Un matin, en se réveillant, M. Sap constata que son astre l’avait formé poète. Il se leva et ouvrit sa fenêtre, le cœur ému d’une langueur délicieuse qu’il ne connaissait pas encore. À travers les brumes matinales, son regard contemplait un paysage de toits luisants que d’épais nuages de fumée assombrissaient ; entre les longs abris des trottoirs, des locomotives circulaient, couronnées de blancs panaches ; de grands bâtiments gris, percés d’une foule de petites fenêtres, bornaient l’horizon rétréci ; des odeurs compliquées flottaient dans l’air. À cette vue, l’âme poétique de M. Sap se dilata, et il prononça ces vers d’une voix haute :
 

Salut ! belle nature, à mon cœur fatigué,

Offre le doux repos, les parfums et les ombres.

 

Il s’arrêta là, à cause de la rime qu’il ne put trouver ; mais, ne s’en inquiétant pas outre mesure, il s’applaudit vivement de ce début, et, se rappelant l’étrange affection d’un autre grand poète, il posa sa main sur son sein gauche et dit :

« J’ai une lyre dans le cœur ! »

Il ne restait plus qu’à la faire vibrer ; mais, encore novice dans l’art, il se sentit le besoin de quelques conseils, et s’en fut tout droit chez le bon cabaretier Stiligoutte où M. Loupe et le docteur Limon-Juice venaient d’arriver. Comme, depuis sa cure merveilleuse, il avait la plus grande confiance en le savoir du médecin, il ne crut pouvoir mieux faire que de s’adresser à ce praticien éminent.

« Vous avez eu raison, dit M. Limon-Juice, quand M. Sap lui eût exposé son cas, vous avez eu raison de me demander conseil, car, de nos jours, la littérature, et surtout la poésie, est un fléau qui relève du médecin et principalement de l’aliéniste. À quel moment le mal s’est-il déclaré ?

– Ce matin, en ouvrant ma fenêtre. L’aurore…

– Mort aux juifs ! fit le bon cabaretier.

– … le ciel, le paysage, la brise printanière…

– Parfaitement, interrompit le docteur. Donnez-moi votre pouls… Bien. Vous avez effectivement un peu de fièvre… la fièvre bien connue de l’inspiration. Et vous vous plaignez de ne pouvoir trouver de rimes ?

– Je ne puis faire que des vers blancs.

– Prenez un vermifuge. Je veux d’abord vous présenter à quelques poètes de ma connaissance, le meilleur moyen de guérir votre mal étant de vous montrer les affreux ravages qu’il exerce lorsqu’on ne le combat point. Nous allons, s’il vous plaît, aller de ce pas aux bureaux de la grande revue le Pavot ; je vous présenterai au directeur Yan d’Isqcxszkof ; ne devenez pas comme lui, cher monsieur Sap ; il n’a pas eu le bonheur d’avoir, comme vous, un savant éclairé pour veiller sur lui, et, maintenant, sa métromanie est inguérissable. »

Il le conduisit alors devant une petite maison ; un écriteau manuscrit indiquait que les bureaux du Pavot se trouvaient au septième au-dessus de l’entresol. Après une longue, longue ascension par des escaliers larges et luxueux, en bas, et qui allaient en s’appauvrissant et en se rétrécissant vers le haut, ils furent au seuil d’un sépulcral couloir où s’ouvraient les chambres des domestiques, et ce fut devant une de ces portes, qu’ornait une gerbe de pavots, qu’ils s’arrêtèrent enfin. M. Yan d’Isqcxszkof vint leur ouvrir.

C’était un grand homme noir, aux yeux de flamme, qui présentait dans toute sa personne les signes d’une profonde décadence morale et physique. Il serra la main du docteur ; et celui-ci lui présenta M. Sap comme un homme amoureux des lettres et qui désirait vivement jouir de la compagnie des esprits les plus distingués du siècle. Ce compliment dissipa aussitôt l’expression de défiance et de mépris qui contractait déjà les lèvres de M. d’Isqcxszkof devant cet inconnu qui n’avait rien de poétique en apparence, et il les précéda dans une toute petite pièce qu’occupait aux trois quarts un grand bureau couvert de paperasses et d’épreuves d’imprimerie. Des zodiaques et des cercles magiques couvraient les murs sans les orner ; une tête de mort riait dans un crachoir, sur la pendule. Il y avait une pipe de terre dans une tasse à thé, et le reste était à l’avenant ; chaque partie du mobilier ayant été détournée de son but original.

