Nous avions passé tout l’après-midi au bord de la Seine, le jeune Roger Delaporte et moi. Cet élégant jeune homme, fils d’une des mes amies d’enfance, m’avait demandé de visiter avec lui l’Exposition des Arts et Techniques. C’est un garçon laborieux, bien doué, un peu moins féru de sport, un peu moins absorbé par les soins de sa beauté que la plupart de ses contemporains. Appartenant à une famille bourgeoise, où les préoccupations idéales ne trouvent aucune place entre le souci de gagner de l’argent, d’obtenir des situations brillantes et des titres flatteurs, et l’incessant besoin de rouler en auto, quand on ne joue pas au polo ou au tennis, il est instruit sans être cultivé, semblable sur ce point à la presque totalité des jeunes filles et des jeunes gens travailleurs de notre époque. Il sent quelquefois cette lacune et cherche, de façon intermittente, l’occasion d’orner un peu l’intelligence qu’il encombre sans répit, depuis plus de quinze ans, sur les bancs des écoles, des lycées et de la Sorbonne.
Nous prenions le café dans ce clair restaurant qui dominait de très haut la Seine, à l’extrémité du Centre Régional.
Les innombrables jets d’eau parsemés entre les ponts ne fonctionnaient pas encore. À peine strié de quelques moirures, le fleuve, assez large en cet endroit, se recueillait à cette heure entre ses deux files d’arbres et de constructions plus sombres que lui. On ne voyait guère la foule noyée dans le crépuscule. Seuls quelques lampadaires, formés de tubes roses lumineux, enroulés en spirale, marquaient pour l’instant de lueurs plus vives les berges obscurcies par leurs fragiles décors.
Le spectacle était d’une réelle beauté.
Pensant me flatter, Roger me dit :
« Tout ceci pourtant ne vaut pas la paix des champs, la calme vie d’autrefois. L’autre semaine, en Normandie, chez mes parents, je me promenais seul à cette heure, dans le parc. La cloche du village voisin a sonné le couvre-feu et j’ai compris ce que devait avoir de charme, même dans les grandes villes, l’existence de jadis.
– Mon cher Roger, lui répliquai-je, ne te force pas à regretter un passé dont tu t’accommoderais difficilement. J’ai connu, longuement connu, dans mon enfance, cette quiétude charmante que tu essayes de te représenter. Elle avait son prix. Mais des miracles comme celui qui nous est offert ici depuis quelques mois, penses-tu qu’ils n’aient pas le leur ? Si nos aïeux pouvaient contempler la prodigieuse féerie qu’avant une heure, comme chaque soir, va nous offrir ce paysage artificiel, crois-tu qu’ils n’oublieraient pas tout à fait leurs plaisirs d’autrefois ?
Quand on déplore les méfaits du progrès, en l’accusant d’avoir ruiné les joies de la tranquillité d’antan et en remontant vers celle-ci par l’imagination, il serait juste de faire ensuite mentalement l’expérience contraire. Renverse, mon cher ami, le cours des événements. Suppose que, quand tu auras mon âge, l’humanité soit revenue au stade de civilisation et de connaissances où elle était quand j’avais le tien ; cela ne fait pas cinquante ans. Or tu n’auras encore ni télégraphie sans fil, ni automobiles, ni aviation. La photographie, les procédés directs de reproduction, l’éclairage électrique, le téléphone, les modes de construction rapide, tout cela sera presque à l’enfance. Repense alors aux splendeurs que nous avons sous les yeux ; les voilà devenues impossibles. Tout le mélancolique regret qui s’attache au passé ne remplira-t-il pas ton âme, en songeant au rêve que nous vivons ce soir ? »
Nous nous tûmes un instant.
« Quelqu’un que tu n’as pas connu, poursuivis-je après une minute d’hésitation, et qui te touche d’assez près cependant, t’aurait bien mieux expliqué cela que moi, car c’était un philosophe, un savant et un artiste, un peintre délicieux, étonnamment affranchi de tout préjugé… le frère de ta mère.
