I

 
 

Quatre heures sonnaient au campanile de la place Saint-Germain-l’Auxerrois.

Aussitôt, dans toutes les salles du musée du Louvre, retentit simultanément le même cri, roulant comme un torrent tempétueux : « On ferme ! On ferme ! »

Il germa en moi l’idée fantaisiste de passer la nuit, tout seul, dans le palais désert ; je me cachai dans le rideau de velours rouge tombant derrière la Vénus de Milo ; j’entendis bien le brigadier de service faire sa dernière ronde ; même, il me frôla au passage, mais il ne songea point à soulever la tenture. Je restai là, discrètement blotti, depuis une heure, si bien que je m’étais presque assoupi. Quand je me réveillai, j’aurais eu beau vouloir sortir de ce cachot d’un nouveau genre, il n’y fallait plus songer ; je me trouvais bel et bien prisonnier, et je devais me résigner à ma captivité.

Je commençai par me repentir de ce caprice bizarre… À cette sorte de faiblesse succéda, peu à peu, un autre sentiment. Je me mis à errer dans la solitude glaciale de la galerie des Antiques, où, de chaque côté, comme autant de spectres blancs, veillent les Vénus, les Dianes, les Adonis, les Mercures, tout ce peuples de divinités dont la beauté accomplie nous transporte dans une autre sphère, loin des laideurs coudoyées chaque jour à travers notre horrible monde moderne.

Était-ce une hallucination ?… Ou bien toutes ces créatures de marbre resplendissaient-elles d’une lueur intérieure, se dégageant de leur enveloppe idéale et illuminant tout autour d’elles ?…

Par degrés, il me sembla que, fluide et impalpable, une espèce de lumière astrale se répandait partout, mais insensiblement, par ondes douces, couronnant comme d’une auréole les fronts des dieux, des déesses, des héros, des Césars, immobiles et étincelants sur leurs piédestaux.

Jamais je ne les avais vus si beaux, si magnifiquement transfigurés ; je les admirais d’une admiration extatique : ils me faisaient presque peur. D’ailleurs, plus la nuit s’avançait, plus cette terreur grandissait en moi : elle finit par m’envahir tout entier.

Mon ombre, démesurément accrue, tantôt me suivait, tantôt me précédait, toujours menaçante : je sentais bien que j’étais comme un profane qui aurait pénétré, par ruse, dans un sanctuaire au mépris de tous les respects. Mes pas résonnaient sinistrement sur les dalles et l’écho en répercutait le bruit sous les arceaux sonores. Je marchais, je marchais, comme poussé par une force dominatrice, irrésistible… La gigantesque Melpomène, plus immense que d’ordinaire, dans les plis de son peplos, m’ordonnait, d’un geste tragique, d’aller, d’aller toujours :

« Sors d’ici, sacrilège !… Fuis… Tu violes nos nuits mystérieuses !… »

À un tournant, je frémis en apercevant un des deux hermaphrodites, debout, et serrant entre ses bras une nymphe qui s’était laissé surprendre. Un petit Cupidon, l’arc en main, me poursuivait de très près et paraissait vouloir me cribler de ses flèches empoisonnées.

Je courais droit devant moi, n’osant plus me retourner ; j’escaladai l’escalier de pierre, je traversai les premières salles du haut et je me trouvai, sans même savoir comment, dans la galerie d’Apollon.
 

II

 

Une symphonie large, mollement rythmée, berçait les sens avec suavité ; des cassolettes de parfums brûlaient de distance en distance et des fleurs féeriques brillaient çà et là, comme des astres doués de vie.

C’était l’émerveillement des yeux et des oreilles.

Dissimulé de mon mieux dans le retrait d’une des fenêtres donnant sur le quai, je retins mon haleine, je domptai ma frayeur et une sorte d’enchantement remplaça en moi les frissons.

Rêvais-je ?…

Ils venaient tous, elles venaient toutes, – les beaux avec les belles… les statues s’animaient… des toiles descendaient les personnages qui, depuis des siècles, sont les idoles des hommes.

Et tous étaient vivants, et tous accouraient prendre part à une assemblée incomparable. Peut-être même tenaient-ils séance, toutes les nuits, dans cette salle choisie, rutilante de dorures, bossuée de sculptures de la Renaissance, loin des regards du vulgaire qui les avaient assiégés pendant la journée et qui avaient souillé l’auguste majesté de leur beauté.

Au centre, sur un siège d’ivoire, sublime dans sa blancheur nacrée, vint s’asseoir la Vénus de Milo, mais non plus la statue que l’on connaît, mutilée et froide. Ses deux bras, d’un galbe splendide, soutenaient une table d’airain, sur laquelle elle s’apprêtait à inscrire des noms ; complètement nue, sans draperie aucune, elle était également ravissante à contempler, soit qu’elle étalât l’opulence de sa poitrine ferme et le contour solide de ses jambes ; soit qu’elle montrât son dos impeccable, ses hanches puissantes, ses flancs larges, dignes d’enfanter des dieux.

