On discutait ferme, ce soir-là, sur le pont de la Gavotte, un beau yacht à vapeur ancré depuis quelques jours dans le port de Bergen. Il y avait là, outre M. et Mme Laurent, les propriétaires du navire, leurs deux fils : Georges et Albert, la cousine de ceux-ci : Magdalena Sundt, le capitaine de la Gavotte : Kerlec, et un vieux loup de mer norvégien : Olaf Munch.

Après le dîner qui avait réuni tout ce monde dans la salle à manger du bâtiment, on était allé – vu le temps idéal qu’il faisait – siroter le café et les ligueurs sur le pont. Et la conversation, au grand air, s’était mise à rouler d’elle-même sur les mystères de l’océan en général et, en particulier, sur les monstres marins genre « serpents de mer, » que mentionnent dans leurs récits de nombreux navigateurs dont beaucoup sont dignes de foi.

M. Laurent, riche industriel français que sa passion pour la mer poussait à naviguer chaque été, avait engagé avec Kerlec une ardente controverse au sujet de la « grande baleine blanche » des côtes du Grœnland, que les baleiniers écossais ont nommée « Moby Dick »… Cet animal fantastique, selon M. Laurent, n’existait pas. Mais Kerlec citait des textes, s’appuyait sur certaine relation de voyage d’Egède au Grœnland, et surtout sur les dires des baleiniers écossais, qui pendant plus d’un siècle chassèrent le monstre, pour tenter de persuader son patron que cette espèce de serpent de mer n’était pas un mythe.

Il se fit un silence, à peine troublé par le murmure de la mer et la rumeur confuse qui venait du port. Alors, on s’aperçut que le vieux Olaf Munch – « le commandant, » comme on l’appelait – n’avait rien dit depuis que la question des monstres marins était sur le tapis. Il s’était contenté d’écouter, bien calé dans son fauteuil de rotin, savourant une longue pipe hollandaise et laissant vagabonder son regard parmi les étoiles. Olaf Munch, Norvégien, avait un lien de parenté assez lointain avec Mme Laurent, Norvégienne de naissance. Cependant, M. Laurent le considérait presque comme un beau-frère tant il avait d’affection pour lui. Le « commandant » était en effet le meilleur homme du monde. En outre, il représentait, avec Magdalena, toute la famille de l’épouse de l’industriel ; et, chaque fois que la Gavotte relâchait à Bergen, Olaf Munch était l’hôte des Laurent pour toute la durée de l’escale. Puis, un peu avant que le yacht appareillât, il retournait à terre, car son grand âge et une grave affection cardiaque lui interdisaient depuis longtemps de naviguer. Les courts séjours à bord du coquet bâtiment le remplissaient néanmoins d’une grande joie. Ils lui rappelaient ses voyages à travers tous les océans – Munch avait commandé des long-courriers – et c’était avec une amère résignation qu’il se voyait contraint à chaque départ de quitter le navire.

« Et vous, oncle Olaf, s’enquit M. Laurent, que pensez-vous de tout ceci ? »

Le « commandant » jeta un regard à son interlocuteur et tira quelques rapides bouffées de fumée de sa pipe. Il prit son temps avant de répondre, comme pesant ses mots à l’avance, et il dit :

« Mon cher Jean, je n’ai pour ma part jamais rencontré le « squalus maximus » de sir Edward Ham, ni le monstrueux serpent de mer signalé par Gresham Bennet, ni la grande baleine blanche dont vous venez de parler ; mais j’ai vu, de mes yeux vu, le « kraken »… »

M. Laurent ne sourcilla point. Par contre, Georges et Albert, vivement intéressés, rapprochèrent leur siège du vieillard, dont la voix enrouée, sans timbre, ne portait pas loin. Magdalena, elle, ne put réprimer un léger frisson…

« Aurais-tu froid, Mag ? lui demanda Mme Laurent.

– Non, mère, » répondit vivement la jeune fille, qui, orpheline, donnait le doux nom de père et de mère à M. et Mme Laurent depuis qu’ils l’avaient recueillie.

Les garçons, qui attendaient avec impatience les commentaires du vieux marin, restaient suspendus à ses lèvres.

« Alors, tonton Olaf ? fit Albert, le plus jeune.

