Depuis quelques semaines, des phénomènes insolites préoccupaient les astronomes. Il semblait que la planète Mars ne suivît plus son cours normal. Oh ! sans doute, la perturbation n’était pas énorme, mais ceux qui lèvent les yeux vers les champs infinis de l’espace sont très chatouilleux sur l’exactitude. Et c’est par là, vraiment, le bec en l’air, le front dans les étoiles, qu’ils s’élèvent au-dessus du commun des mortels.
La Terre elle-même paraissait légèrement freinée dans sa rotation : les jours accusaient à présent une durée supérieure de 43,2 secondes à la normale, ainsi que l’avait signalé Aristide Lequilleau, astronome en chef de l’Observatoire de Paris, professeur à la Faculté des Sciences.
Aristide Lequilleau était un homme grave, taciturne, un peu maussade, plongé dans les mystères célestes au point de ne descendre que bien rarement parmi les pleurs et les rires de ses congénères. Ce beau soir de mai, le soleil couchant faisait rutiler les feuilles neuves et jetait des touches fauves sur l’asphalte des trottoirs. L’espoir et la gaieté brillaient dans tous les yeux. Mais Lequilleau ne voyait pas la splendeur du jour. Les regards dans l’azur tendre du ciel, indifférent aux amoureux dans le sourire desquels brillait la jeunesse éternellement renouvelée de la Terre, l’astronome marchait lentement. Son esprit était dans le champ sidéral. Il enfila la rue du Faubourg-Saint-Jacques, puis descendit le boulevard de Port-Royal. Au coin de la rue Berthollet, il cilla, comme au sortir d’un rêve : son chauffeur l’attendait.
« Eh bien ! Monsieur, avez-vous vu ce que vous cherchiez ? » demanda celui-ci d’un ton jovial.
Le savant tourna la tête sur les épaules.
« Demain, sans doute, » fit-il brièvement.
Et sa voiture l’emporta vers l’avenue Mozart, où il habitait, avec sa femme et son fils, un luxueux appartement, presque à l’orée du bois.
Chez lui, on ne s’informa point. Sa femme Irène – une douce blonde aux yeux couleur de faine – savait qu’il ne faut jamais parler à un astronome des secrets de l’Univers sans qu’il témoigne le besoin de vous en entretenir. Quant à leur fils Jacques, c’était un grand et joyeux garçon de dix-sept ans, élève du lycée Louis-le-Grand, qui préparait son « bachot » de philosophie. Ils se mirent à table, Irène et Jacques ne parlant qu’à voix basse, Lequilleau ne soufflant mot. Opprimé par ce calme, en contradiction avec sa nature primesautière, le potache lança :
« Tu sais, papa, notre professeur de philo, ton ami Serremache, devient de plus en plus barbant ! Son nez s’allonge de jour en jour, et Dieu sait si cet appendice est déjà long ! Et jamais un sourire ; toujours un ton revêche ! Il vient de nous donner comme sujet de dissertation : « Expliquez et commentez cette pensée d’Euripide : Quod vult Juppiter perdere, dementat prius, ceux que Jupiter veut perdre, il commence par leur enlever la raison. » Tu t’imagines si c’est gai de traiter des sujets pareils ! »
L’astronome fronça les sourcils et proféra lentement :
« Mon ami, les philosophes ont pour mission de répandre la sagesse, non la gaieté. Euripide était un sage, tant il est vrai que, privés de raison, nous ne sommes plus que des navires sans gouvernail. Médite toutes les bévues que commettent nos hommes politiques, que l’on devrait purger avec quatre grains d’ellébore… »
Le lycéen courba la tête et se tut ; il ne se souciait point de mener plus avant cette discussion oiseuse. Mais il se réjouit, dans son for intérieur, du doux et indulgent sourire de sa mère, de la couleur tendre des roses thé qui ornaient la table, et de la tiédeur de l’air qui se faufilait dans la salle à manger, par la fenêtre entrouverte. Jacques portait en lui-même ses riches trésors de vie.