Elle attendait dans une pose altière, royale ; derrière elle arrivèrent : la Diane de Houdon, si aérienne qu’elle ressemble à une sylphide qui se poserait, du bout du pied seulement, sur le calice des fleurs ; la Diane de Jean Goujon, si hautaine, avec sa chevelure emmêlée de perles ; la Joconde, au sourire impénétrable, aux mains pétries dans un limon de choix, comme celles d’une impératrice ; l’Antiope du Corrège, fière de sa carnation grasse et de la luxuriance de ses formes ; l’Angélique d’Ingres, si élancée, si gracieuse dans sa sveltesse, avec ses deux seins jumeaux, haut placés, rigides comme du paros ; la Source, image touchante de l’innocence inconsciente qui montre chastement son corps de vierge, aux lignes raphaëllesques, sans même se douter qu’elle est imprudente.

Mais voici le divin Sanzio lui-même, exquis rêveur aux cheveux blonds comme le miel, accompagnés du vieux savant fatidique, à barbe blanche, de Rembrandt morose sous sa robe de bure ; puis le Saint-Jean-Baptiste de Lionardo da Vinci, adolescent plus séduisant qu’une femme et montrant du doigt le ciel. C’étaient encore de grandes dames vénitiennes, se levant de la table des Noces de Cana, dans toute la somptuosité de leurs robes de brocart aux grandes fleurs mirifiques ; Madame Récamier, blonde dolente, presque immatérielle dans son long fourreau blanc, se glissait pieds nus, parmi cette élite.

L’impératrice Joséphine, avec le lourd manteau du Sacre, passait, insouciante et dédaigneuse, le diadème au front, suivie de l’élégant Charles Ier de Van Dyck, coiffé de son chapeau de feutre, chaussé de ses bottes grises, écuyer plein de noblesse, qu’attend son cheval de race.

D’en haut, les figures mythologiques, sans quitter les frises, envoyaient à leurs sœurs en beauté des baisers et des sourires : Cérès, debout sur son char aux roues dorées, et Flore, aussi fraîche que ses guirlandes diaprées, et Pomone et Amphitrite.
 

III

 

Du plafond romantique de Delacroix se détacha soudain Phœbus-Apollon lui-même, dans sa tunique de flamme ; d’un bond vertigineux, qui ressemblait plutôt à un vol, il s’élança au milieu du groupe. Tous s’écartèrent en chantant : « Place au dieu de beauté ! Place au génie immortel ! »

Des luths invisibles firent, pour la seconde fois, entendre une sorte de mélopée, d’abord caressante et langoureuse, qui, s’enflant à mesure, grandissait, devenait puissante, entraînante, triomphale, apothéotique…

Phœbus-Apollon jouissait de sa gloire, avec la dignité qui sied à la sérénité sacrée des habitants de l’Olympe. Une main appuyée, dans une attitude noble, sur le siège d’ivoire, où trônait la Vénus de Milo, il se recueillit un instant.

Ainsi que des colombes de neige s’envolent d’abord séparément, puis se réunissent en troupes sympathiques sous la voûte éthérée, ainsi, de sa bouche, aux lèvres purpurines, sortaient des syllabes qui, à peine exhalées, se groupaient en strophes vibrantes et cadencées : c’était de la poésie et de la musique à la fois, c’était un langage incompréhensible pour les profanes, mais que saisissaient aussitôt les êtres d’exception, pressés autour de lui, pour ne point perdre un murmure de son hymne.

Il parlait, il chantait, il disait que rien n’existe au monde que le Beau, que l’art est l’incarnation du Beau sur la terre, que l’Amour n’est que le reflet du Beau, le radieux rayonnement du Beau, que l’Amour sort du Beau, que le Beau engendre l’Amour… et qu’ils n’avaient jamais touché à la Coupe des délices, les infortunés dont les yeux n’avaient pas contemplé le Beau absolu, les malheureux dont le cœur ne s’était jamais ouvert à l’Amour idéal !

Tous buvaient à longs traits son langage, qui distille une ivresse infinie, comme dans l’empyrée les divinités savourent l’ambroisie.

Cependant, hélas ! la sueur perlait en gouttes glacées sur mon front de mortel ; jamais je n’avais perçu semblable concert, jamais même les voix des plus sublimes poètes n’avaient fait courir dans mon être de tels tressaillements ; car, même les chantres de Géude n’étaient que des échos, tandis que j’entendais, de mes oreilles, discourir le génie du Beau, en personne, aux côtés de la déesse de Beauté.

Je compris, je compris pour la première fois l’alliance indissoluble de la Beauté et de l’Amour.