– Oui, alors ? renchérit Georges, qui avait en poche depuis un mois son diplôme de bachelier.

– Alors, alors, mes enfants… » murmura le « commandant. »

Puis, élevant un peu la voix :

« Mais Mag n’a aucune sympathie pour le kraken. J’ai déjà parlé de ce monstre jadis devant elle et, si j’ai bonne mémoire, mon bavardage avait vivement impressionné la petite Mag d’alors… »

La jeune fille fit oui de la tête, un peu confuse, et les deux jeunes gens éclatèrent de rire. M. Laurent les réprimanda sur-le-champ :

« Allons, ne vous moquez pas de votre cousine. Ces légendes nordiques sont parfois terrifiantes, et vous-mêmes… »

Il se mordit les lèvres : le « commandant, » auquel le mot « légendes » avait sans doute déplu, venait de lui lancer un coup d’œil que, malgré la pénombre, il avait deviné chargé de reproches.

« Ces légendes… reprit M. Laurent. Enfin, ces histoires de marins… »

Magdalena avait appuyé sa tête blonde sur l’épaule de Mme Laurent qui, maternelle, s’était emparée des mains de la jeune fille et les tapotait affectueusement. Kerlec bourrait sa courte pipe d’un doigt preste. Quand il fit jaillir de ses doigts la flamme rougeâtre d’une allumette, tous les visages sortirent un instant de l’ombre – car la nuit était si limpide qu’on n’avait allumé aucune lampe – et chaque physionomie se révéla grave, presque inquiète. Puis une risée de vent éteignit l’allumette, et le pont de la Gavotte oscilla légèrement.

« Les profondeurs océanes, prononça le « commandant, » recèlent des êtres étranges que les hommes, en dépit de leur science, n’ont jamais pu identifier. De loin en loin et tout à fait par hasard, il arrive que des marins soient mis en présence de l’un de ces monstres… Ils racontent ce qu’ils ont vu, et on ne les croit pas toujours. Cependant, en cette matière, il faut se garder de conclure à la légère. L’incrédulité…

– D’accord, oncle Olaf, coupa M. Laurent. Pourtant, la plupart de ces descriptions sont inadmissibles parce que trop puériles, fantaisistes, vous en conviendrez… »
 
 

 

Le vieux Norvégien fit claquer sa langue en signe d’agacement et hocha la tête à plusieurs reprises.

« Écoutez-moi… fit-il brusquement. J’étais jeune alors : vingt-deux ans. J’avais cependant sous mes ordres une dizaine d’hommes d’équipage, car je commandais en second un chalutier de Trondhjem. Un jour, après avoir jeté la sonde et trouvé un fond de cent brasses, nous constatâmes que la brise mollissait rapidement. Au bout de quelques instants, les voiles pendaient, flasques, le long des vergues, et nous ne tardâmes pas à nous immobiliser. C’est là le pire inconvénient de la navigation à voile : quand le vent fait défaut, le navire n’avance plus, c’est la panne. Nous n’avions qu’à nous résigner, car en ce temps-là les voiliers n’étaient pas munis de moteur auxiliaire ; et, pour passer le temps, je jetai la sonde moi-même encore une fois. Je trouvai seulement quatre-vingts brasses. Assez étonné, car notre bateau après le premier coup de sonde n’était plus animé que d’une faible vitesse restante et n’avait pu en conséquence parcourir beaucoup de chemin, j’allai faire part de ma découverte au capitaine, qui me rit au nez. D’après lui et selon les cartes, nous flottions à plus de cent brasses du fond… Piqué, je lui proposai de renouveler mon expérience en sa présence. Or, cette fois et à ma grande confusion, je trouvai à peine soixante brasses !

Le capitaine ne riait plus. Je l’entendis murmurer : « Serait-ce le kraken ?… » Je voulus lui demander des explications, mais il m’arracha la sonde des mains et la laissa filer précipitamment.

Il trouva quarante brasses… Alors, mon capitaine blêmit, et une terreur folle s’empara de l’équipage : « Kraken ! Kraken !… répétait-on de toute part. Sœtrolden (fléau de la mer) ! »

Vous comprenez : la profondeur de l’eau allait en diminuant. Autrement dit, un kraken, animal monstrueux, remontait à la surface exactement à l’aplomb de notre navire, et ne manquerait pas de le faire chavirer quand il entrerait en contact avec lui !