Ils passèrent tous trois une couple d’heures, assis au balcon, dans le calme de la nuit tombante, chacun plongé dans ses pensées. Irène songeait qu’il est triste, parfois, de partager la vie d’un savant toujours plongé dans ses méditations ; le potache rêvait de se faire garagiste ou marchand d’autos, plutôt que philosophe ou astronome, les chemins de la science lui paraissant trop broussailleux pour qu’il s’y engageât. « Et puis, quelles vieilles barbes on y rencontre ! » se disait-il. Quant à Lequilleau, ses pensées, un instant ramenées à ras de terre, lui remémoraient qu’il aurait à se présenter, le surlendemain, à la troisième chambre du Tribunal Correctionnel de la Seine, afin de s’entendre condamner pour excès de vitesse et dommage causé à autrui. Car Constant, son chauffeur, un jour qu’il conduisait son maître à l’Observatoire de Meudon, avait, deux mois en deçà, violé sans vergogne les règles les plus élémentaires de la prudence et accroché le garde-boue d’un camion de maraîcher.
« Souci terrestre, perte de temps ! » mâchonna l’astronome.
Puis il alla se coucher, car il comptait reprendre son poste d’observation, le lendemain, dès cinq heures.
*
Le lendemain, toute la matinée, Lequilleau, l’œil à son télescope, interrogea le ciel.
« Bailly, dit-il à son assistant, chargez-vous du théodolite. Notez avec soin l’ascension droite et la déclinaison de la comète… La voici… Je la vois… Son noyau est rouge orangé. Elle s’avance lentement… Bien plus près de la Terre que de Mars, ainsi que je l’avais prévu… La chevelure est énorme et lumineuse, courbée vers la Terre par la pression de la lumière solaire… Prévu, prévu, tout cela ! Onze heures cinquante-neuf, Bailly !… Attention, mon ami !… Bon, vous avez noté ?… Midi deux minutes… La comète s’éloigne… »
À midi douze minutes, l’astre était hors de vue. Lequilleau et Bailly se consultèrent gravement au sujet de leurs observations et les consignèrent, sur-le-champ, dans un long rapport qui fut immédiatement confié aux dactylographes, puis adressé à l’Académie des Sciences, à la Société d’Astronomie, aux revues savantes et aux grands quotidiens. Après quoi, Lequilleau donna audience à une vingtaine de reporters. Bref, il était six heures du soir quand il put regagner son logis.
« J’ai vu la comète, déclara-t-il laconiquement à sa femme et à son fils. Elle portera mon nom dans l’histoire… Désormais, je suis un homme illustre !
– Bravo, papa ! Je suis fier de toi, » s’écria le jeune homme, enthousiasmé.
Irène ne dit rien, parce qu’elle était trop émue pour parler. Mais elle se jeta en pleurant dans les bras du savant. Celui-ci renifla bruyamment et ses paupières rougirent. Brave homme, en dépit de son air gourmé, il lui arrivait parfois de délaisser l’absolu pour le relatif et de se mêler à l’émotion des humains, ses frères. C’étaient, pour lui, de bons, de rares instants où il se sentait, tout uniment, redevenir un homme.
Brisé de fatigue, il gagna son lit, après avoir étalé sur sa table, bien en évidence, pour le lendemain matin, la convocation à la troisième chambre correctionnelle.

Lorsqu’il se réveilla, le soleil brillait clair, le jour s’annonçait radieux. Il ouvrit sa fenêtre et aspira à pleins poumons l’air matinal. Il leva les yeux vers le ciel et eut un pâle sourire : le souvenir de ce que le Cosmos lui avait livré lui chatouillait doucement l’esprit. Ensuite, il laissa errer ses regards sur l’avenue Mozart, déjà bruissante d’ouvriers et de grisettes se rendant au travail. Le spectacle de la rue enchanta le savant, non sans l’étonner un peu. Les gens riaient en passant, riaient en s’abordant, en se quittant. Ce n’était partout que rires et cris de joie.
« Que se passe-t-il, et pourquoi tout le monde est-il de si belle humeur ce matin ? » se demanda l’astronome.
