Dans le salon de la comtesse Gisèle, de graves sénateurs, sourire aux lèvres, affirmaient qu’une guerre était proche, lutte formidable où seules contre les nations la France et la Russie se dresseraient, écraseraient l’Anglais et l’Allemand, triompheraient en une éclatante apothéose.

Et les petites dames écoutaient, angoissées, les yeux remplis d’épouvante.

« Mon Dieu ! Mon Dieu ! sanglota Viviane, la jeune épousée, amoureuse de son mari, je ne veux pas qu’on m’arrache mon Jean ! Je l’emmènerai plutôt, loin, très loin, en Amérique ; on ne me le prendra pas.

– Mais l’honneur, la patrie ! s’écria la baronne douairière des Mots…

– L’honneur, la patrie, répondit l’amoureuse, je m’en fiche !… Je ne veux pas qu’on me vole mon bonheur !… »

Et toutes pareillement s’alarmaient. Si le départ vers la frontière de leur mari ne les désolait pas toutes, du moins toutes s’affolaient à penser que l’amant aussi partirait, et que, de longs mois, elles seraient seules, seules, sans amis valides pour les amuser.

« Hé ! déclara joyeusement un sénateur, ce sera notre beau temps qui reviendra, Mesdames. On ne nous dédaignera plus, et comme jadis, nous serons encore aimés… pour nous-mêmes !…

– Perdez cette illusion, répliqua Raphaële… nous aimerions plutôt les enfants de quinze ans, gentils pages, jolis chérubins…

– Rassurez-vous, Mesdames ; moi, je vous resterai ! promit Stanislas… et je ferai de mon mieux pour vous satisfaire…

– Mais vous partirez comme les autres, mon bon Stanislas ?…

– Nullement. Je suis réformé. À vingt ans, j’étais de si débile constitution qu’on me jugea incapable de servir mon pays…

– Et vous avez servi les dames !…

– En bon et vaillant soldat… et je fais toujours partie de l’active, en dépit de mes trente-trois ans. »

Bertrande de Carignac, la splendide créature qui est la plus belle rousse de Tout-Paris, m’attira vers elle, sur le divan où son corps de déesse s’érigeait, comme une statue au repos, et, tout bas, murmura :

« La guerre, oh ! moi, je l’appelle de tous mes désirs, et je la souhaite… Depuis vingt-cinq ans, je l’espère inutilement… Le Tonkin, Madagascar, hélas ! étaient trop loin. J’y serais cependant allée, mais le vicomte m’a retenue… Une guerre européenne, à nos frontières ! Ah ! voilà mon rêve… Courir les champs de bataille, la nuit, après la lutte, recueillir les blessés, secourir les agonisants, quelle joie, quelle volupté ! »

Et ses yeux soudain s’allumaient de lueurs vertes phosphorescentes ; et son corps tout entier frissonnait…

« Quelle folie !

