Le plus beau garçon de Bolzano était Christophe Anich. Grand et svelte, il portait avec une remarquable aisance le costume des chasseurs tyroliens. Il avait la physionomie loyale et douce, mais en même temps des plus martiales, sous son élégant chapeau à la longue plume recourbée. C’était le plus habile chasseur de la contrée, combattant les ours au corps-à-corps, ne manquant jamais un chamois. Toujours le premier à la cible, à la lutte il était toujours le vainqueur.
Un matin, la jeune sorcière Nanette le vit passer devant sa cabane, la carabine sur l’épaule. Elle le trouva beau et l’aima. Christophe portait, brodée sur chacune de ses bretelles, une vierge d’argent ; mais le meilleur chrétien peut-il résister aux enchantement d’une sorcière qui le poursuit de son infernale passion ?
Nanette avait vingt ans et une imposante beauté. Sur son visage, aux traits réguliers et pâles, ses longs yeux noirs lançaient des flammes, et, quand elle déroulait sur ses épaules ses longs cheveux, on aurait dit le manteau des nuits.
Elle était originaire de Rovoredo, où toutes les femmes sont belles. Un jour, – elle était encore en bas âge, – elle suivait à Trente la procession de saint Vigile, lorsqu’une vieille sorcière la remarqua, brillant au milieu de ses compagnes comme une rose parmi des myosotis. L’horrible vieille attira l’enfant, l’emmena dans sa cabane, située en face de Bolzano, au pied de la montagne où s’élève le vieux castel de Sigmunds-krone, et l’y éleva en l’instruisant dans ses sortilèges. Quand sa ravisseuse mourut, Nanette, grande et belle fille, connaissait à fond tous les diaboliques secrets de la sorcellerie. Se faire aimer de Christophe Anich ne fut qu’un jeu pour elle.
Pourtant, la funeste union du jeune homme avec la sorcière n’était pas encore consommée, lorsqu’arriva du Zillerthal, pays de mécréants, un chasseur redoutable nommé Pierre Immhofer. Il était fort laid, mais vaillant et d’une force telle que, dans sa patrie, aucun lutteur n’osait plus accepter ses défis. De nombreuses plumes à son chapeau attestaient ses victoires. Il était à peine depuis huit jours à Bolzano que toute la jeunesse de la ville et des alentours s’avouait vaincue par lui à la chasse, au tir, comme à la lutte au corps-à-corps. Seul Christophe Anich lui résista. Provoqué à tous les genres d’exercices, il eut toujours le dessus, et Pierre en conçut un violent dépit. Pour la première fois, il trouvait son maître. C’était intolérable pour son orgueil, et il jura de se venger.
Par une nuit sombre, qui devait être leur première nuit d’amour, Christophe se rendait chez sa maîtresse pour s’engager irrévocablement dans ses liens. Immhofer le surprit près de la cabane de Nanette et lui plongea son couteau dans le cœur. Au même instant, deux mains nerveuses se nouaient au cou du meurtrier, qui, se retournant par un effort violent, enfonça à deux reprises la lame fumante de son arme dans le sein de son agresseur. Un long cri de douleur, un cri de femme s’éleva dans les airs, et Pierre reconnut dans sa deuxième victime Nanette, la sorcière. Elle n’était pas morte, mais elle râlait. Durant une minute, elle put faire entendre sa voix mourante.
« C’était écrit, murmura-t-elle ; nos deux destinées mortelles sont inséparables. »
Puis elle ajouta d’une voix forte, tandis que la douleur et la colère la rendaient effrayante à voir :
« Maudit, tu as tué mon amant et tu m’obliges à dépouiller ma forme de femme, mais ne te flatte pas de me voir mourir : je me transformerai, voilà tout, et en quelque lieu que tu portes tes pas, ma vengeance saura t’atteindre. Désormais, tu seras le plus misérable des chasseurs, et ta carabine n’atteindra plus le but. Je te poursuivrai sous toutes les formes ; je me ferai flamme pour te torturer, vautour pour te ronger le cœur. »
Ayant dit ces mots, elle expira.
Immhofer n’était pas dévot, mais il croyait, au fond de son âme, au diabolique pouvoir des sorcières. Il s’éloigna tout troublé.