D’un commun accord, nous nous agenouillâmes sur le pont et récitâmes une ardente prière. Dieu eut pitié de nous : une légère brise se leva et nous entraîna hors de ces dangereux parages. En effet, la sonde jetée quelques minutes plus tard révéla cent dix brasses de fond. Mais le péril n’était qu’à demi écarté. Le monstre n’était guère éloigné de nous ; et, tout à coup, nous le vîmes apparaître à la surface. C’était un spectacle étrange et d’un puissant intérêt, que je n’oublierai jamais… Figurez-vous une île de forme oblongue, qui émerge en plein océan ; mais une île luisante et écailleuse, pleine de hideuses protubérances. Le dos de l’animal couvrait un espace d’un mille environ ; il était entièrement recouvert, comme une carène de vaisseau, d’algues, de mousses marines et de coquillages ; en outre, une multitude de poissons surpris par sa brusque ascension sautillaient dans les replis de son épiderme.

Mais nous n’étions pas au bout de nos surprises. Bientôt de cette masse flottante se détachèrent d’immenses bras, assez comparables aux tentacules d’une pieuvre, et la panique une fois de plus s’empara de nous. Car les membres du kraken, qui se déployaient et s’étiraient comme les bras d’un dormeur à l’instant où il s’éveille, étaient si épouvantablement longs que leur extrémité frôlait parfois notre bâtiment.

Fort heureusement, le monstre ne nous avait pas vus. Il était venu respirer, simplement ; et, après être resté à la surface pendant un temps difficilement appréciable parce qu’il nous parut interminable, il s’enfonça lentement et disparut à nos yeux en déplaçant un formidable volume d’eau. Notre pauvre chalutier en fut tout secoué. Ah ! l’émotion avait été rude ! Enfin, lorsque le danger nous parut définitivement conjuré, nous adressâmes au ciel de ferventes actions de grâces. »

Quand le vieux Olaf Munch eut terminé son récit, personne n’osa prendre la parole. M. Laurent, certes, ne mettait pas en doute sa bonne foi. Mais il se disait que peut-être le « commandant » avait été le jouet d’une illusion d’optique, d’une de ces hallucinations auxquelles les séjours prolongés dans les solitudes de l’océan prédisposent singulièrement. La brume, la naïve terreur de ses compagnons n’avaient-elles pas fait prendre à l’« oncle Olaf » quelque rocher ou quelque épave pour le redoutable kraken ?

Kerlec ne soufflait mot, et son silence ressemblait fort à une approbation. Georges et Albert réfléchissaient. Quant à Mme Laurent et à Magdalena, elles étaient grandement émues et ne songeaient guère à discuter les assertions de l’ancien marin.

Silencieux, Li-Lang, le steward chinois, vint desservir la légère table tout encombrée de tasses, de verres à liqueurs et de flacons ; et M. Laurent, ayant consulté sa montre, rompit enfin le silence, à la satisfaction de tous :

« Minuit, s’écria-t-il. Je crois qu’il est temps d’aller nous coucher… »

Ou se sépara le plus gaiement qu’on put, sans parvenir toutefois à dissiper complètement le vague malaise dont chacun, à la suite de cette conversation, avait ressenti plus ou moins les effets ; et tous les passagers, y compris le « commandant, » retrouvèrent avec un certain plaisir leur cabine confortable, éclairée à l’électricité, munie des tout derniers perfectionnements.

Albert, qui avait cédé sa cabine à « tonton Olaf, » logeait provisoirement dans celle de Georges. Les deux frères reposaient l’un au-dessus de l’autre, dans deux couchettes superposées. Or, ce soir-là, ils eurent du mal à s’endormir : l’histoire du kraken leur trottait par la cervelle, et il leur semblait apercevoir à tout moment, derrière le hublot de la cabine, l’un des bras du fabuleux animal…

Vers les deux heures du matin, Georges se réveilla en sursaut : il se sentait tiré par les cheveux !

« À moi ! Au secours !… » hurla-t-il, à demi éveillé.