Lui-même se sentait plus léger, plus gai que de coutume. Il semblait qu’une jeunesse nouvelle et pétulante le soulevât tout à coup. Il se prit à fredonner un air qu’il chantait dans sa petite enfance et dont il retrouva les couplets dans un coin obscur de sa mémoire. Il se mit à sa toilette, et soudain éclata d’un franc rire, comme un écolier. Son image hilare, que la glace lui renvoya, lui sembla celle d’un inconnu. Sa gaieté alla en s’amplifiant. « Boum, badaboum, badabadabadaboum ! » chantait-il à présent, à plein gosier. Il esquissa des pas de polka, de mazurka, de valse, les bras arrondis, comme s’il dansait pour tout de bon. À la fin, essoufflé, il se laissa tomber entre les bras d’un fauteuil en marmottant :
« Qu’ai-je donc ?… Je suis idiot !… Si mes collègues et mes élèves me voyaient !… Allons, mon vieux Lequilleau, de la tenue, de la dignité ! De la dignité ! »
Ce mot le fit pouffer de plus belle. Et c’est ployé sous un rire inextinguible qu’il se rendit à la salle à manger. Il y trouva sa femme et son fils dans un état d’exaltation extraordinaire. Tous deux riaient à s’en tenir les côtes, et l’entrée de l’astronome ne fit que redoubler leur gaieté. Mme Lequilleau fut la première à recouvrer un peu de calme. Elle s’écria :
« J’ai ri, en un quart d’heure, plus que je ne l’avais fait en dix ans !… Qu’avons-nous donc à rire ainsi ?
– C’est la découverte de la comète qui nous donne à tous trois ce bonheur fou, s’exclama l’astronome, ployé en deux… Mais, dans la rue, les gens rient aussi !… Je n’ose supposer, pourtant, que notre bonheur rejaillisse sur tous ! »
Au Tribunal Correctionnel, ce fut bien plus cocasse encore. Le président de la troisième chambre, Crampille, était un vieux rabougri, sec comme un sarment, et dont les petits yeux verts flambaient sans cesse sous des sourcils très noirs, touffus comme des halliers. Au milieu de sa face osseuse, saillait un nez mauve, crochu, d’une longueur insolite, qui donnait un aspect cruel à ce visage chétif. Le président Crampille passait pour un juge impitoyable. Lequilleau l’avait autrefois rencontré dans le monde ; l’aspect funèbre de cet homme l’avait glacé. En toute autre circonstance, il eût tremblé. Mais, ce matin-là, il se sentait soulevé par une gaieté incoercible. Ce qui l’étonna, c’est que tout le monde riait, dans la salle d’audience : le greffier, à son pupitre ; les gendarmes, qui contenaient à grand-peine un gros rire silencieux ; le public, les témoins, des femmes pour la plupart, qui éclataient, sans honte ni retenue. Lequilleau aperçut, au banc des avocats, son défenseur, Maître Dubocage, qui lui adressa un salut de la main, le visage crispé, attentif à rattraper un brin de sérieux.
Les magistrats, enfin, firent leur entrée. Un tribunal, croit-on, est formé de gens graves par destination. Ce n’était pas le cas pour les juges de la troisième chambre correctionnelle ! Deux d’entre eux – des jeunes – tournaient le dos au public – un dos que secouait une grosse hilarité. Le président Crampille prit place à son siège et, ce que l’on n’avait jamais vu, cet homme riait ! Ses sourcils velus, toujours rapprochés, se soulevaient jusqu’à la frange des cheveux ; ses yeux verts jetaient des flammes gaillardes, et son grand diable de nez, qui se parait de tons pourpres, épanouissait benoîtement ses narines, virait à droite, à gauche, comme un brave homme de nez qu’il était devenu. La bouche de M. le président Crampille s’ouvrait large, non pour vitupérer, mais pour rire ! Cela mérite d’être consigné dans les Annales du Palais.

Il appela, entre deux hoquets : « Touille contre Lequilleau. »
Le greffier lut l’acte d’accusation, presque étranglé de contention. Les témoins se succédèrent à la barre, ployés sous des rires immodérés, devant le président cramoisi dont les joyeuses larmes s’égouttaient sur le rabat. L’avocat du maraîcher Touille, qui riait du nez en faisant la bouche en cœur, réclama sept mille francs. Maître Dubocage s’apprêtait à plaider, mais le président Crampille, l’arrêta d’un geste : « D’accord, n’est-ce pas ? » Maître Dubocage fit un signe de tête, et pouffa inconsidérément.
Ah ! l’heureux jour ! Unique, pour tout dire. Le président Crampille, qui défaillait de rire, adressa un salut amical à l’astronome, et le maraîcher Touille serra les deux mains de l’illustre savant en marmottant, dans un suprême éclat d’hilarité :
« Alors, mon vieux, tout s’arrange ?
– Hé ! oui, mon bon, entre braves gens, on s’arrange toujours ! » répondit le professeur, que la gaieté suffoquait.
Lequilleau reprit place dans son auto et observa que Constant, son chauffeur, était à demi pâmé de rire. Lui aussi ! Le monde tout entier était donc tourneboulé ?
