III

 

L’éternel féminin

 
 

L’hiver finissant ramenait le court été équatorial. Quel été ! La neige fondante découvrirait quelques prairies de mousses et de lichens, les bouleaux se couvriraient de feuilles, la glace des fleuves se briserait, et surtout un ciel constamment bleu permettrait de jouir de la faible chaleur du Soleil à l’agonie. Et quelques semaines plus tard, l’hiver envelopperait les cieux de noirs nuages et répandrait la neige partout, sur les prés, sur les arbres, sur la terre gelée et sur la mer immobile.

Ce matin-là, un feu brûlait en plein air devant la caverne du Rayon rouge, car le feu était ressuscité, et la tribu subsistait, mais au prix de quelles pertes ! Dans la terrible nuit de tempête, les femmes, les enfants, les vieillards avaient tous péri, tués par le froid ; six hommes restaient, guéris maintenant des atteintes douloureuses du gel grâce à leur robuste constitution. Surmontant leur lassitude de vivre, guidés par l’énergie de Har, ils avaient amassé de nouvelles provisions de bois, rallumé le feu, réparé leurs outils et vécu de la pêche comme aux jours d’avant la tempête. Mais une tristesse pesait sur eux, la tristesse d’avoir perdu leurs compagnes et les enfants nés de leur chair, et plus encore la tristesse de la tribu blessée, gémissante comme la bête aux abois, sûre de la mort prochaine.

Or, ce matin-là, les six, accroupis devant le feu qui brûlait au-dehors, songeaient. Plus vide et plus lamentable leur paraissait la vie malgré la douceur de l’air de ce printemps, le dernier peut-être. Dans le ciel bleu nuancé de reflets verts, le Soleil s’élevait, grand œil triste et doux, sans rayons et sans éclat, qui contemplait la misère des créatures et regrettait lui aussi les splendeurs enflammées de jadis, les courses folles à travers les cieux embrasés et le muet prosternement des peuples aveuglés. Les arbres secouaient la neige de leurs branches, accumulant dans les creux des eaux grises où scintillait le Soleil ; bientôt, la verdure tapisserait le sol délivré.

Et les hommes songeaient. Ils songeaient aux printemps de naguère, plus précoces et plus chauds ; ils songeaient aux femmes, reines d’un monde de plaisirs aujourd’hui disparus, aux enfants, preuves vivantes des espoirs de la race ; ils songeaient même aux récits des vieillards mal écoutés et mal compris, évocateurs d’un passé mystérieux et grandiose. Après ces rêveries, la misère présente les tourmentait plus ardemment, et le désir de conserver l’espèce se réveillait plus vif en eux, ce désir inné chez tous les êtres, de l’homme divin de l’apogée jusqu’à la goutte infime de protoplasma perdue dans l’océan. Naguère encore, ce désir se réalisait, mais la mort de toutes les femmes anéantissait l’espérance dernière, et la tribu diminuée se savait condamnée à périr.

Har seul joignait aux regrets et aux désirs la volonté de combattre ; l’énergie indomptée qui se lisait en ses yeux couleur d’acier inspirait le respect à ses compagnons découragés. Ils lui obéissaient, depuis la mort de Nomb, comme au plus fort et ils attendaient de lui la parole libératrice, sachant que, s’il se taisait, eux n’avaient qu’à mourir. Quels sentiments, quelles pensées se heurtaient dans l’âme de Har ? Il ne voulait pas les montrer et dit simplement :

« Le Soleil monte ; il est temps d’aller à la pêche. »

Ils se levèrent, obéissants et las ; Jevr seul soupira et se plaignit :

« Triste vie ! Nous passons nos journées à la recherche d’une misérable nourriture et nous avons même perdu nos pauvres joies de naguère. Quand le soir tombe, un ennui pesant nous rassemble autour du feu retrouvé, et le sommeil est le seul moment tolérable de notre existence.

– Pas d’abattement ! repartit Har. Le travail qui t’afflige nous aide à vivre, et, sans lui, les heures d’inaction deviendraient plus pénibles encore.

– Mais pourquoi vivre ? Jadis nous élevions des enfants qui devaient perpétuer la tribu : ils sont morts. Aucune femme ne nous en donnera de nouveaux… Pourquoi vivre ?

