villes et ne possédait aucune teinte de la littérature et des arts.

– Voilà bien l’homme du siècle en tous les temps et en tous les lieux ! Il s’imagine qu’avant lui il n’y a eu qu’obscurité, ignorance, barbarie ; qu’il a tout créé, tout inventé, tout perfectionné. Contemptor temporis acti. À lui toutes les lumières, tous les talents, toutes les sciences, tous les arts, toutes les découvertes ! à ses prédécesseurs, rien que les ténèbres ou l’ombre !

Erreur ! profonde erreur de la vanité et de l’orgueil !

Sachez donc, monsieur, qu’au moment où la lessive universelle nettoya les souillures de cette planète, la race d’Adam avait déjà seize siècles – lisez Moïse – ; qu’elle couvrait le monde, aussi dense qu’aujourd’hui ; qu’elle avait bâti des cités aussi belles et non moins populeuses que Paris et que Londres ; qu’elle possédait des Académies aussi savantes que votre Institut ; qu’elle faisait la guerre avec des canons rayés coulés, depuis quinze cents ans, par Tubulcain, un fameux maître de forges, à qui MM. Petin, Gaudet et Cie n’auraient appris que peu de chose ; que nous avions des constructeurs de navires pour le moins aussi forts que les vôtres ; témoins les ingénieurs qui édifièrent l’Arche, un vaisseau immense, à côté duquel le Léviathan de M. Ericsson n’est qu’un sabot, et qui tenait bien la mer, je vous le garantis ; que nous comptions des poètes et des musiciens qui eussent fait honte à ceux de votre âge ; souvenez-vous seulement d’Orphée, qui, – plusieurs siècles après le déluge, – entraînait encore les forêts au son de sa lyre et domptait la férocité des tigres et des lions. Et les trompettes de Jéricho ! avez-vous fait quelque chose de comparable ?

Notre société était, soyez-en certain, aussi policée que celle dont vous êtes si fier. Nous avions des théâtres, où l’on jouait la comédie, le drame et l’opéra, comme aux Français, au Vaudeville et aux Italiens. Nos artistes fameux émargeaient des appointements qui feraient rougir la Patti et M. Tamberlick. Les ut de poitrine couraient les scènes de la province, et dans la ville antique à laquelle Saint-Etienne a succédé, les ténors n’ouvraient pas la bouche pour moins de 50000 fr. En êtes-vous encore là ?

Vos spectacles durent huit heures et n’ont que dix actes et trente-six tableaux. Nos auteurs nous faisaient des pièces qui tenaient trois jours, non compris le prologue et l’épilogue. Et le public trouvait que c’était peu.

Hommes dégénérés ! Votre Alexandre Dumas avait imaginé une machine en deux soirées, – Monte-Christo [sic] ; – deux soirées ! et vous n’y avez pas pris goût.

Nos femmes portaient leurs sept étages de volants et la crinoline ; et quels volants, et quelle crinoline ! La rue suffisait à peine au passage d’une merveilleuse antédiluvienne, et les voitures avaient dû prendre des proportions incommensurables. Quel luxe ! et quelle triomphante coquetterie !

C’est un peu pour cela, à vrai dire, que le bon Dieu nous a noyés.

Les hommes avaient des passe-temps à la taille des plaisirs de leurs femmes. Nous chassions le megalotherium, le paleotherium et le dinotherium, dans des forêts colossales, comme vous chassez le renard et le lapin, à travers de maigres taillis qui n’auraient pas été au jarret de nos chiens. Avez-vous quelqu’un, le duc de Beaufort, par exemple, à comparer à Nemrod, grand devant Dieu même ?

Lorsque nous faisions la guerre, c’était une extermination. – Voyez la Bible. – Quand vous avez tué vingt mille hommes dans une bataille, vous chantez un Te Deum ; nous massacrions cinq cent mille ennemis, et nous ne songions pas même à en remercier Dieu !

– Mais, hasardai-je timidement, votre état politique était défectueux ; la liberté était dans les limbes, et le suffrage universel, vous n’y songiez pas.

– Erreur encore ! Notre esprit politique était au moins aussi développé que le vôtre. Nous faisions régulièrement une révolution tous les cinq ans, et nous changions aussi souvent de dynastie. Gouvernement théocratique et militaire, gouvernement oligarchique, gouvernement monarchique, gouvernement constitutionnel, gouvernement républicain, nous avons usé et abusé de tout cela, mieux que vous ne ferez jamais. Quand Dieu nous a submergés, ne sachant plus à qui ni à quoi nous vouer, nous nous nous étions donnés au diable.

Pour ce qui est de la liberté, nous l’avions sous toutes ses formes, et sous toutes ses couleurs, et nous en faisions aussi bon emploi que vous. Quand un parti était au pouvoir, tout le monde criait haro, et on écrivait de lui qu’il était illibéral, oppresseur, tyrannique, gaspilleur des deniers publics, peu soucieux de l’honneur national, etc. L’opposition arrivait-elle aux affaires ? elle suivait les errements du pouvoir déchu et s’entendait adresser les mêmes reproches.

