« Ce fut, certes, l’affaire la plus énigmatique qui m’échut jamais, me conta ce jour-là M. Mercauson, un des plus habiles inspecteurs des brigades mobiles de la Sûreté.

Un meurtre, ayant le vol pour mobile, avait été commis dans une superbe propriété des environs de Montlignon et ce, dans des circonstances telles qu’il semblait absolument impossible qu’on découvrît jamais l’assassin.

La propriété avait un vaste parc mordant sur la forêt de Montmorency. Au centre de ce parc, une pièce d’eau considérable jouait l’étang sauvage, recouvert de nénuphars et de lentilles d’eau, et abrité d’un côté par un rideau de saules, de l’autre par un monticule tombant à pic dans les vases du bord.

Un îlot minuscule s’élevait au milieu de l’étang, où le propriétaire du domaine, M. Glaser, un savant féru d’alchimie et qui s’occupait de la transmutation des métaux, avait fait élever un pavillon lui servant de laboratoire. Il s’isolait volontiers là des journées entières et y travaillait parfois même tard dans la nuit.

Or, un matin, M. Glaser fut introuvable dans la maison très modeste qu’il habitait aux confins de sa propriété.

Il avait dû passer la nuit dans son laboratoire, et c’est de ce côté que tout de suite on dirigea les recherches.

Elles ne furent pas longues. Dans une chambre noire attenante au laboratoire, le cadavre de M. Glaser fut trouvé étendu à terre, dans une mare de sang coagulé. Il avait été assommé au moyen d’un lourd maillet faisant partie des ustensiles du laboratoire, et cette arme terrible lui avait littéralement défoncé le crâne. Le crime avait dû être commis aux environs de minuit.

Quant au mobile du meurtre, il s’expliqua postérieurement, par la disparition constatée de deux ou trois lingots de métal précieux qui servaient aux expériences du savant.

Disons-le tout de suite : deux hommes seulement pouvaient être soupçonnés, les deux gardes de nuit du domaine forestier, dont l’un, Francier, un vieux serviteur du savant, l’autre Yokel, un Luxembourgeois, un garçon débile d’une vingtaine d’années, à demi-paralysé du bras gauche, et que M. Glaser avait recueilli chez lui par charité.

Quand je pris l’affaire en mains, j’interrogeai ces deux hommes, l’un après l’autre, et dès l’abord j’acquis la conviction que le vieux Francier était parfaitement innocent. Yokel, lui, paraissait plus sujet à caution.

C’est lui qui avait été de garde cette nuit-là et, bien que les détails de sa déposition parussent plaider en sa faveur, je ne pouvais me défendre d’une forte prévention à son égard.

Je dus cependant abandonner cette piste là aussi, après avoir interrogé une seconde fois le vieux Francier, dont les dires innocentaient complètement son collègue, encore qu’il ne l’aimât point et qu’il l’eût toujours tenu à l’œil, comme il l’affirmait.

En effet, l’îlot où s’élevait le kiosque n’était abordable que de deux façons, soit à la nage, soit au moyen d’un bachot dont M. Glaser se servait lui-même.

Or, Yokel ne savait pas nager – Francier pouvait l’affirmer, puisqu’il l’avait lui-même retiré de l’étang où il était tombé, un jour, accidentellement et où le pauvre diable se serait noyé sans l’intervention de son collègue.

Quant au bachot, c’était toujours Francier qui passait son maître, Yokel ne pouvant manier les rames, vu son bras infirme. Et à chaque fois qu’il le ramenait à son pieu d’attache, il faisait à la chaîne un nœud compliqué connu de lui seul, et disposait, en outre, quelques roseaux d’une certaine façon autour de la lisse, afin de s’assurer que personne ne toucherait au bateau entre l’aller et le retour du maître. Or, il avait trouvé tout ce dispositif absolument intact.

L’énigme prenait une apparence insoluble, qui ne fit que fouetter mon vif désir de la résoudre.

J’abrège. Après des investigations minutieuses faites par moi au laboratoire, je découvris sur la berge de l’îlot, ainsi que dans les deux pièces essentielles de l’édicule, de vagues empreintes d’un pied qui avait dû être mouillé. Ces empreintes semblaient se rapporter aux grossiers brodequins que portait d’ordinaire Yokel, mais le mystère demeurait entier, puisqu’il était convenu qu’il n’avait pu traverser l’étang, ni par ses propres moyens ni autrement et que, d’ailleurs, ses effets n’avaient offert, à aucun moment, aucune trace de souillure.

De guerre lasse, je résolus de passer quelques nuits dans l’îlot fatal, à l’insu de tout le monde, le vieux Francier excepté. Sa connivence m’était nécessaire, et j’avais acquis, d’ailleurs, la conviction absolue de sa loyauté et de son innocence.