M. d’Isqcxszkof s’avança vers une lourde tapisserie et la souleva. Alors M. Sap vit, dans une pièce assez grande, un certain nombre d’êtres anthropomorphes, qui paraissaient de sexes divers ; ils étaient assis dans des fauteuils, sur des chaises, d’aucuns sur le plancher ; des gravures mystico-obscènes luisaient çà et là dans la fumée. Ce n’était que chevelures, que barbes, que vêtements multicolores ; et tous ces gens s’entretenaient entre eux sur un rythme monotone et bas, en un langage hermétique.

« Où suis-je ? murmura M. Sap, épouvanté.

– Devant les poètes, répondit M. Limon-Juice ; ne craignez rien, je suis là. »

Ils entrèrent, sous la lueur des yeux égarés. Les poètes, étant hydrophobes, buvaient des alcools variés. C’est à peine s’ils firent attention aux nouveaux venus, et M. Sap put les considérer à son aise et ouïr librement leurs propos. Il lui sembla, à force d’attention, reconnaître dans leur idiome quelques termes de sa langue natale. Ils étaient tous fort tristes, quoique très jeunes. M. Sap aperçut, debout dans un coin, un homme d’un aspect maussade et lugubre qui semblait être un serviteur ; cet homme suivait la conversation avec un grand intérêt, mais n’y prenait aucune part ; seulement, lorsqu’elle se ralentissait ou bien lorsqu’elle menaçait de devenir plus joviale, il lançait aussitôt quelques phrases excessivement tristes, et à l’instant les fronts se rembrunissaient et le sérieux reprenait tout son empire. M. d’Isqcxszkof pria une poétesse de réciter sa dernière poésie ; et aussitôt, se levant, frêle en sa tunique noire brodée de chrysanthèmes géants, l’incertaine et amorphe créature déclama :
 

LA MORT MAUVE

(Fugacité.)

 

Mon cœur a la réflexion

Des monotonies morbides, et idoine

A de lointaines, lointaines et très chères visions,

Visions de rêve mort encrépusculé,

Est mon cœur, mon pauvre cœur ;

Mauve, mon cœur, et combien désolé !

Jouons parmi le serpolet.

 

Quand en son étreinte froide dos,

La mort, mon pauvre cœur mauve éteindra,

Ô mon amant sublimaire ! Mauve sera

Aussi la mort ; la mort, dure strigile !

Hélas ! hélas ! les noirs esprits !

Des pins ont perdu leurs strobiles !

Jouons parmi le serpolet.

 

Elle dit ; un murmure funèbre d’admiration courut de bouche en bouche, et le lugubre serviteur resta coi, ne trouvant rien de plus triste à dire.

« C’est beau ! gémit M. d’Isqcxszkof.

– Sublime ! » murmura M. Sap, qui sentait sa raison s’envoler peu à peu.

Cependant, comme l’heure s’avançait, le cercle funéraire commençait à s’éclaircir. M. Limon-Juice emmena M. Sap, qui chancelait. Le lugubre serviteur sortit avec eux ; et, sitôt qu’il fut dehors, de sa poitrine, un large soupir s’exhala, et sa face triste se rasséréna.

« Mon ami, dit le docteur étonné de ce changement, vous paraissez aise de sortir.

– Ah ! monsieur, s’écria le lugubre serviteur, si vous saviez combien dur est mon service !

– Que faites-vous donc ? demanda le praticien.

– Je suis le Broyeur-de-Noir du cénacle, répondit le pauvre hère ; comme, malgré tous leurs efforts, ces messieurs ne peuvent être éternellement affligés, ma fonction consiste à perpétuer et renouveler leur mélancolie. Ce n’est pas gai, je vous assure ; mais quoi ! il faut bien vivre.

– Ce n’est pas nécessaire, » dit le médecin, philosophe.

Et, se tournant vers son compagnon :

« J’espère, fit-il, que vous êtes guéri. Retournons, de ce pas, chez le bon cabaretier Stiligoutte, où quelques brocs de vin généreux achèveront et compléteront la cure. Quant à vous, mon ami (et il s’adressa au lugubre serviteur), vous accepterez bien, pour vous remettre un peu, du champagne pétillant, liqueur bien française !

– Monsieur, répondit le Broyeur-de-Noir, je vous remercie. Mais comme ces messieurs du Pavot tiennent ce soir réunion extraordinaire, je prendrai, si vous le permettez, afin d’être bien en forme, du Nuits et du Graves. »
 
 

 

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(Francis Lepage, in La Caricature, journal hebdomadaire, vingtième année, n° 1006, samedi 8 avril 1899 ; illustrations d’Egan Beresford pour Fleurs du Mal in Pattern and Prose de Charles Baudelaire, London: The Sophistocles Press and T. Werner Laurie Ltd, 1929)