Puis, d’une main fébrile, il chercha le commutateur, le trouva, et la lumière électrique inonda la cabine. Albert, la tête en bas (il occupait la couchette supérieure), regardait son frère d’un air épouvanté.

« Pourquoi m’as-tu réveillé ? lui demanda Georges avec mauvaise humeur.

– Regarde… mais éteins, d’abord. »

La cabine redevint obscure.

« Eh bien ? Je ne vois rien, chuchota Georges.

– Le hublot…

– Le hublot ? Ah !… »

Derrière l’ouverture ronde, se détachant en noir sur le fond de ciel sombre, une sorte de grand bras s’agitait…

Georges, retenant sa respiration, se laissa glisser hors de sa couchette, s’avança à pas de loup vers le hublot. Tout à coup, il s’esclaffa et annonça, gouailleur :

« C’est un mât ! Un bateau de pêche qui vient de jeter l’ancre… »
 
 

 

Huit jours après, la Gavotte fendait allègrement les eaux vertes de l’océan et passait au large des îles Tröj. Mais cet archipel n’était pas le but de sa présente croisière. L’étrave franchement tournée vers le nord, le petit bâtiment, dès son départ de Bergen, avait mis le cap sur les îles Lofoden, que M. Laurent depuis longtemps brûlait de visiter.

Pour la première fois, Magdalena, Georges et Albert allaient franchir le cercle polaire, et ce n’était pas pour eux un événement de minime importance. En outre, on verrait tant de choses intéressantes dans les îles : des petits ports de pêche nordiques, des fabriques d’huile de foie de morue, des baleines récemment capturées peut-être ; enfin, entre les îles Moskenoes et Verö, le fameux Malström, ce courant tragiquement célèbre qui provoque des tourbillons effroyables…

La joie régnait à bord. Il faisait beau – on était en plein mois d’août – et la température, en dépit de la latitude, n’avait rien de rigoureux. La brume faisait bien de temps en temps son apparition, entravant la marche du navire dont la sirène hurlait sans arrêt, mettant une légère angoisse au cœur de tous les passagers ; mais, dès qu’on en sortait ou qu’elle se dissipait, le soleil semblait d’autant plus chaud, et ses rayons triomphants étaient salués par d’enthousiastes acclamations…

Du matin au soir, les parties de deck-tennis succédaient aux parties de palets, et celles-ci à d’autres jeux. Et, quand ils étaient fatigués de jouer, les garçons tiraient des oiseaux de mer, tandis que Magdalena s’installait dans un « transat » pour lire ou s’adonner à quelque ouvrage de couture aux côtés de Mme Laurent.

Ah ! le terrible kraken était bien oublié ! Pourtant, avant de franchir la passerelle de la Gavotte, Olaf Munch y avait fait une dernière et malicieuse allusion :

« Méfiez-vous du kraken… avait-il recommandé, en agitant l’index. Et surtout, n’en riez pas. C’est pendant les mois les plus chauds de l’année qu’il se montre de préférence… »

Or, tandis que le dos voûté du vieux Norvégien s’éloignait, Albert avait glissé à l’oreille de son frère :

« Tu sais, ce kraken m’a tout l’air d’une craque ! »

Ce à quoi Magdalena, qui avait entendu, s’était empressée de répliquer :

« Tu es stupide, Albert, et tout à fait irrévérencieux. Si « tonton Olaf » dit qu’il a vu le kraken, c’est qu’il l’a vu et par conséquent il existe. »

Un matin, à la pointe du jour, M. Laurent, qu’une insomnie tenace avait tenu éveillé toute la nuit, se rendit sur le pont et y trouva Kerlec fort occupé à scruter à la jumelle un point de l’horizon.

« Bonjour, Kerlec ! »

Le marin sursauta : il n’avait pas entendu venir son patron.

« Ah ! bah ! C’est vous, monsieur Laurent ! Bonjour, monsieur Laurent…

– Ça se rafraîchit, hein ?

– Dame oui, monsieur. Songez donc : le soixante-cinquième degré est dépassé…

– Mais, au fait. Kerlec, qu’examiniez-vous ? Un iceberg ?