– Mon oncle Hippolyte ?
– On t’a parlé de lui quelquefois, chez toi ?
– Rarement. Maman semble l’avoir beaucoup aimé ; elle ne prononce pourtant jamais son nom en public. Mon père m’a dit, à deux ou trois reprises, que son beau-frère a totalement disparu, il y a fort longtemps, et que c’est très heureux pour tout notre entourage.
– Dans presque toutes les familles, il y a comme cela, mon jeune ami, un personnage dont on ne parle qu’avec une hostilité sourde. Son défaut principal fut généralement de se montrer trop supérieur au milieu où il grandit, mais sans avoir les qualités sociales qui assurent aux hommes le succès dans leur carrière. Rien n’est immoral, aux yeux du monde, comme un grand esprit qui ne veut ni prostituer son talent, ni l’adapter à une fonction définie, lucrative ou honorifique. Ces déclassés supérieurs n’ont finalement qu’à disparaître, et c’est d’ordinaire ce qu’ils font.
– C’est ce que fit l’oncle Hippolyte. Je n’ai jamais su, par exemple, comment ni où il était parti.
– Ah ! ah !… ton oncle… »
Je m’arrêtai soudain, pris de quelque inquiétude à l’idée d’expliquer au garçon parfaitement équilibré que j’avais devant moi, à ce fils de famille si textuellement dans la norme, les bizarres circonstances dans lesquelles s’était éclipsé jadis le frère de sa mère… Mais baste ! foin de ce scrupule !… Brutalement et de la façon la plus brève que je pouvais le faire, j’entrepris de révéler, séance tenante, à Roger Delaporte, le mot de la troublante énigme.
« Ton oncle, lui dis-je, fut, pendant près de quinze ans, mon plus intime ami. Mais tandis que je poursuivais mes études avec une tranquillité parfaite et le tempérament le plus classique, le plus « siècle de Louis XIV » qui se puisse concevoir, Hippolyte, au contraire, ne travaillait que par à-coups, génialement, je puis le dire, et tout jeune il fréquentait certains milieux inquiétants de notre grande ville provinciale, un groupe hétéroclite où l’on s’occupait d’occultisme, de magie, d’alchimie, que sais-je !… Il s’entretenait surtout de longues heures avec le maître incontesté de ce petit cénacle, un bonhomme assez sordide, trapu, les cheveux longs, les pommettes saillantes, la barbe rase, l’œil petit et perçant, qui, employé le jour au greffe du tribunal, consacrait ses nuits, au dire des bonnes dames de la localité, à évoquer le diable. Je ne me mêlais pas de leurs histoires, mais je déplorais un peu qu’Hippolyte versât dans ces extravagances. Presque jamais d’ailleurs, il ne faisait allusion, devant moi, à leurs préoccupations hermétiques…
… Un soir pourtant, comme nous avions terminé depuis plusieurs années déjà nos études secondaires, mais n’avions encore vingt-cinq ans ni l’un ni l’autre, il frappa très tard à ma porte. Je lisais Là-Bas de Huysmans, qui venait de paraître. La physionomie hagarde et même un peu hallucinée de mon ami m’inquiéta tout de suite.
« Cette nuit, me dit-il avec violence, je vais tenter d’entrer systématiquement dans la vie intercalaire. J’en ai par-dessus la tête des niaiseries de notre monde.
– La vie intercalaire ?