Au déjeuner, Jacques, le joyeux potache, s’écria :
« Te rappelles-tu, papa, le sujet de notre dissertation ? Cette pensée d’Euripide ?… Eh bien ! ce matin, ton ami Serremache a déclaré, en se tordant comme un fou : « Mes amis, il est inepte de dire : Ceux que Jupiter veut perdre, il commence par leur enlever la raison. C’est au contraire à ceux que le maître des dieux veut combler, qu’il accorde cette faveur insigne. Oui, mes amis ; comme Érasme, faisons l’éloge de la folie : c’est elle seule qui ralentit la course rapide de la jeunesse et éloigne de nous la vieillesse importune ! »… Et Serremache avait une tête !… Une tête que nous ne lui avions jamais vue. Il sautillait comme un moineau sur son estrade !
– Ce pauvre Serremache est devenu subitement toqué, déclara Lequilleau qui hoquetait… J’aurais voulu voir ce grave philosophe en proie à ce prurit qui nous démange tous !… Car nul n’y échappe !… Quel démon nous possède ? J’irai voir, cet après-midi, mon vieux camarade Brocart, le chimiste. Peut-être a-t-il quelques lumières là-dessus. »
Lequilleau se rendit à la Faculté des Sciences, au laboratoire du professeur Brocart. Il trouva le savant presque aphone, tant il avait ri.
« Nous rions, balbutia le chimiste, entre deux quintes, et nous devrions pleurer, ha ! ha ! ha !… Nous sommes tous intoxiqués par un gaz que la chevelure de ta maudite comète a introduit dans l’atmosphère : le gaz hilarant, ou protoxyde d’azote, N2O, ha ! ha ! ha ! Pas de doute : je viens d’analyser l’air que nous respirons. L’humanité tout entière est plongée dans l’ivresse folle que ce gaz délétère provoque, ha ! ha ! ha !
– Le protoxyde d’azote ? balbutia Lequilleau, interdit. Du diable si je m’en doutais ! C’est la pression de la lumière solaire qui a incliné la queue de la comète vers la Terre… Je l’ai déclaré dans mon mémoire et… »
Il resta court, parce que son collègue Brocart venait de lui envoyer une grande tape dans l’estomac.
« Laisse-moi tranquille, avec ton mémoire… et rions, puisque tel est notre penchant… Tout s’arrangera, sois-en sûr, vieux cuistre ! »
Pendant une heure, le docte laboratoire retentit des éclats de leur gaieté.
*
Rien de fâcheux ne survint, heureusement. Effectivement déversé, par la queue de la comète, dans notre atmosphère, le protoxyde d’azote passa à un stade supérieur d’oxydation et perdit ses propriétés hilarantes. Les plantes à feuilles vertes, d’autre part, fournirent à l’air, avec le concours de la lumière solaire, un oxygène nouveau et bienfaisant.
Et les gens redevinrent ce qu’ils avaient été avant le passage de la comète de Lequilleau : les uns gais, les autres tristes, d’autres encore vindicatifs, moroses ou solennels.
Mais, dit-on, le ridicule tue. Et certains hommes, pontifes nés, savants austères et gourmés, ne purent se pardonner leur folie de quelques jours. Ils avaient paru bouffons aux yeux de leurs contemporains et tremblaient pour leur prestige, autant que si on les eût promenés, dans tout le Quartier Latin, costumés en Céladon ou en bergère Watteau, un soir de mardi gras. Ce fut le cas du professeur Lequilleau, qui s’enferma un mois durant chez lui, sans consentir à voir personne. Le professeur Serremache abjura publiquement ses erreurs, dans sa classe, en proclamant le triomphe de la raison. Quant au président Crampille, il attrapa, de dépit, la jaunisse, et son nez prit les tons désolés des feuilles mortes à l’automne.
De tous ces gens doctes, seul le chimiste Brocart regretta ces jours de folie collective et garda sa gaieté. Lorsque l’un ou l’autre de ses collègues s’en offusquait, il répondait gaillardement :
« Mieulx est de ris, que de larmes escripre :
Pource que rire est le propre de l’homme. »
C’est notre vieux maître Rabelais qui l’a dit… Et Rabelais n’était pas une mazette !… Alors, comme lui, soyons joyeux ! »

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(Henri-Jacques Proumen, Président de l’Académie Internationale de Culture Française, lauréat de l’Académie Française, in Englebert-Magazine, trente-et-unième année, n° 210, mars-avril 1951)