À ce moment, du fond de la galerie accoururent, aussi légères que Zéphyre, aux ailes de papillon, des danseuses de Tanagra, dont les chlomydes flottantes ondoyaient avec une grâce sans pareille sous le frétillement de leurs pieds coquets. Elles étaient suivies, dans leur course rapide, par l’Amour et Psyché, ces deux enfants qui s’aiment sans le savoir ; par cette jolie dame égyptienne, la, reine Karomama, qui a, sous sa coiffure touffue, de beaux yeux d’émail fixés sur son corsage doré, et ses bandelettes mystiques moulaient exquisement son corps délicat. Voici venir les personnages galants de Watteau, de Boucher, de Lancret et de Poter, le cortège bleu de l’Embarquement pour Cythère, qui s’enfonce, avec des murmures de madrigaux, dans un paysage de féerie ; et cette petite Cruche cassée, toute candide encore, dans sa robe froissée, avec son bouton de rose qui se fane ; puis la Chaste Suzanne, de Santerre, pudiquement provocante ; et Mme Nattier, épanouie et souriante, et, pompeusement coiffée d’un casque d’argent, au panache bleuté en forme de lis, Marie de Médicis, désertant, hors du cadre où l’a immortalisé Rubens, son coursier blanc à la crinière d’écume… et cent autres femmes adorables.

Tout se mêlait, s’enchevêtrait dans une procession interminable ; Vénus inscrivait solennellement sur la table d’airain les noms des personnages qui venaient rendre hommage à Phœbus-Apollon ; puis les couples disparaissaient, enlacés, se tenant par la taille, lèvres contre lèvres, et préludant ainsi au sacrifice d’amour et de volupté qu’ils allaient consommer là-bas, dans l’éloignement ombreux.

J’étais fou, hors de moi, tout enflammé dans mes sens par cette scène prestigieuse et jamais vue. Comme attiré par un magique aimant, je sortis de ma cachette ; aussi hardi que le fut jadis Actéon devant Artémis, vierge et déesse, je me précipitai vers la souveraine qui présidait à cette olympienne orgie ; je mis un pied sur l’escabeau de son trône, et j’allais porter la main sur sa chair divine, quand le Milan de Crotone de Puget me saisit dans ses bras athlétiques…

Un cri furieux, une rumeur de rage et de désespoir retentit dans la galerie d’Apollon.

Ces êtres mystérieux se ruèrent sur moi avec frénésie. Piétiné, meurtri, dépouillé de mes vêtements, je me sentis rougir de ma petitesse et de ma laideur, sous les coups et les huées qui m’accablaient. Je me débattais, désespéré, criant :

« Mais je l’aime, je l’aime !… Je meurs d’amour pour elle !…

– Arrière ! me répondait-on ; Pygmée ! Avorton ! Rebut de la nature !… Tu nous fais encore plus pitié qu’horreur ! »

Et, comme si la découverte de ma sacrilège présence avait suffi à rompre le charme, la vision de tant de beautés s’évanouit instantanément.
 

IV

 

Mes plaies étaient béantes… Je sentis une main, caressante comme une main de femme, qui me pansait doucement, qui répandait un peu d’eau sur mes blessures, qui me consolait avec des paroles plus douces encore que ses caresses.

J’entrouvris les yeux et je vis devant moi comme un fantôme aux joues émaciées, aux paupières humides de larmes. Il portait une couronne d’épines, d’où coulaient lentement des gouttelettes rouges ; son flanc était percé d’un coup de lance, ses mains trouées avaient des traces de pourpre ; derrière lui se pressaient, timides et saintes, toutes les Vierges célèbres : la Vierge aux Anges de Cimabue, austère et grave, la Vierge Glorieuse de Fra Filippo Lippi, dont le sourire a des airs de victoire, les Vierges de Raphaël, guidées par la « Belle Jardinière, » aussi blonde que réservée, la Vierge de Murillo, tenant ses mains d’albâtre sur sa poitrine, les yeux séraphiquement levés au ciel.

« Qui donc es-tu, toi qui viens me secourir ?

– Ils étaient l’Amour profane ; moi, je suis la Charité. Ils t’ont blessé, ils t’ont fait souffrir, ils t’ont donné la soif d’un idéal impossible à saisir ; moi, je t’apporte de l’eau pure pour te désaltérer et j’étends un baume sur tes cicatrices. Crois-moi : seul, je suis la Vérité, seul, le Bien et la véritable Beauté… mon amour ne trompe pas !… »
 

*

 

Le jour était venu : j’attendis l’entrée des premiers visiteurs du musée pour m’esquiver sans être remarqué.
 
 

 

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(Paul Démeny, in Gil Blas, trente-troisième année, n° 12378, mardi 3 janvier 1911 ; Honoré Daumier, « Le Connaisseur, » huile sur carton, 1860-1865 ; Morten Jepsen, « Hall des sculptures au Louvre, » huile sur toile, sd)