– Attends un peu, Roger, tu comprendras tout à l’heure. Moi, je savais à peu près à quoi Hippolyte faisait allusion. Nous avions déjà parlé plus d’une fois de cette question-là qui ne touchait pas exclusivement à l’occultisme, mais plutôt à certains phénomènes physiques et physiologiques, auxquels nous nous intéressions également l’un et l’autre. Mais sur ce point encore, vers 1895, ni l’astronomie, ni la physiologie n’étaient assez avancées pour résoudre un problème, dont même aujourd’hui, après Einstein et Freud, je n’oserais affirmer que je possède la solution. Il était évident d’ailleurs qu’Hippolyte, en ce temps-là, était beaucoup plus fort non seulement que moi, ceci va sans dire, mais qu’aucun savant de cette époque, dans la connaissance de la matière cosmique et du subsconscient…
Tu sais, mon ami, que, lorsque nous dormons, nous avons des songes : les anciens disaient que les uns nous viennent par la porte d’ivoire, les autres par la porte de corne. Mais, bons ou mauvais, rêves charmants ou cauchemars affreux, tous ne sont que des réminiscences élaborées de façon plus ou moins logique, plus ou moins fantastique, par notre imagination. Peut-être quelques-uns sont-ils des résidus ancestraux, de mystérieux revenez-y hérités de nos aïeux. Pierre Loti a écrit là-dessus de biens jolies pages, avec, à l’appui, des exemples impalpables. S’il y a d’autres rêves qui soient prophétiques, ce n’est, j’en suis persuadé, que dans la mesure où notre conscience nous crie : « Casse-cou ! » d’une façon plus perceptible dans le calme de la nuit que dans les agitations de la veille. Moins travaillés par le philtre, Yseult et Tristan eussent entendu les « prenez garde ! » de Brangaine. C’est à cela, je pense, que se réduisent les songes prémonitoires. Mais, entre l’état de veille et celui du sommeil, soit vide, soit chargé de rêves, il existe un état transitoire que tu connais probablement comme tout le monde, où, très brièvement sans doute, nous vivons consciemment une vie tout à fait différente de l’existence quotidienne, avec une lucidité de pensée beaucoup plus grande, semble-t-il, bien que nous ne conservions jamais la mémoire des raisonnements subtils dont elle s’accompagne, une vie en tous cas beaucoup plus conforme à nos aspirations naturelles, à nos goûts véritables, à notre tempérament, à nos secrets désirs… Depuis la singulière entrevue que j’eus, ce soir-là, avec Hippolyte, j’ai soigneusement, méticuleusement, profondément observé cette autre vie mystérieuse et pourtant réelle, où tout notre être se glisse, s’insinue par de minuscules interstices que la nature laisse quelquefois entre la veille et le sommeil et réciproquement. Si bien que je serais capable d’écrire aujourd’hui le récit un peu flou de mes incursions dans cette existence suivie, logique et si savoureuse, encore qu’intermittente, où je me suis retrouvé tant de fois, depuis mon enfance, et où j’ai connu l’amour, les deuils, le travail, des amitiés, des espérances, des enthousiasmes et des réussites autrement intenses que dans la vie apparente, vers le terme de laquelle j’avance à grands pas désormais…
– Mais, monsieur, interrompit mon compagnon, vous-même venez d’en convenir, les intervalles pendant lesquels nous pouvons connaître cette vie intercalaire ne sauraient être qu’extraordinairement brefs.
– Ils le sont ; mais qu’importe qu’au bout de notre existence terrestre ils ne fournissent qu’un total de quelques minutes, peut-être même de quelques secondes. L’échelle de vitesse des phénomènes n’est pas forcément la même dans des mondes différents. Maintenant que l’astronomie nous habitue à exprimer par des chiffres suivis ou précédés de quinze, de vingt, de cinquante zéros les rapports de grandeur ou de durée des phénomènes cosmiques, nous concevons fort bien qu’une de nos existences concomitantes peut avoir duré des millions de fois moins que l’autre, sans avoir été, pour cela, ni moins réelle, ni moins chargée d’événements, ni moins riche qu’elle de sentiments et de pensées.
– Comment, réelle ? Vous n’allez pourtant pas me dire que cette vie intercalaire, que ce rapide passage entre la conscience de la veille et le délire des songes puisse être autre chose, tout au plus, que le phénomène connu maintenant par les psychiatres sous le nom d’état second ?