– Mais le suffrage universel ?

– Nous l’avions étendu aux femmes. Elles votaient, avaient leurs clubs, leurs candidates et leurs représentantes.

– Étaient-elles jolies ?

– Ravissantes. Je puis vous en parler, moi, habile et discret Figaro, chevalier servant des belles, redouté des oncles et des maris ! Quel adorable étalage d’attraits ! Quelle savante exhibition de formes ! Quel traité complet de séduction !

Pourtant, je dois aux dames de votre temps cette justice que, sous le rapport de la coquetterie, elles ne sont pas restées inférieures aux femmes antédiluviennes. Par ce côté, le dix-neuvième siècle de l’Ère chrétienne triomphe même du seizième siècle de la Création. Et j’admire comment vous autres, hommes, pouvez résister aux mille provocations charmantes dont vous êtes l’objet !

Le carnaval dernier, étant par hasard de passage à Paris, j’eus la fantaisie d’aller au bal. Je n’avais que l’embarras du choix. On dansait partout. Je choisis un bal du grand monde. Je ne sais pas s’il était officiel.

Eh bien ! vous le dirai-je, monsieur, je fus aussi scandalisé que ravi de tout ce que je vis.

Moi, Figaro antédiluvien noyé par Dieu pour ses péchés mignons, scandalisé ! comprenez-vous cela ?

Du vivant du père Noé, nos femmes allaient au bal, assez décolletées, c’est vrai, laissant voir volontiers la moitié de leurs jolis bras blancs et roses, le demi-galbe de leurs épaules voluptueusement arrondies, et la naissance de ce qui s’y rattache immédiatement. Les plus risquées remplaçaient la robe, absente par le haut, par une guimpe légèrement transparente ; c’était le privilège des grandes coquettes.

Chez vos danseuses, monsieur, le corsage commence juste là où il devrait finir, découvrant hardiment à tous les yeux, sous la lumière de mille bougies, au milieu du parfum enivrant des fleurs et des accords d’une musique excitante, ce que les corsetières de tous les temps ont eu mission de cacher. Elles montrent, et avec un laisser-aller naïf qui ferait presque croire à l’innocence, non pas leur poignet blanc veiné de bleu, non pas les attaches gracieuses de leur cou et les contours mœlleux de leur gorge strictement couverte ; mais leurs deux bras nus tout entiers, du haut en bas ; mais leurs épaules, tant qu’elles peuvent s’étendre, par-derrière et par-devant, de profil et de face ; mais, sous le tulle coquettement indiscret, elles étalent complaisamment la réalité positive de leurs formes et l’éclat marmoréen de leur peau.

Je vous l’assure, monsieur, foi de submergé, nous y mettions de notre temps plus de façons. Nous n’avions peut-être pas plus de mœurs, mais nous sauvions les apparences.

Franchement, si je vivais aujourd’hui sur la terre et si j’avais une femme et une fille, j’attendrais qu’elles eussent soixante ans pour les mener à vos soirées.

Prenez-y garde, monsieur, Jéhovah nous châtia pour moins que cela. Vous abusez terriblement de la promesse faite à Noé qu’il n’y aurait pas un second déluge. Mais il y aura une fin du monde, songez-y un peu.

– Homme antédiluvien, dis-je, vous m’effrayez ; je n’avais pas entrevu ce signe des temps, et il est grave. J’en toucherai deux mots dans mon prochain feuilleton.

– Et vous ferez bien. Vous pourrez ajouter que vos danses, notamment la polka et ses dérivés et composés, la mazurka, la redowa, la scottisch et autres sont – comment dirais-je honnêtement ? – tant soit peu graveleuses, et que cette juxtaposition, cet enlacement intime de dames et de cavaliers…

Mais je m’arrête ; j’aurais l’air de vouloir faire un cours de morale biblique, et, pauvre diable qui ai pâti le déluge pour mes méfaits, je n’en ai guère le droit.

Revenons à ma mâchoire de Moulin-Quignon.

– Volontiers, dis-je, un peu humilié de la verte satire de mon interlocuteur fossile. Revenons à votre mâchoire et à sa molaire. Nos savants ont reconnu, avec M. de Quatrefages, que cette mâchoire était réellement celle d’un homme.

– Et je m’en flatte.

– Et que la molaire était comme cariée. Auriez-vous eu le mal de dents, pendant votre vie ? C’est une question de haute importance à laquelle la science ne saurait rester indifférente.

Le mal de dents sous-entend nécessairement le dentiste ;

Le dentiste appelle le marchand d’orviétan ;

Le marchand d’orviétan suppose le pharmacien et le médecin, dont il est la contrefaçon ou le concurrent ;

Le pharmacien et le médecin éveillent dans l’esprit l’idée des corps savants, avec leurs discussions élevées et profondes ;

Car tout s’enchaîne, dans le monde.

Les savants et leur débats donnent fatalement naissance aux Instituts et aux Académies.