– Aucune femme ? Sais-tu s’il n’en existe aucune sur la Terre ? »

À cette question, les cinq hommes surpris regardèrent Har. Depuis leur enfance, ils n’avaient jamais connu d’autre tribu que la leur, et aussi loin qu’ils avaient porté les pas, à l’est au-delà des collines, au nord vers les glaces éternelles, ils n’avaient jamais rencontré d’êtres vivants. Ils se croyaient donc les derniers hommes, et voilà que Har leur parlait de peuples inconnus et nouveaux ! Stupéfaits, mais confiants, ils regardaient l’horizon oriental, s’attendant à voir surgir une troupe semblable à la leur, mais plus riche, avec des femmes nombreuses, des enfants, des outils, des poissons et le feu divin. Har comprit leur étonnement, leurs dangereuses illusions, et, aussitôt, il parla :

« Un soir, Nomb me conta le voyage de son père Ghilf, il y a soixante-dix années. Ghilf était jeune et d’esprit aventureux. Suivi de deux compagnons, il traversa le Fleuve et s’éloigna vers le nord jusqu’à un pays couvert de glaces qui ne fondent jamais. Alors, il se dirigea vers l’est et découvrit enfin une tribu comme la nôtre, à l’emblème du Tison ardent ; là, il vit des hommes vivant de la pêche, des femmes jolies, des enfants joyeux, un feu magnifique brûlant dans l’air calme. Il passa plusieurs jours là-bas et s’informa de l’existence de tribus plus lointaines, mais on n’en connaissait point d’autres, aussi loin que l’on allât vers l’orient. Ghilf revint ensuite et narra son voyage dont Nomb seul avait gardé le souvenir. »

Har se tut. Son récit, tout incertain qu’il fût, avait allumé dans les cœurs l’arc-en-ciel de l’espoir ; ils désiraient connaître cette région lointaine, plus attirante pour eux que les paradis des religions antiques avec leurs anges et leurs houris, et pourtant la route inconnue les effrayait. Har attendait, devinant leurs désirs et leurs craintes, et il voyait peu à peu leur visage se rembrunir et la flamme s’éteindre dans leurs regards. Kéol, aussi ardent que Har, mais sans persévérance, dit :

« Partons donc pour cette terre et nous y trouverons d’autres femmes et d’autres bonheurs. »

Varr, le plus jeune de tous, pensait de même, avide de goûter aux plaisirs ignorés et sentant bouillonner en lui les passions enflammées de l’adolescence. Mais les trois autres, plus âgés et plus las, malgré l’aiguillon du désir, redoutaient des fatigues nouvelles, un voyage lointain que leur imagination semait de périls imprécis et d’autant plus à craindre. Jevr donna la forme à leurs pensées :

« Ce serait, certes, une belle aventure que de partir à la quête des femmes perdues et de rallumer des foyers éteints, mais combien difficile m’apparaît le voyage ! Nous devrons abandonner la demeure familière, le Fleuve où nous pêchons, les paysages de notre enfance, pour nous enfoncer dans des terres inconnues, parmi les neiges et les glaces. Qui nous protègera la nuit contre le froid épouvantable ? Trouverons-nous partout des abris sûrs et le bois nécessaire ? Et qui nous guidera ? Nous pourrons errer de longs jours au travers de l’étendue sans rencontrer d’êtres humains. Depuis soixante-dix années, la tribu visitée par Ghilf a peut-être émigré, elle a peut- être disparu, emportée comme la nôtre par la furie de l’ouragan, et alors que ferons-nous quand nous devrons revenir épuisés et désespérés, surpris par l’hiver renaissant ? »

Jevr se tut, et Hime, du même âge que lui, et Ghest, plus vieux de quatre ans, l’approuvèrent d’un hochement de tête. Kéol, troublé, renonçait au départ et Varr s’attristait en vain. Mais Har, depuis longtemps, avait résolu le voyage et, sans être ému de leurs inquiétudes, il reprit :

« Quel lien si puissant vous attache en ces lieux ? Ici nous sommes nés pour souffrir, ici nous avons perdu nos parents, nos femmes, nos enfants ; chaque aspect de ce paysage nous rappelle un deuil, et cette horrible caverne un tombeau. Vous craignez le froid et la faim ? Sans risques, nous n’obtiendrons rien : il faut braver les dangers pour un peu de bonheur, et si nous n’atteignons pas le but espéré, nous ne souffrirons pas plus que nous avons souffert. Mais je ne veux pas vous persuader pour encourir vos reproches ; adoptez le projet qui vous paraît le plus sage ; pour moi, je partirai avec qui voudra, et je partirai même seul ! »

Har, debout, ramassa son harpon et sa hache, et son regard d’acier s’enfuit vers l’horizon méridional. Varr et Kéol, entraînés de nouveau, s’élancèrent auprès de lui, et les trois autres, effrayés par l’abandon possible, se sentirent subjugués par l’énergie du plus fort et se résignèrent au départ. Har donna des ordres rapides : chacun prit ses outils indispensables, la hache pour abattre les arbres, le harpon pour la pêche, les couteaux de pierre ou d’acier, les vêtements tissés de fibres végétales et quelques poissons secs. Tout le reste fut laissé dans la caverne : provisions de bois, de mousse et de lichen, pierres taillées, outils de fer provenant des siècles passés, ustensiles de bois ; puis on ferma solidement l’entrée contre la neige et l’on partit.
 

(À suivre)

 
 

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(Ch. de L’Andelyn, in La Semaine littéraire, trente-cinquième année, n° 1730, samedi 26 février 1927 ; repris en volume, Genève : Alexandre Jullien Éditeur, 1931)