Il n’osa pas retourner à Bolzano et se jeta dans la montagne. Il voulait mettre, avant le retour du jour, la plus grande distance possible entre lui et les lieux témoins de ses crimes. Bien que la nuit fût très noire et qu’il eût l’esprit traversé par les plus sinistres pensées, il put, grâce à son instinct de montagnard et de chasseur, s’aidant de toutes les anfractuosités, s’accrochant des ongles aux moindres saillies, exécuter sans encombre la plus périlleuse des ascensions. Au point du jour, il avait gravi les hauteurs escarpées qui s’élèvent presque verticalement sur la rive droite de l’Adige.
L’aube blanchissait les sommets, et, à la fraicheur du matin, Pierre sentait se dissiper la fièvre de son cerveau. Il s’arrêta un instant pour reprendre haleine, regarda l’amorce de sa carabine et, après avoir vidé à moitié sa gourde, se remit en marche vers le nord. La nature sceptique prenant le dessus sur les terreurs qui l’obsédaient naguère, il riait maintenant des vaines menaces de la sorcière. Elle lui avait prédit que sa carabine n’atteindrait plus le but ; il appelait de ses vœux l’occasion de lui infliger un démenti.
À l’orient, des lueurs roses éclairaient l’horizon et, dans son âme endurcie, Immhofer sentait renaître la gaieté. Tout à coup, un pas léger et rapide se fit entendre derrière lui. Pierre se retourna, épaula promptement et fit feu. Le chamois , car c’en était un, disparut aussitôt derrière une roche. Persuadé de l’avoir touché, le chasseur s’élançait pour le ramasser, quand il le vit reparaître un peu plus loin et, comme un trait, se perdre dans l’espace. Immhofer, le tireur infaillible, était stupéfait.
« Bah ! se dit-il, c’est l’émotion qui persiste. Sorcière damnée, je te ferai bien mentir ! »
Il rechargea son arme et reprit sa marche. Il allait tout droit devant lui, et bientôt, quittant les sommets, il s’engagea dans une gorge étroite, bordée des deux côtés de rochers gigantesques. À ces rochers, broutant l’herbe rare qui naissait à leur cime, de nombreux chamois étaient suspendus. L’un d’eux n’était pas à plus de trente pas du chasseur, qui s’étonna d’une pareille confiance.
« Toi, tu es bien hardi ou bien sourd ! » murmura-t-il.
Il l’ajusta longuement, pressa la détente et… devint tout pâle. Tous les chamois, sans exception, avaient décampé.
« Cette maudite sorcière m’a troublé l’esprit, hurla-t-il d’une voix rauque. Quoi ! moi, Pierre Immhofer, je serais susceptible de tant d’enfantillages ! Allons donc ! Par le diable, ton patron, prophétesse de malheur, je te jure que tu en as menti ! »
Pierre examina sa carabine, s’assura qu’elle était en parfait état, la rechargea avec les précautions les plus minutieuses et continua sa descente.
La gorge aboutissait à une vallée, où il put cueillir quelques fruits pour se rafraîchir, car la fièvre l’avait repris. Il allait au hasard. Ayant traversé la vallée, il gravit une nouvelle pente, moins abrupte que les précédentes, et où se montraient çà et là quelques sapins. Sur l’un d’eux, un coq de bruyère chantait. Un soupir de satisfaction s’échappa de la poitrine du chasseur. Sa main, il le devinait, aurait sans doute tremblé devant un autre chamois ; il se sentait plus à l’aise en face d’un nouveau gibier. Lentement il épaula, longtemps il visa : quand il eut tiré, le coq de bruyère s’envola.
« Je suis ensorcelé ! » s’écria le coupable.
Et il s’enfuit éperdu. Tout courant, les yeux hagards, haletant, il gagna un étroit plateau, dont deux énormes rochers semblaient garder l’entrée comme deux forteresses. Il s’engagea dans l’espèce de défilé qui séparait les deux roches. Tout à coup, il s’arrêta devant un spectacle bien fait pour émouvoir son cœur de chasseur. À quelques pas de lui, derrière l’un des rochers, était une harde de cerfs à la reposée. Il resta une minute immobile, comme pétrifié, devant ce tableau. Puis, l’instinct de la chasse le ressaisissant, il regarda sa carabine et s’aperçut qu’il ne l’avait pas rechargée. Bien doucement, il répara son oubli. Il se sentait oppressé, ses jambes flageolaient et une sueur froide perlait à son front ; le moment était solennel pour le misérable. Il acheva de vider sa gourde pour se donner du cœur ; enfin , faisant un effort suprême pour dominer son émotion, il ajusta un superbe dix-cors, qui trônait majestueusement au milieu des biches. Il fit feu, mais sans résultat, et, chose étrange, au lieu de s’enfuir au bruit de la détonation, toute la harde demeura impassible dans son immobile repos.
