Il m’est tombé sous la main l’autre jour, tout humide encore de la presse.

C’est un énorme volume, couvert d’un papier qui est mystérieux ; sur la couverture, des alambics et des instruments d’une forme étrange semblent se livrer à quelque diabolique sarabande.

Je l’ai ouvert avec un tremblement facile à comprendre ; je pensais y lire les choses les plus sataniques, telles que l’art d’évoquer le diable sans danger ou le moyen de faire de l’or, mis à la portée de tout le monde…

Je me trompais.

Le livre des Révélations est tout simplement un livre de cuisine.

Oh ! mais entendons-nous, ce n’est point un livre de cuisine ordinaire comme Alexandre Dumas père ou Monselet pourraient en faire un ; non, non, c’est l’œuvre d’un hardi penseur, qui ouvre par là à la science des avenues inexplorées.

L’auteur trouve que manger est une chose honteuse et qui rapproche l’homme de la brute ; aussi, aux actes de la mastication, de la déglutition et de la digestion, a-t-il songé à substituer autre chose.

Grâce à lui, l’homme ne mangera plus, il n’usera plus ses dents à broyer une nourriture souvent indigeste ; l’œuvre de la nutrition s’accomplira par le nez.

Oui, par le nez. Le cuisinier, élevé au rang de distillateur, extraira des viandes et des légumes les parfums les plus délicats et les servira dans des vases d’une forme étrange destinés à s’appliquer au-dessous de l’appareil olfactif.

Les restaurants seront transformés en établissements d’aspiration où, pour un prix déterminé, on aspirera un certain nombre de plats au choix.

Il en sera de même pour les vins : on les absorbera par le nez, réduits à l’état de parfums ; on en prendra ce qu’on en voudra, un verre ou un litre, une barrique ou une bouteille, et l’on arrivera même à se griser admirablement ainsi.

D’abord, dit l’auteur, l’estomac élèvera un peu la voix ; il demandera sa pâture habituelle, mais peu à peu il sera très satisfait du repos qu’on lui donne.

Mais le nez, songez aux satisfactions que goûtera cet organe, qui en très peu de temps arrivera à être bien plus délicat que le palais.

Les gourmands se trouveront admirablement de ce régime ; par ainsi, plus de gastrites, de gastralgies, de maux d’estomac ; le seul mal à redouter sera le rhume de cerveau.

D’un homme très glouton on ne dira plus : il est très porté sur sa bouche, mais bien : il est porté sur son nez.

Quelques ignorants pensent sans doute que ce régime est impraticable, ou tout au moins n’engraisse pas.

C’est une erreur ; l’auteur de ce livre des Révélations n’existe pas autrement depuis quatre ans, et il est tellement gras, qu’il a été forcé dernièrement de réduire ses repas à deux par jour.

Ce que c’est pourtant que le progrès : autrefois, cette façon éthérée de manger était laissée aux misérables qui, faute d’un dîner, allaient tremper leur pain à la vapeur des cuisines de restaurants.

Maintenant, les gens grossiers et les vieillards aux sens dépravés mangeront seuls ; les autres aspireront.

En attendant cette heureuse époque, l’auteur des Révélations indique une foule d’instruments nouveaux qu’il a inventés et qui sont destinés à simplifier le service de table.

Je le dis hautement, ces instruments nouveaux dénotent une science d’observation au-dessus de toute idée.

Et ces petits instruments sont tellement commodes, que, si on me les servait dans un dîner, je n’hésiterais pas à manger dans le creux de ma main avec mes doigts.
 
 

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(Émile Gaboriau, in Le Tintamarre, critique de la réclame, satire des puffistes, dix-septième année, dimanche 14 novembre 1858 ; gravure attribuée à François Desprez, Les Songes drolatiques de Pantagruel, 1565. Nous devons avouer notre plus complète ignorance au sujet de ce livre des Révélations aimablement signalé par le créateur de Monsieur Lecoq ; l’ouvrage ne semble répertorié par aucune bibliothèque)