– Mon petit, nous avions des camarades, en ce temps-là, des jeunes gens fort instruits, que passionnaient ces mystères. Nous baignions, pour ainsi dire, dans cette atmosphère des dédoublements de la personnalité. La vie intercalaire, dont je te parle, ne ressemble en rien à ces sortes de crises nerveuses où, dans le même pays, dans la même demeure, souvent au milieu des mêmes personnes, l’individu « dédoublé » agit et pense, jouit ou souffre avec une âme momentanément différente de son âme normale. Ici, c’est précisément le contraire qui se passe. L’être psychique s’active et se développe dans la plénitude absolue de son tempérament, de sa raison et de sensibilité. C’est son « meilleur moi, » pour parler comme Ruckert, ou, comme aurait dit Péguy, son « moi le plus moi » qui s’épanouit dans un monde tout à fait différent du monde accidentel au sein duquel il évolue tout le reste du temps.
– Un monde irréel, tout de même ?
– Mais pas du tout, mon cher Roger ! Et c’est là précisément le nœud du mystère. Cet autre monde est parfaitement réel, étendu, sensible ou pondérable, comme il te plaira de le qualifier.
– Voyons, voyons ; je deviens fou. Où situez-vous alors ce monde… ce monde ?…
– Intercalaire. Nous l’appelons aussi intercalaire.
– Où donc vous représentez-vous ce monde intercalaire ?
– Je n’en sais rien. Et puis qu’importe ! Il peut d’ailleurs parfaitement occuper le même espace, le même lieu géométrique, les mêmes points de l’infini que celui où nous achevons en ce moment, un peu bizarrement, de boire notre café. Un des cantons de ce monde peut se trouver ici-même, parmi ces palmiers, ces platanes et ces murs de plâtre, qui s’illuminent peu à peu d’une façon tellement magique et où des musiques de conserve nous arrivent, sur des trains d’ondes, si miraculeusement que rien désormais ne devrait nous étonner.
– Enfin, tout de même, deux mondes concrets, pesants, tridimensionnels, dans le même espace ?…
– Voyons, réfléchis un peu. Tu sais, nous le savions déjà il y a quarante-cinq ans, quoique de façon plus vague et moins certaine qu’aujourd’hui, tu sais que les corps célestes, même dans les régions où semble pulluler la matière cosmique, sont séparés les uns des autres par des distances incommensurablement plus grandes que ces corps eux-mêmes. « Le vide de ces espaces infinis m’effraye, » disait Pascal, dès le dix-septième siècle. Les éléments infiniment petits de la matière qui nous entoure directement et dont nous sommes composés nous-mêmes, se trouvent également, fût-ce dans les corps les plus denses, prodigieusement écartés les uns des autres. Dans un livre relativement récent l’Univers, l’astronome anglais sir James Jeans, pour nous rendre sensible cette surprenante rareté des éléments réels de la matière, établit une image, sur laquelle il revient plusieurs fois avec insistance dans son remarquable travail. Si nous voulons nous figurer l’extrême état de vide de l’espace astronomique, il nous invite à nous représenter l’encombrement du ciel par les étoiles en le comparant à six grains de poussière dispersés dans le grand hall de la gare Saint-Lazare. De même, dit-il, un petit nombre de moustiques, six également, si j’ai bonne mémoire, quand il s’agit de l’atome de carbone, volant autour du centre de cette gare, peuvent nous donner une idée de l’encombrement de l’atome par les électrons ; tout le reste est du vide. J’ai retenu par cœur une de ses phrases : « Nous vivons dans un univers de fils d’araignée ; il y a beaucoup de points de repère, de dessins, mais la matière solide y est extrêmement rare… »
Or imagine, Roger, dans ce même hall de la gare Saint-Lazare, cinq ou six autres moustiques, d’une autre espèce, ceux-ci tout à fait imperceptibles à tes cinq sens éveillés parce que d’une nature radicalement étrangère à la substance de notre univers. N’auront-ils pas place à y évoluer presque aussi librement que si absolument rien n’occupait cet espace, pratiquement vide, où tourbillonnent déjà, par hypothèse, six minuscules électrons ? Dès lors, ne peux-tu pas aussi bien étendre ce concept à tout un monde intercalaire, à plusieurs mondes même, si tu le veux, qui se croiseront sans se nuire, comme se croisent les émissions de télégraphie sans fil ; qui coexisteront dans l’espace, ce gouffre indéfinissable, gaspillé avec tant de prodigalité pour la construction de notre univers humain ? Chacun de ces mondes composé d’éléments qui ne nous sont pas perceptibles dans l’état de veille, qui sait si nous ne pouvons pas y pénétrer et y vivre, non seulement par l’intelligence, mais physiquement, et y goûter, en effet, les contingences de cette vie intercalaire, à laquelle Hippolyte aspirait avec tant d’ardeur et dont nous percevons incidemment la saveur, dans les interstices de notre vie terrestre ?