La première nuit, rien d’anormal ne troubla ma veillée peu agréable, je l’avoue, entre les murailles humides du laboratoire.

Mais dès la seconde nuit, un bruit de pas légers qui frôlaient le pourtour extérieur des murs m’éveilla d’un léger assoupissement que je n’avais pu vaincre à la longue. Je sortis avec mille précautions, emportant le fusil que m’avait prêté Francier. Il pouvait être trois heures du matin – une superbe aube de juin – et la lune baignait l’étang tout entier, lui prêtant des aspects inquiétants de mare de légende.

Alors, tout à coup, je vis une chose inouïe fantastique, une chose à donner la chair de poule à n’importe qui. Comme dans les contes de sorcières évoqués précisément par l’aspect de l’étang au clair de lune, une forme humaine, drapée dans un linceul qui lui tombait aux genoux, apparut sur la berge et se mit à marcher tranquillement à la surface de l’eau.

Oui, à la surface, sur l’eau même, ainsi que l’avait fait jadis le Christ de la Bible sur les flots figés du lac de Génézareth.

Je ne suis pas superstitieux, heureusement ; je ne crois ni aux fantômes ni aux sortilèges. De sorte que mon premier mouvement fut d’épauler ma carabine et de tirer. Le second me déconseilla cette intervention brutale et je me contentai de crier au fantôme :

« Arrête ou je tire ! »

Mais il entendait très bien le langage humain, le sacripant, car il se mit à faire de grandes enjambées (toujours sans enfoncer dans l’eau), de sorte que je lâchai mes deux coups.

Mais soit qu’ahuri par le prodige auquel j’assistais, j’eusse mal visé, soit qu’en vrai fantôme traditionnel et bon teint l’homme au linceul fût à l’abri des balles, il poursuivit sa route aquatique et ne tarda pas à disparaître sous le rideau de saules où se dissimulait la berge opposée.

Quand, à l’aide du bachot, j’eus regagné moi-même la petite grève palustre, je me ruai vers le kiosque de chasse où Yokel demeurait tout seul tandis que son collègue Francier habitait la métairie.

Il était, ou paraissait du moins, fortement endormi ; mais, en traversant un réduit attenant à sa chambre à coucher, je fis main basse sur une pièce à conviction terriblement compromettante pour lui : un drap blanc dont les bords étaient mouillés et où adhéraient encore des croupissures et quelques débris de roseaux.

Mon siège était fait ; j’ordonnais au misérable de se lever et le fis garder à vue, encore qu’il eût répondu à toutes mes questions par des dénégations énergiques ou des mensonges ineptes.

Le lendemain, une idée lumineuse me vint. Je fis vider à demi l’étang, et on découvrit alors une double rangée de pieux affleurant le niveau habituel et qui représentaient les vestiges d’un barrage datant de cinquante ans au moins. Leur sommet était naturellement dissimulé soit par l’eau elle-même, soit par les plantes aquatiques, et comme ils n’étaient guère éloignés que de cinquante à soixante centimètres les uns des autres, ils dessinaient à fleur d’eau une sorte de chemin invisible dont un homme point trop peureux pouvait se servir avec une relative aisance pour se rendre de la berge au laboratoire.

Accablé par le faisceau des charges que j’avais fini par réunir contre lui, Yokel se décida enfin à entrer dans la voie des aveux. C’était bien lui qui avait volé les lingots disparus et qui, surpris par son maître, l’avait froidement assassiné, comptant sur l’impunité que semblaient lui assurer les circonstances que je viens d’expliquer.

Et voilà, conclut mon ami le détective, comment je pourrai faire figurer dans mes mémoires une histoire d’assassin-fantôme. »
 
 

 

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(Jules Hoche, « Contes de Paris-Journal, » in Paris-Journal, cinquante-et-unième année, nouvelle série, n° 457, mercredi 5 janvier 1910 ; repris avec des modifications sous le titre : « Un Fantôme authentique, » in Le Petit Journal, supplément illustré, vingt-et-unième année, n° 1009, dimanche 20 mars 1910 ; puis, sous le titre : « Le Voleur fantôme, nouvelle inédite, » « Les Contes de la Petite République, » in La Petite République, quarante-cinquième année, n° 15118, mardi 20 janvier 1920. Cette nouvelle a servi d’introduction aux deux premiers chapitres de son roman Le Mort volant, Paris : Albert Méricant, collection « Les Récits mystérieux,  » n° 4, [1913]. Maurice Sand, « Le Bois de Chanteloup ou la mare au diable, » crayon noir, encre, lavis d’encre et rehauts de gouache verte, 1844)