– Oh ! non, monsieur, non… Ce n’est pas un iceberg. Ça remue et c’est au ras des flots…

– Ça remue !…

– Oui, dame, monsieur ; oui, dame… »

L’air embarrassé de son capitaine n’échappa pas à M. Laurent. Il empoigna sa propre jumelle, qu’il portait toujours en bandoulière, et la braqua sur l’horizon.

« Non, plus à l’ouest, monsieur, fit le capitaine. Là, vous devez y être…

– Je ne vois pas grand’chose, remarqua le propriétaire du navire, comme se parlant à lui-même. Ça remue, et c’est au ras des flots… Voyons, voyons… Eh bien ! non, mon pauvre Kerlec, je ne vois rien. Il est vrai que je n’ai pas vos yeux de marin… »

Une exclamation de son capitaine lui fit rabaisser vivement ses jumelles :

« Allons, bon ! Voilà la brume, encore une fois ! »

En effet, à quelques encablures à peine, un haut mur grisâtre se dressait, dans lequel l’étrave de la Gavotte ne tarda pas à s’enfoncer. Kerlec bondit sur la passerelle et jeta un ordre dans le porte-voix. Le rythme de la machine se modifia aussitôt, devint lent et assourdi, cependant que la sirène de brume faisait entendre son sinistre ululement.

La Gavotte ne sortit de la « crasse » que vers les midi. Tout le monde était sur le pont pour saluer cet heureux événement – y compris Li-Lang, qui s’apprêtait à annoncer que le déjeuner était servi. Mais les rituels cris de joie s’étranglèrent dans les gosiers quand le soleil et la surface miroitante de l’océan apparurent enfin : à un mille environ du yacht, droit devant, quelque chose d’énorme flottait… C’était noir, et cela s’agitait. C’était muni d’une tête, qui se balançait sans trêve de droite à gauche, et de longs bras ondulants qui frappaient l’eau…

On entendit un cri, des glapissements et un bruit de pas précipités dans un escalier de fer : Li-Lang, sans demander son reste, venait de s’enfuir vers les profondeurs du navire.

« Mon Dieu ! » émit péniblement Mme Laurent en croisant ses mains sur sa poitrine.

Georges et Albert étaient frappés de stupeur. Magdalena, un poing sur la bouche, semblait bien près de fondre en larmes. M. Laurent, penché sur la lisse, dardait des yeux exorbités sur le monstre.

« En arrière, toute ! » hurla Kerlec sur la passerelle.

M. Laurent retrouva le premier son sang-froid. Tandis que le navire vibrait de la quille aux mâts sous l’effort de ses hélices qui tournaient en sens inverse, il leva les yeux vers le capitaine et lui ordonna, sur un ton qui n’admettait pas de réplique :

« Faites mettre en panne, Kerlec. »

Le marin parut hésiter.

« Vous avez entendu, Kerlec ? »

L’officier emboucha le porte-voix et commanda, avec une mauvaise grâce visible :

« Stop ! »

Alors, quand son bateau fut complètement immobile, M. Laurent annonça :

« J’ai l’intention de lier connaissance avec ce kraken – car nous sommes bien en présence d’un poulpe géant, n’est-ce pas, Kerlec ?

– Hélas ! le doute n’est pas permis, monsieur.

– Bien. Qui m’aime me suive, donc… Kerlec, veuillez faire mettre un canot à la mer.

– Père, me permettez-vous ?… avança Georges.

– Et à moi aussi ?… ajouta Albert.

– Soit, consentit M. Laurent. Vous serez des nôtres. »

Georges tourna lestement les talons et jeta au passage à son frère :

« Je vais tout de même me munir d’un fusil… »

Deux matelots de pont, sur l’ordre de Kerlec, manœuvraient déjà les palans d’une embarcation. Grincements de poulies…

« Allez, hop ! fit M. Laurent en enjambant le bordage. On verra bien ce que c’est… »

Georges revenait en courant, armé d’un lourd fusil à répétition.

« Prenez garde ! » conseilla Mme Laurent, contre qui Magdalena se tenait blottie.

Et elle jeta un coup d’œil furtif au monstre, qui se balançait mollement au gré des vagues et ne semblait pas avoir changé de place.

En bas, dans le canot qui heurtait la coque du yacht à petits coups réguliers, M. Laurent demandait d’une voix calme :

« Vous avez embarqué du filin, Kerlec ?