– Mon oncle Hippolyte pouvait-il déjà, vers 1890, bâtir un tel raisonnement, pour prétendre s’introduire de plein gré dans une vie intercalaire ?
– Ton oncle se rendait si nettement compte de la prodigieuse rareté de la matière, – il prétendait même la percevoir en peignant, – que je l’ai entendu raconter, devant nos petits camarades éberlués, quand nous avions douze ou treize ans, que si deux astres se rencontraient, à leur énorme vitesse de translation, ils se traverseraient tout simplement, sans rien détruire de leur structure respective.
– Était-ce mon grand-père ou un de mes grands-oncles qui l’avait initié à ces théories effarantes ?
– Oh ! certes non, mon cher Roger. Tes ancêtres maternels et leurs collatéraux furent tous trop parfaitement terre-à-terre, pour l’entretenir jamais de pareilles questions. Ces conceptions étranges furent, chez lui, spontanées… Toujours est-il que, le soir dont il s’agit, il me déclara qu’il allait tenter de s’introduire systématiquement dans le monde intercalaire. Il en parlait au singulier. « On m’a donné, me dit-il, la clef de cette transcurrence, le procédé pratique pour obtenir, à l’instant de mon choix, le passage de notre existence idiote dans le monde supérieurement évolué dont tu ne possèdes qu’un avant-goût si faible et si furtif. Pourquoi hésiterais-je ? » Je devinai bien quel était cet « on » dont il parlait vaguement ; sans doute son confident, le vieux thaumaturge. Je ne voulais pas être indiscret et ne l’interrogeai point. Mais, très effrayé tout de même à l’idée d’une expérience peut-être utopique ou puérile, peut-être aussi fort dangereuse, je lui fis observer que, quand nous passons incidemment, pour quelques secondes ou fragments de seconde, dans le monde intercalaire, ce n’est point par un acte de notre volonté, mais par le vœu de la nature qui nous y entraîne dans des conditions telles que nous en ressortons presque immédiatement. S’étant évadé systématiquement de notre existence terrestre, était-il sûr de pouvoir y rentrer à son gré ? « Ma volonté n’est point ignorante, me répondit-il sur un ton cassant et hautain, mais parfaitement éclairée, par l’expérience d’un maître-initié. Je réintégrerai notre sale univers, si j’en ai la moindre envie, aussi facilement que je suis certain d’en sortir tout à l’heure. Je tenais seulement, vu l’amitié que j’ai pour toi, à t’aviser de mon expérience. Tu es le seul à qui j’en parle. Je te tiendrai au courant de mes découvertes nouvelles, si les lois de cette transmigration me le permettent. Bonsoir ! » Avant que je pusse le retenir, il avait disparu en faisant claquer la porte. Nous ne devions jamais le revoir, ni moi, ni personne…
Devant cette révélation, Roger resta coi fort longtemps.
« Mes parents, demanda-t-il enfin, connurent-ils les circonstances de cette disparition ?
– Je ne les leur ai jamais révélées. À quoi cela eût-il servi, sinon à leur laisser un souvenir plus amer encore de ce pauvre Hippolyte et à me faire considérer moi-même comme un demi-fou par ta famille ?