Or, qui dit Académie et Institut, évoque aussitôt tout le passé d’une civilisation arrivée à son apogée et d’une société parfaite à laquelle rien n’a manqué.

Vous voyez donc, homme antédiluvien, de quel intérêt considérable c’est pour l’histoire chronologique du monde ; pour la sûreté et la direction des futures études géologiques ; pour la véracité des livres saints ; pour la solution du plus grand problème de tous les temps et de tous les peuples ; pour la Création du monde, en un mot, de savoir au juste si, oui ou non, vous avez eu le mal de dents. »

L’homme antédiluvien se recueillit un instant, puis, sans hésiter et solennellement, répondit :

« Sur mon âme et conscience, devant Dieu qui m’a jugé et devant les hommes postdiluviens qui recueilleront ma parole, je le déclare : j’eus, en ma vie, le mal de dents ! »

Je n’en demandai pas davantage ! Je vis immédiatement sortir des ténèbres des âges les temps génésiaques, avec leurs royaumes et leurs empires ; s’évanouir les plus formidables doutes scientifiques sur l’origine et l’antiquité de la terre ; et le flambeau de la critique pénétrer désormais dans les profondeurs où dorment, depuis bientôt six mille ans, les gigantesques débris des premiers habitants de notre planète. J’avais désiré que la lumière fût et la lumière est : fiat lux et lux facta est.

À quoi tiennent pourtant les grands effets ! Une dent cariée, moins encore, la carie d’une dent nous explique un monde !

« Homme antédiluvien, poursuivis-je, continuant mon enquête, rien n’est indifférent de ce qui touche à votre molaire cariée ; pourriez-vous me dire dans quelle circonstance mémorable vous avez gagné ce mal de dent désormais historique ?

– Voici, répondit-il ; un jour que je montais ma garde à la porte de l’Hôtel-de-Ville, il se mit à pleuvoir à verse. J’avais oublié ma capote. La consigne ne me permettant pas de quitter la place, – et tous mes camarades ayant déserté le poste pour aller au café, – je reçus l’ondée sur la tête. De là une fluxion à la joue, une rage de molaire à faire geindre un mastodonte, et…

– Et la carie, cela va de soi.

– Mêmement que j’allai trouver un dentiste de mes amis pour me lui faire extirper la dent malade. Mais le maladroit opérateur m’arracha celle d’à côté, qui se portait bien.

– Homme antédiluvien, m’écriai-je de plus en plus transporté, vous parlez par la bouche de la Vérité même. Je viens de lire, dans la France, un article où M. Figuier constate que la dent voisine de la dent cariée avait été violemment enlevée. La science a retrouvé les traces de l’effraction. Homme antédiluvien, vous êtes, après Moïse, le plus grand révélateur du monde sublunaire !

– Vous êtes bien bon, me dit-il indifféremment. Je ne m’attendais pas à cet honneur, pour moi, ni pour ma mâchoire. J’en ferai demain un article satirique dans mon journal.

– Votre journal ?

–Oui, je continue là-haut l’un de mes métiers terrestres. J’ai créé un petit journal rabelaisien, le Trou à la lune. Un grand succès. Je vous enverrai mon prochain numéro, si vous acceptez l’échange avec le Mémorial.

– Mais, comment donc !

– Eh bien ! sans adieu. »

Et mon confrère fossile se leva pour gagner la porte. Je l’accompagnai avec mille politesses, sur le palier, et pris congé de lui, dans une solide poignée de mains – à l’anglaise.

Je vais envoyer, sous bon pli, ce feuilleton à l’Académie des Sciences. Il va stupéfier ces messieurs. Mais c’est Boucher de Perthes qui va être joliment étonné. Moi, un géologue obscur hier, donnant aujourd’hui la solution du problème du monde antédiluvien ! C’est à rendre fou d’orgueil.

Avec quelle impatience, vous l’imaginez, chers lecteurs, je vais attendre, pendant ces huit jours, le numéro du Trou à la lune. J’en ferai l’objet d’un rapport spécial à M. de Quatrefages, le savant, après moi, qui s’est le plus rapproché de la vérité sur le fragment osseux de Moulin-Quignon. Il sera intitulé :
 
 

LA SCIENCE DE L’HOMME EXPLIQUÉE PAR UNE MÂCHOIRE.

 

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Post-scriptum.
 

Saint-Étienne, ce vendredi 8 mai.
 

Monsieur le spirite,
 

Je manquerais à tous mes devoirs, si je ne vous adressais mes chaleureux remerciements pour l’intéressante visite que vous m’avez envoyée. Sans doute Voltaire et Beaumarchais n’étaient pas à dédaigner ; mais pouvais-je m’attendre à l’homme antédiluvien ! Je vous fais solennellement amende honorable, et suis, monsieur, avec une éternelle reconnaissance,
 

Votre serviteur,
 

ANTONIN BOUDIN

 
 

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(« Causeries du samedi, » in Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire, dix-neuvième année, n° 3539, samedi 9 mai 1863 ; illustration de Zedněk Burian, « Paranthropus, » 1971)