– Oui, monsieur, plusieurs brasses… Et du solide.

– Parfait. Larguez… »

Du pont de la Gavotte, pleines d’anxiété, Mme Laurent et Magdalena virent un léger esquif s’éloigner et se diriger vers l’affreux animal. Les deux matelots maniaient les avirons. M. Laurent et Georges, son fusil au poing, se tenaient à l’avant. Le capitaine et Albert étaient assis à l’arrière.

« Que va-t-il se passer ? » murmura Magdalena, qui claquait des dents.

Ce qui se passa fut tellement imprévu, prodigieux, ahurissant, que la jeune fille avait tout envisagé, sauf cela, et qu’elle en resta confondue. Mme Laurent ne fut pas moins surprise d’ailleurs sur le moment, mais sa joie ne laissa guère de place à l’étonnement.

Voici, très exactement, quel fut le spectacle peu banal que les deux femmes eurent à contempler :

Arrivé à deux ou trois brasses du monstre, qui avait toujours l’air de dire « non » avec sa tête, le canot s’immobilisa. Ses occupants semblaient perplexes et animés d’une grande curiosité. Ils se penchaient en avant, gesticulaient et devaient à coup sûr échanger leurs impressions. Le kraken, lui, ne faisait nullement attention à eux, et cette indifférence était pour le moins surprenante.

L’embarcation se rapprocha davantage. Elle vint à toucher l’animal. Kerlec déroulait sa corde… Et, soudain, le canot fit demi-tour. Mme Laurent et Magdalena se rendirent compte alors, en voyant le kraken suivre docilement la fragile coquille de noix, que le monstre était tenu en laisse. Il devait être fort lourd, car Georges et Kerlec avaient empoigné une seconde paire d’avirons. Malgré cela, le canot et son étrange remorque n’avançaient que très lentement, et un bon quart d’heure leur fut nécessaire pour joindre la Gavotte.

Dès qu’il eût mis le pied à bord, M. Laurent fournit à son épouse et à Magdalena de longues explications entrecoupées d’éclats de rire :

« C’est une algue ! dit-il. Un tronçon de fucus énorme qui s’est détaché du fond de la mer ! Les branches et les racines simulent à merveille, de loin, les tentacules d’un monstrueux céphalopode, et il est tout naturel que des marins se soient mépris sur la nature véritable de pareilles épaves… Mais si, comme nous, ils s’en étaient suffisamment approchés, ils auraient constaté que le kraken est absolument inoffensif… et pour cause ! »
 

*

 

La suite de cette histoire – car elle en comporte une – est la suivante. M. Laurent, bien décidé à démontrer, preuve en main, que le poulpe géant, le monstrueux kraken, n’existait qu’en imagination, décida de prendre l’épave en remorque. Elle fut donc amarrée à l’arrière de la Gavotte ; d’autant plus que, au seul point de vue botanique, ce spécimen gigantesque de la flore sous-marine présentait un réel intérêt.

On remit à plus tard la visite des Lofoden, et le yacht fit demi-tour, traînant derrière lui le « monstre » enchaîné.

Pendant deux jours, tout se passa très bien. Le navire n’avançait pas très vite, forcément, mais on se consolait de la lenteur du voyage en songeant à l’entrée triomphale que le petit bâtiment allait faire dans le port de Bergen… Et « tonton Olaf » ?
 

*

 

Ce fut environ dix jours après avoir quitté Bergen que la Gavotte réapparut dans ce port. Mais ce n’était plus le yacht pimpant, aux lignes pures, à la coque immaculée, aux cuivres étincelants, qui faisait jadis l’admiration des connaisseurs : c’était son fantôme, son ombre. Le navire, c’était visible, avait essuyé une violente tempête et subi de graves avaries : l’un de ses mâts était rompu, tout un côté de son bordage arraché, et il portait un peu partout, comme des plaies et des balafres, les traces des coups qu’il avait reçus de la mer.

Son aspect sordide effraya jusqu’aux marins les plus endurcis ; et, dès qu’il eut jeté l’ancre, de nombreuses barques se dirigèrent vers lui : on craignait qu’il ne ramenât pas tout son monde.