– D’ailleurs, ajouta-t-il en tremblant un peu, vous ne croyez pas sérieusement que mon oncle, – il s’est sans doute expatrié pour vivre plus librement, – ait réellement disparu du monde, s’escamotant lui-même de notre vie terrestre ? Ce n’est pas possible, voyons ! Ce n’est qu’une image, une sorte d’allégorie, que vous m’avez racontée là.
– Je n’en sais vraiment rien, mon petit Roger… »
Pendant que nous devisions de la sorte, les illuminations commençaient à rendre de plus en plus irréel le spectacle que nous avions sous les yeux. Les jets d’eau lumineux, fusant de tous côtés sur la Seine, transformaient la surface du fleuve en un jardin de végétations mouvantes, de brumes claires et d’écumes multicolores.
Après quelques instants de contemplation muette, je repris la parole, non sans un peu d’hésitation :
« Au fond, vois-tu, mon cher Roger, que ton oncle ait effectué réellement et sans possibilité de retour cette transcurrence, comme il disait, dans un monde intercalaire, ou que, devant les hostilités de notre société positive, aussi évidentes qu’inévitables pour des génies de sa trempe, il se soit retiré quelque part en faisant le mort, c’est bien la même chose. Il savait que les plus minces attaches avec certains milieux entravent nécessairement l’essor de toute personnalité forte. Devenir un savant, un grand artiste, un vrai poète, c’est courir une périlleuse aventure, c’est se jeter dans une entreprise aussi différente de toute carrière commune que la vie intercalaire peut l’être de la vie de ces milliers d’individus en train de guetter ici, dans la pénombre, avec tant de passivité, l’éclosion des feux d’artifice. Ces spectateurs sont de paisibles moutons. Au contraire, un aventurier, voilà ce qu’est fatalement l’artiste, tout comme le moine ou le soldat. Le missionnaire et l’explorateur ne se soucient guère de notre monde, ni l’un, ni l’autre, je te prie de le croire. Quand le premier monte sur le toit de sa pauvre chapelle, c’est pour regarder le ciel de plus près ; et quand le second escalade quelque roche, c’est pour mieux repérer la contrée qu’il s’est juré de conquérir. Libres, sans chaînes et sans regrets, tu les vois errer fiévreusement par tout le globe qu’ils agrandissent et purifient. Ce sont des saints…
Eh bien ! Roger, ce doivent être aussi des saints, des saints un peu terribles et un peu fous, mais si courageux, si téméraires, le philosophe et le savant, l’artiste et le poète. Peu importe leurs défauts ! Dante avec toute sa bile, Colomb, ce grand menteur, Edgar Poe, en dépit de son triste vice, Nietzsche, malgré son immense orgueil, sont des saints. La plupart des grands hommes, Galilée, Michel-Ange, Corneille, Beethoven, Clément Ader, surent abandonner les biens d’ici-bas, renoncer à tous les assentiments et à tous les succès pour mieux atteindre les fruits prodigieux de leurs visions et de leurs renoncements. Le monde où ils vécurent, celui où vivront encore leurs égaux de l’avenir, fut et sera toujours nécessairement intercalaire au monde pétri de préjugés, d’hypocrisie et de concessions viles où triomphent les faux prophètes.
– Et il faut aussi renoncer à l’amour ?