Immhofer poussa un cri, cri de terreur et de rage. Par un mouvement de fureur, il lança violemment son arme contre une saillie de rocher, et la carabine vola en éclats. Cela fait, le meurtrier reprit sa course, ou plutôt sa fuite. Il avait l’air d’un insensé. Les mains tendues en avant comme pour conjurer une vision, les yeux effarés et stupides, il courait pareil à un fauve traqué. Des troupeaux de chamois passaient tout près de lui et défilaient à petits pas pour le narguer ; il les voyait comme dans un rêve. À vrai dire, il ne pensait à rien : il allait dans un hébétement douloureux. Il courut ainsi longtemps, contournant les rochers, se laissant entraîner par les pentes, à travers gorges et vallées, jusqu’à ce que les forces lui manquèrent.
Il s’assit sur un tronc de sapin déraciné par quelque ouragan. Là, une sorte d’assoupissement l’envahit. Quand il en sortit, il éprouva des tiraillements dans l’estomac ; il n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures. Il fouilla machinalement ses poches. Elles contenaient un morceau de pain dur, où il mordit à belles dents. Après qu’il eut mangé, il se sentit un peu plus ferme. Il reprit sa marche à pas lents. Malheureusement, avec ses forces, était revenue la réflexion.
Le soleil avait disparu derrière les montagnes, le crépuscule noyait toutes choses dans ses teintes grises. Heure mélancolique et charmante pour l’âme sereine qui s’abandonne à la rêverie, mais redoutable pour l’âme troublée du criminel, qui entrevoit déjà, avec le retour des ténèbres, les visions lugubres de ses insomnies. Une tristesse profonde s’empara d’Immhofer, tristesse où il eût été difficile de démêler s’il entrait plus de remords que de terreur. Son pas devenait de plus en plus rapide. Il éprouvait maintenant un besoin irrésistible de la société des hommes, qu’il avait d’abord voulu fuir. Il redoutait de se trouver seul au milieu du silence et de l’obscurité de la nuit.
Les ténèbres étaient épaisses quand il arriva dans une large vallée cultivée. En foulant la terre molle des champs, Pierre reprit courage. Un peu plus tard, il rencontrait une route ; il la suivit et se crut sauvé. Au bout d’une heure environ, il arriva devant une espèce de bas-fond où son attention fut attirée par quelque chose de confus. Il s’arrêta et distingua vaguement un mur, puis des talus et des croix. C’était un cimetière. Immhofer frissonna. Pour la première fois depuis son expiation, une pensée religieuse s’empara de cette âme perverse ; le criminel sceptique se signa. Mais, soudain, un nouveau spectacle vint le glacer d’épouvante. En face de lui, au milieu des tombes, une flamme légère et vacillante s’éleva. Elle voltigeait, lueur fantastique, parmi les croix noires.
« Grâce ! cria l’infortuné, ô Nanette, grâce ! Toutes tes prédictions s’accomplissent. Je sais bien que c’est ton âme qui me poursuit. (1) Si c’est ma vie que tu demandes, prends-la tout de suite ; mais cesse, je t’en conjure, de persécuter un misérable qui se repent. »
Le coupable était tombé à genoux. Comme il achevait son invocation, un bruit étrange lui fit lever la tête. Une masse noire était au-dessus de lui. D’abord immobile, il la vit bientôt s’agiter. Elle ressemblait à un oiseau gigantesque et s’abaissait lentement vers lui. Pierre tremblait de tous ses membres ; ses cheveux se hérissaient d’horreur. Tout à coup, il sentit que quelque chose lui frôlait le visage : c’était le contact d’une aile froide. Il poussa un cri et s’évanouit.