Oncle Olaf déambulait précisément sur le port — il y passait la majeure partie de son temps – quand la Gavotte doubla la jetée. Il ne la reconnut pas tout de suite. Mais, dès qu’il l’eut identifiée, une mortelle inquiétude lui étreignit le cœur. Il sauta dans une barque et fut l’un des premiers sur son pont bouleversé. L’instant d’après, M. Laurent était dans ses bras.

Le propriétaire de la Gavotte avait les traits ravagés ; ses vêtements étaient déchirés, et il semblait avoir souffert à l’égal du navire. Tonton Olaf, qui l’avait saisi aux épaules, le considéra un instant en silence et demanda :

« Les vôtres ? »

La réponse, brève, contenait néanmoins une profonde satisfaction :

« Ils vivent.

– Pas de pertes à déplorer parmi le personnel ? s’enquit alors le vieillard.

– Non. Mais c’est inouï… »

Le vieux Norvégien hocha la tête.

« Je comprends… »

M. Laurent passa aux détails – si l’on peut dire !

« Les femmes ont été malades… Elles sont encore alitées toutes les deux. Les garçons se sont bien comportés, mais ils sont épuisés. Kerlec a une jambe cassée…

– Mais, enfin, que vous est-il arrivé ? Ici, nous n’avons pas entendu parler de tempête. »

M. Laurent entraîna Olaf Munch dans la salle à manger, dévastée comme le reste du bâtiment.

« Il y a encore un peu de cognac, oncle Olaf, dit-il en se penchant sur un buffet éventré. C’est tout ce que j’ai à vous offrir… »

Le vieil homme s’emporta :

« Il est bien question de cognac ! C’est d’une narration de votre odyssée que j’ai soif.

–  J’y viens, oncle Olaf… Tenez, prenez place sur ce petit tabouret ; il a résisté, je ne sais trop comment. »

À voix basse, tout en dégustant la liqueur, M. Laurent fit au vieillard un récit circonstancié du drame et des événements qui l’avaient précédé : la rencontre du pseudo-kraken, sa capture. Pendant la tempête, il avait fallu se défaire de l’algue monstre, dont les mouvements désordonnés risquaient de faire chavirer le navire…

« Elle se contorsionnait, oncle Olaf, comme une bête prisonnière ; ou eût juré qu’elle cherchait à se libérer ! Ses branches – j’allais dire ses tentacules – cinglaient le pont chaque fois qu’une vague la soulevait au-dessus du bordage, et je voyais arriver le moment où elle s’affalerait sur la plage arrière et romprait l’équilibre du bateau.

Kerlec fut héroïque. Il s’empara d’une hache et, au péril de sa vie, réussit à trancher l’amarre qui retenait l’épave du bâtiment. Mais, quand il revint vers nous, en se traînant, nous nous aperçûmes qu’il avait une jambe brisée… »

À cet instant, on frappa à la porte… pour la forme, d’ailleurs, car celle-ci gisait à demi arrachée de ses gonds et toute disloquée en travers de l’entrée, qu’elle dissimulait bien imparfaitement. M. Laurent reconnut un médecin norvégien de ses amis. Il fit un pas en avant :

« Entrez, mon cher, dit-il, vous êtes le bienvenu. »

Mais, soudain, son regard rencontra celui de « tonton Olaf, » qui avait suivi son récit avec un intérêt évident, et il fut frappé de ce que contenait ce regard… Point n’était besoin que le « commandant » prît la parole, ses yeux étaient suffisamment éloquents et ils semblaient dire : « Mon pauvre Jean ! Vous voudriez me faire prendre des vessies pour des lanternes… Mais je ne m’y trompe pas. Votre prétendue algue était bel et bien le kraken. En outre, ce n’est pas le mauvais temps qui a mis votre yacht dans cet état, mais le monstre. Vous avez tous été dupes d’une illusion. »

M. Laurent serra la main du médecin. Puis, tout à coup, passant la main sur son front moite et se retournant vers le vieillard, dont les yeux ne quittaient pas les siens, il murmura :

« Qui sait, après tout ?… »
 
 

–––––

 
 

(René Louys, in Guignol, cinéma de la jeunesse, n° 31, nouvelle série, dimanche 2 août 1936)