– Je ne vois pas nécessairement pourquoi. La tendresse qui nous lie à nos mères, à nos sœurs, à nos femmes, à nos filles, n’est pas incompatible avec la liberté de nos âmes. Elles peuvent être pour nous des guides, des appuis, des conseillères, sinon des collaboratrices, des consolatrices, voire des amies parfaites. S’il s’agit du culte de lâtrie, voué à la Femme avec un grand F, évidemment cette sorte de maladie ne cadre pas avec la santé qu’exige la grande aventure… Mais laissons de côté les histoires de volupté ; nous ne faisons pas en ce moment de l’esthétique, mais de la philosophie… Væ soli ! me diras-tu. Oui, sans doute, væ soli ! Il est terrible de faire le saut définitif, comme ton oncle. Mais quelle grandeur, en retour ! quels progrès ! quelle puissance ! quel prestige quand sonne l’heure du triomphe, auquel, bien entendu, l’on n’assistera pas vivant ! Prends-y garde d’ailleurs : pour les énergumènes de l’idéal, ce n’est pas le chef-d’œuvre qui compte, mais l’effort nécessaire à sa douloureuse réalisation. Ne crois-tu pas, Roger, que tout homme qui se réalise pleinement, de façon pour ainsi dire absolue, soit aussi absent de notre humanité que ton oncle Hippolyte, s’il est vraiment entré vivant dans un monde intercalaire ? »
Mon jeune compagnon ne me répondit pas. Je sentis même comme une imperceptible froideur de sa part et regrettai de lui avoir parlé de la sorte. Il ne faut aiguiller aucun individu vers ces régions sublimes, dont le rude climat est trop dur pour l’immense majorité des mortels.
« Allons voir les illuminations ! »
Nous descendîmes au bord de l’eau et suivîmes en amont la berge, où le vent du nord, soufflant sur les grandes gerbes colorées, faisait voltiger un épais brouillard plein de scintillements. Au risque de nous faire tremper, nous nous apprêtions à traverser ces embruns, quand, de leur sein opaque, se détacha brusquement un être singulier qui me fixait de son œil d’aigle, un grand personnage au profil osseux, très « renaissance » d’allure, sans âge appréciable, les cheveux et la barbe, qu’il portait taillée en pointe, d’un roux également ardent, et vêtu de la tête aux pieds, comme en un sac, d’une combinaison d’étoffe brun-rouge, tissu qui ressemblait à de la bourre de soie ou plutôt à du verre filé.
Il s’avança très rapidement vers nous, moins comme s’il marchait qu’en glissant sur l’asphalte, les pieds nus dans des sandales de cuir fauve.
« Comment vas-tu ? me dit-il vivement. Sais-tu seulement qui je suis, petit foc ? »
En entendant ce sobriquet par lequel mes camarades me désignaient au collège, je fus tout de suite fixé sur l’identité de mon interlocuteur et retrouvai, du même coup, le surnom que nous lui donnions, à lui.
« Nyctophylax ! m’écriai-je. Que je suis content de te revoir après tant d’années !
– Tant d’années… Tu comptes toujours par années ?
– Dame !
– Le temps n’a aucune réalité et l’orbite de la terre, en tous cas, n’est qu’un accident de si minime importance dans les vies universelles. »
Sans relever cette impertinence, je répliquai :
« Tu dois être fou de joie ici et en faire des eaux-fortes et des aquarelles. Cultives-tu toujours l’enluminure ?
– Oui, tout ceci est assez beau, vraiment. Mais je ne peins plus, depuis belle lurette. L’art désormais ne me paraît intéressant que comme témoignage des phénomènes positifs sur lesquels reposent ses vains mensonges et comme signe des réalités vivantes. Cette musique par T. S. F. n’a d’autre valeur que d’utiliser de grossières vibrations acoustiques et les ondes un peu plus subtiles qui nous les transmettent. Et ces illuminations nous parlent assez éloquemment de l’électricité qui les conditionne. Mais seule l’étude des phénomènes primordiaux et de la substance des mondes accélère encore mon appareil respiratoire et apporte quelque exaltation aux battements de mes artères.
– Tu comptes publier tes travaux ?
– Es-tu dément ? Publier, c’est prendre contact avec la société ! On n’est ni sage, ni artiste quand on se fait imprimer, quand on expose ses tableaux ou que l’on confie sa musique à un chef d’orchestre. Lorsque le moment sera venu, soit par mes manuscrits, soit par ses propres recherches, si tardives et si lentes (voilà qui m’est souverainement égal !), votre monde connaîtra ce que m’ont clairement révélé mes études sur les pesanteurs.
– Les pesanteurs ?