– Oui, me dit-elle tout bas, c’est une étrange et troublante folie… et je puis bien me confesser à vous, ma chère amie, que je pressens autant que moi perverse et dépravée… En vous, j’ai confiance ; n’avons-nous pas cherché ensemble les impossibles et neuves et irréelles sensations ? n’avons-nous pas rêvé les voluptés cruelles, les plaisirs hystériques ?… Je ne vous étonnerai donc pas en vous révélant que je suis presque une vampire, une stryge, qui veut boire aux coupes rares et maudites… En mil huit cent soixante-dix, très jeune alors, mais déjà mariée, – mes parents n’avaient-ils pas commis ce crime d’accorder ma virginité sitôt pubère au vicomte, ce blasé, ou plutôt cet usé ? – dès nos premières défaites, je courus à la frontière en société de quelques dames ambulancières, et je me fis petite infirmière, soignant les blessés, pansant les plaies. La charité, le dévouement, le souci de faire noblement mon devoir de femme de France m’avaient seuls incitée tout d’abord à ce rôle de bonne-sœur… puis, de la sorte, je me rapprochais ainsi de mon mari, qui était officier aux avants-postes, mon mari que j’aimais alors – oh ! d’affection, comme on aime dans notre monde ! Les premiers temps, je passais mes jours et mes nuits aux ambulances… Puis, un soir, après une déroute, les médecins nous prièrent de vouloir bien aider les brancardiers qui allaient relever les blessés… Dans la nuit noire, nous marchions, par les champs de bataille, piétinant les cadavres, les corps agonisants qui, soudain, se redressaient, râlaient, nous imploraient… Oh !… j’avais peur, une peur atroce ; et je défaillais, suivant avec peine le cortège éploré de mes compagnes… Des cris sinistres éclataient, des appels nous sollicitaient. « Par pitié, achevez-moi ! criaient les mourants. – Ne m’abandonnez pas, » suppliaient les blessés. – Et j’allais, hallucinée, éclairant, de la lanterne que je portais, des faces pâles, des ventres mutilés, des flaques de sang… Tout à coup, je sentis des mains qui saisissaient mes jambes, s’y accrochaient, m’enserraient… Je voulus crier, mon cri s’étouffa dans ma gorge… J’aperçus, dans une lueur pâle, le visage d’un jeune officier qui doucement m’implorait. « Madame, Madame, disait-il, je vais mourir. Exaucez, je vous en prie, ma prière suprême… penchez-vous vers moi, accordez-moi le viatique de votre bouche, faites-moi l’offrande d’un baiser perdu… Et je mourrai sans une plainte, en vous bénissant !… » Je voulus m’enfuir ; ses mains crispées me retenaient, montaient vers mes jambes, atteignaient mes genoux, tentaient des caresses…

Alors, effarée, j’effleurai son visage, en un acte de charité… Et soudain les bras du moribond m’enlacèrent ; sa bouche se collait à ma bouche : je me pâmai délicieusement, je fermai les yeux, m’abandonnant à l’étreinte… Une volupté sauvage m’envahissait… Cet homme allait mourir ; il me donnait sa vie, je la buvais à ses lèvres déjà glacées… Et, tout à coup, il râla : « Je t’aime, fit-il, ô toi, qui es venue m’apporter la gloire et le bonheur de mourir sous ton Baiser !… » Ses bras s’étaient convulsés, son corps s’était raidi…

Et je frissonne encore, dans tout mon être, murmura Bertrande, au souvenir de cet amour sanglant… Je rentrai à l’ambulance, les mains rouges, les yeux hagards, mais le cœur délicieusement envahi par une ineffable volupté… Et je retournai, chaque nuit, sur les champs de bataille… on admirait mon zèle, mon dévouement, mon intrépidité… J’allais cueillir sur les bouches expirantes des baisers âcres et délirants… je buvais sur les lèvres râlantes des vies extasiées, qui s’envolaient en d’infinis transports d’allégresse et de reconnaissance… Oui, ces hommes qui hurlaient, qui maudissaient la mort, tout à coup s’enchantaient, oubliaient la souffrance, se croyaient emportés déjà en des Paradis d’éternelles délices… Et ce n’étaient pas leurs baisers qui me ravissaient… c’était de recueillir leur souffle, d’aspirer en moi la Vie qui s’exhalait de leur poitrine, et se donnait à moi !… Et, croyez-moi, mon amie, si je suis encore jeune, oui, très jeune, malgré mes quarante et quelques années, c’est parce que j’ai bu toutes les Vies, les jeunes vies ; et je crois que je ne mourrais jamais, que je deviendrais immortelle et serais toujours jeune, si de nouvelles guerres éclataient, m’offraient encore cette rouge et troublante moisson de Jeunesse et de Vie… »

Et tandis que Bertrande parlait, je la considérai… Elle m’apparaissait en effet plus jeune que nous toutes, qui n’avions que vingt ans, plus jeune et plus belle, comme si en effet des centaines de vies s’étaient réfugiées en elle, pour y refleurir…
 
 

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(« Sapho » [pseudonyme de René Émery], « Chroniques de Sapho, » in Don Juan, deuxième année, n° 57, mercredi 8 avril 1896 ; gravure de Bernd Streiter, « Begegnung, » de la série Für Georg Trakl, 1989)