La fraîcheur du matin le ranima. La vue du cimetière, avec ses croix noires, ses pierres et ses talus, lui rappela par degrés ses souvenirs. Bientôt se retracèrent dans son esprit, avec une netteté effrayante, toutes les scènes de la veille et les visions poignantes de la nuit. Il leva ses yeux au ciel avec désespoir. Juste au-dessus de sa tête, au sein de l’immense azur qu’empourpraient les feux de l’aurore, un vautour énorme planait. Immhofer le regarda, effaré. Il lui sembla que, comme naguère, l’oiseau sinistre descendait peu à peu. Bientôt, il le vit décrire au-dessus de lui de redoutables circuits dont chacun le rapprochait notablement du misérable. Pierre sentit un voile funèbre passer sur ses yeux.
« Toujours les prédictions de la sorcière ! murmura-t-il. Est-ce ta suprême transformation, ô Nanette ? Et ma dernière heure est-elle venue ? »
L’oiseau sinistre descendait toujours en resserrant ses circuits. Le malheureux distinguait déjà ses yeux farouches fixés sur lui et ses serres formidables prêtes à le saisir. Il se sentit perdu, mais l’instinct de la conservation lui suggéra une suprême révolte. Il fit un bond et se mit à courir, tournant le dos au cimetière, dans la direction de la montagne. Une idée confuse avait surgi dans son cerveau.
Il se trouvait alors dans la vallée de Maro, renommée pour les hautes roches qui l’entourent et dont plusieurs s’élèvent perpendiculairement à plusieurs milliers de pieds au-dessus des monts. Il y avait parmi ces roches des enfoncements assez semblables à des grottes. Gagner une de ces cavités et s’y blottir, tel était le but du fugitif.
Depuis que Pierre courait, l’oiseau avait cessé de descendre. Il se contentait de le suivre, se tenant toujours au-dessus de sa tête à une distance d’environ trente pieds. L’effroi du malheureux allait croissant, mais la terreur lui donnait des ailes. Il courait, courait éperdu. Malgré ses fatigues récentes, il escaladait la montagne avec l’agilité d’un chamois. Près du sommet, il s’engagea entre deux roches ; mais, s’apercevant tout à coup qu’il avait fait fausse route, il voulut rétrograder pour contourner l’une de ces roches, de l’autre côté de laquelle il espérait trouver un refuge. À peine s’était-il retourné, que le vautour, plus rapide que l’éclair, était descendu au niveau de ses yeux, et, le menaçant des serres et du bec, lui coupait la retraite. Bon gré mal gré, Pierre dut gagner la cime, toute hérissée de rochers pointus. L’un des rochers offrait une déclivité accessible. Il y mit le pied et monta, ou plutôt grimpa tant qu’il put. Mais, arrivé à la pointe du rocher, force lui fut de s’arrêter. Devant lui était un précipice de plus de trois cents pieds ; derrière lui le vautour menaçant.
Pierre Immhofer était perdu. À cet instant suprême, un souvenir, qui dormait sans doute, se réveilla dans son esprit. Vivement, il porta la main à sa ceinture et en tira son couteau. Les traits du montagnard, livides et contractés, étaient en ce moment superbes d’horreur. Il y avait un dernier défi dans ses yeux de damné. Mais à peine eut-il jeté un regard sur son arme, qu’un tremblement le saisit, et de sa poitrine sortit un cri de dégoût : la lame, ordinairement brillante, était tachée de sang.
« Le sang de Christophe ! le sang de Nanette ! Malheur à moi ! Je suis maudit ! » hurla le misérable.
Il eut un éblouissement et, tendant ses mains en avant, plongea dans le précipice. Ainsi mourut Pierre Immhofer. Quand son cadavre fut retrouvé, il portait au côté gauche une large blessure faite par le bec d’un oiseau de proie. À quelques pieds au-dessus de l’endroit où gisait le corps du coupable, sur un des nombreux contreforts du rocher où il avait dû se déchirer, car on y voyait des taches de sang, un vautour immobile le contemplait fixement.
Depuis lors, chaque soir, à l’heure où la nuit tombe et où s’éveillent les hiboux, un vautour gigantesque s’arrête à cette même place et pousse trois cris stridents, posthume imprécation de la sorcière, écho lamentable et sinistre de sa colère inapaisée.
C’est pourquoi l’on a nommé cette roche « la Roche du Vautour. »
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(1) C’est une croyance très répandue dans le Tyrol, que les feux follets sont les âmes errantes des jeunes filles qui n’ont pas pu contracter mariage.
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(« Silvio, » in La Chasse illustrée, journal des chasseurs et la Vie à la campagne, dixième année, n° 47, samedi 24 novembre 1877)