– Ah ! oui, petit foc ! et il accompagna sa réponse d’un bon sourire d’affectueux dédain ; tu en es encore, sans doute, à croire à une pesanteur unique, celle de ton univers. Voyons, tu penses bien, tout de même, qu’il y a autant de pesanteurs que de mondes divers. Ce sont les réactions de l’une sur l’autre qui importeront à la mécanique future et non les petits comportements d’une seule d’entre elles. J’ai résolu pour mon plaisir, – et tu penses si je m’amuse ! – tous les problèmes de la lévitation.
– Pourquoi, Nyctophylax, ne pas faire profiter la science…
– Quelle science ? celle de tes bonshommes qui rêvent d’accélérer un peu la vitesse de vos grossiers mobiles, de leur faire parcourir quelques misérables kilomètres à la seconde, pour qu’ils échappent à l’attraction de la planète ? la science des fabricants de fusées ?…
Mais, mon pauvre ami, si je le voulais, tout de suite, ici, sans aucun appareil, je ferais sortir de n’importe quel point de la Seine un jet d’eau dix fois plus puissant que toutes ces gerbes, et le liquide qui le formerait ne réintégrerait plus jamais le monde terraqué… ne retomberait pas, comme dirait ce jeune homme, ajouta-t-il en toisant Roger Delaporte… Et pourtant, mon eau ne jaillirait pas à la vitesse de douze kilomètres à la seconde ; elle s’élèverait doucement de la masse de ce ruisseau, obéissant à de tout autres pesanteurs que celles de Newton et d’Einstein.
– Heureux maître de l’univers, lui dis-je, montre-nous donc un peu cela.
– Heureux ! ah ! mon ami, tu crois railler. Mais tu ne te doutes pas plus de ce que valent mes bonheurs que tu ne connais les pesanteurs des univers. Les auditeurs de Jésus demandent donc toujours des miracles ? »
Il sourit encore et poursuivit :
« Mais je crains autant le contact direct avec les gendarmes et les médecins qu’avec les lumières de votre Académie des Sciences. Si je faisais seulement monter un litre d’eau de cette piscine à un demi-mètre au-dessus de son niveau actuel, on me mènerait tout droit devant Pilate et, avant demain soir, j’aurais endossé la camisole de force. J’aime trop mes vies et mes libertés pour courir un tel risque et pour encourir l’esclavage que votre société me ferait endurer… »
En prononçant cette dernière phrase, il marchait à reculons dans la foule, avec autant d’aisance et de souplesse qu’il s’avançait tout à l’heure à notre rencontre et sa silhouette couleur de rouille, presque sanglante, se résorba en quelques secondes parmi les brumes des grands jets d’eau.
Je ne pouvais plus proférer une parole et mon compagnon respectait mon silence. Nous avions atteint machinalement les pentes du Trocadéro, par le pont d’Iéna, et nous nous trouvions dans le parc éphémère, où tant d’emblèmes contradictoires s’érigeaient vers le ciel nocturne sous le feu des projecteurs : les gigantesques prolétaires d’acier au marteau et à la faucille de l’U. R. S. S., l’aigle d’or à la croix gammée de l’Allemagne, la Vierge de cuivre du pavillon pontifical, dominant le tout sur son immense hampe à jour. Tout cela tombé de tous les coins du monde dans le cœur de Paris ; symboles de tendances antagonistes s’affirmant à la fois en un même point de l’espace et de la durée. Ainsi des mondes intercalaires.
« Quelle est donc la personne qui nous a parlé tout à l’heure ? » me demanda tout à coup Roger, d’une voix tranquille.
Cette question me rassura, car la poser était un mensonge. Roger savait aussi bien que moi qui venait de nous apparaître.
Je lui répondis cependant, pour la forme, à laquelle il tient, en appuyant avec un peu de rage sur l’adverbe final :
« Qui ça ? Nyctophylax ? mais ton oncle Hippolyte, naturellement. »
–––––
(Jean d’Udine, in L’Âge nouveau, revue mensuelle d’expression et d’étude des arts, des lettres, des idées, première année, n° 1, janvier 1938 ; lithographie de Jean Gourmelin, « Le Métro »)


