Je suis peut-être trop près de la mort pour mentir. Vous êtes mon avocat, monsieur ; vous saurez tout. Si étrange que paraisse mon récit, soyez persuadé que l’exacte vérité sort de ma bouche. Ensuite, vous direz en quoi je suis coupable, s’il me faut assurer une part de responsabilité dans le crime : je l’ignore.
L’acte d’accusation reconnaît que j’appartiens à une honorable famille et que, tant loin que l’on remonte dans la lignée de mes aïeux, on ne saurait découvrir de ces tares qui font les descendances morbides. On ne relève depuis ma naissance aucun accident, aucune lésion dans mon organisme physique ; et quant au mental, tous les témoins qu’on a cités m’octroient une intelligence équilibrée. Enfin, pour être vive, mon émotivité n’a jamais enfanté de ces fantômes qui sont, paraît-il, le douloureux cauchemar des grands nerveux. Je suis comme la masse des hommes.
Aussi bien jusqu’ici ma vie s’est-elle écoulée fort calme. Mes affaires prospéraient ; je venais d’épouser une femme simple et bonne, et nous nous préparions à des années douces, limitant notre ambition à notre bonheur.
Voici exactement comment la chose s’est passée. Maître, écoutez ; et surtout, ne doutez pas de ma parole.
Avant de choir dans cette prison, j’habitais, vous le savez, une villa sur le plateau de Caluire, dans la banlieue lyonnaise. Ce quartier était naguère fâcheusement relié à la ville par un tramway étroit, désordonné et disjoint ; pour l’éviter, j’avais pris l’habitude de descendre à pied sur les quais du Rhône en coupant court par des forts déserts de Montessuy.
Le 20 octobre dernier, – comme ce jour fatal est déjà loin, – vers huit heures, je traversais donc les forts. À cent mètres autour de moi, le brouillard matinal d’automne fermait l’horizon. Point d’habitation, aucun arbre ; seulement l’herbe maigre sur le dos morne des vallonnements. Une solitude. Je me souviens pourtant que, dégagé de cette triste ambiance, je pensais à des choses gaies, et pour tout dire à un jeune chat que nous avions adopté la veille et qui m’avait fort diverti en jouant avec un bouchon. Et puis à des chaussettes claires, excusez ce vulgaire détail, des chaussettes achetées trop grandes, est-ce ridicule, mon Dieu !
Tout à coup j’aperçois, venant à ma rencontre, un homme. Je puis vous donner son signalement. Il était à peu près de ma taille, très mal vêtu, un foulard rouge autour du cou, les mains dans les poches comme s’il dissimulait quelque chose. Je n’ai pas vu son visage, tellement sa casquette était enfoncée sur les yeux. Mais ce visage était imberbe, j’en réponds. L’allure de cet homme me parut si louche que j’eus d’emblée la certitude qu’il venait de faire un mauvais coup ou qu’il se préparait à l’accomplir. Maître, c’est très important ; notez bien ma certitude absolue, prompte comme l’éclair. Malgré la crainte qu’il fût armé, quoique sans défense moi-même, je résolus, pour lui en imposer, d’avancer fermement. J’étais persuadé que, sur la sente étroite à peine tracée où nous marchions en sens contraire, parvenu à ma hauteur, puisque je ne me détournais pas, il obliquerait. Mais, sans lever la tête, il avança, les mains dans les poches, comme un automate. Maître, dans une rue fréquentée, cela ne vous est-il point arrivé ? Ce passant tient votre route. De loin, une intuition vous effare : « Mais nous allons nous rencontrer. » Et vous avancez quand même. Et déjà vous voilà face à face, rapidement, obstinés : deux fois, trois fois, pour échapper l’un à l’autre, vous vous jetez ensemble à droite, puis à gauche… Eh bien, l’homme était presque sur moi, inconscient de ma présence : il allait me heurter, je ne pouvais plus éviter son choc… Une angoisse inexprimable glaça le cri de ma poitrine.
Monsieur, l’homme qui marchait ne passa ni à gauche, ni à droite ; comme je marchais moi-même, il continua de marcher. J’ai senti la rencontre. Alors, ne le voyant plus devant moi, je me suis retourné. Et, entendez bien, je n’aperçus rien, personne, nulle part, si ce n’est l’herbe courte, le plateau désert.
Vous pouvez penser, Maître, si je demeurais pétrifié. Or, un léger obstacle me fit regarder à terre. À mes pieds gisait un couteau. Je me suis baissé. J’ai pris ce couteau et, à l’instant, quelque chose a vacillé en moi : j’éprouvai un désir fou, un besoin irrésistible de tuer.
Nul doute, cet homme que j’avais croisé et qui n’était ni devant moi, ni derrière moi, ni à côté de moi, cet homme, ce misérable était entré en moi.
Maintenant, vous savez tout, car le reste, tout le monde le sait.
On m’a vu un peu plus tard longeant les quais du Rhône, tête penchée, l’œil mauvais, comme préméditant le coup que j’allais exécuter. J’ai pénétré dans l’allée sombre d’une maison ; une petite fille m’a croisé dans l’escalier et j’avais l’air méchant : elle a eu peur. Ensuite, des voisins entendirent des cris affreux. On m’a poursuivi, on m’a rejoint. Et chacun s’est demandé, et l’on se demande encore pourquoi, froidement, j’ai assassiné une vieille femme que je ne connaissais même pas et que je ne cherchais pas à voler. Et la justice se perd en conjectures sur les raisons de mon mutisme à toutes les questions posées.
C’est que je possède toute ma raison, comme les médecins l’ont déclaré. C’est que je comprends avec horreur que personne ne voudra me croire, pas même vous qui pourriez me sauver… Non, vous ne croyez pas… Mon Dieu, que vais-je devenir ! Je vous en supplie. Cet homme qui est entré en moi, qu’on le cherche ; il existe. L’autre jour, on me conduisait à l’instruction ; au moment de monter dans la voiture, j’ai éprouvé un choc pareil, et, muet de stupeur, j’ai vu, mais de dos, le même homme qui s’en allait tranquillement dans la foule. Un instant, il s’est retourné. J’ai crié. On m’a poussé. Il a disparu. Par pitié, qu’on le cherche. C’est lui, le coupable. Il est à peu près de ma taille, très mal vêtu, un foulard rouge autour du cou, une casquette enfoncée sur les yeux. Et son visage est imberbe.
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(Renaud Icard, illustration de Maurice Rocher, in La Vie catholique illustrée, deuxième année, n° 46, dimanche 19 mai 1946)