Le chirurgien Verst captivait son auditoire.

Le cadre lui-même s’harmonisait avec la conversation. Une demi-obscurité de Morgue régnait dans le salon de Madame D…, les ampoules électriques savamment tamisées ne mettant guère que des couleurs au plafond, aux angles.

Le professeur Verst, dont la réputation s’étendait à cinquante lieues à la ronde, était jeune encore, rasé, extraordinairement mince, parfaitement maître de soi. Il jouait de la parole, comme du scalpel, en virtuose.

Il dissertait de la mort, éternel sujet des vivants.

La science parviendrait-elle jamais à reculer l’heure de l’échéance pour l’homme ? n’était-il pas humiliant de constater que de vils animaux doublaient le cap du siècle, alors que notre chétive carcasse devait s’estimer heureuse de résister à cinquante années de tribulations ?

Le Professeur Verst affirmait que nous mourions de chaleur, que les 38 degrés normaux autour desquels nous gravitons sont la cause dominante de nos fins prématurées. – Excès de végétations aussi en nous et excès de déchets. – Le miracle de la longévité tiendrait dans le pouvoir d’abaisser de deux degrés seulement notre température.

Madame D…, qui pensait devoir attendre beaucoup encore de l’existence parce qu’elle avait été aimée sur le tard, suggérait au Maître l’idée de la vie au Pôle.

Il sourit, d’un sourire ensemble indulgent et poli.

« Vous n’en garderiez pas moins vos 38 degrés, belle épicurienne ! Alors ? Alors ? Alors, la mort est la plus noble invention de la science ! récitait le maître.

– N’exagérons-nous pas d’autre part, proposait un officier en retraite, ne forçons-nous pas la bête en nous ?

– Il se peut que nos nerfs tendus à l’extrême, nos forces vives brûlées en hâte, un train d’enfer imposé à notre cerveau, à nos muscles, contribuent à nous réduire plus rapidement. Le savant s’en est inquiété. Tels sujets d’expériences, grenouilles ou rats, soumis à une dépense mécanique exagérée d’énergie, ont passé de vie à trépas quelques jours plus tôt que les témoins. – L’écart n’est pas sensible, et je pense qu’il vaut mieux vivre, vivre intensément, dût-on s’en aller un an plus tôt… »

Le romancier Louis Frappa n’avait encore rien dit. – Il intervint et tout de suite l’angoisse étreignit le salon Morgue.

« Comment expliquez-vous, Maître, puisque nous nous entretenons de mort et de bêtes, que le chien « hurle à la mort, » quand, le plus souvent, la mort est proche en effet ?… »

Le professeur Verst avait décroisé les jambes.

« C’est extrêmement simple, et vous me procurez l’occasion de vous intéresser à une question que j’ai tout particulièrement étudiée et qui ne laisse pas de plonger dans l’étonnement mes confrères. Je me dois d’ajouter que j’ai fait mes preuves devant eux, en consultation… Le corps de l’homme qui va mourir, qui va mourir dans douze, vingt-quatre ou trente-six heures, est déjà mort. Il dégage une odeur, légère, qui ne trompe pas une fois sur cent le praticien entraîné, quant à l’issue fatale du processus morbide… Je ne prétends pas, comme les nègres, que le blanc sente la mort, mais la mort se sent.

L’individu peut s’agiter, manger, parler, et être mort, virtuellement mort, depuis trois jours déjà. La décomposition est en marche. Ce ne sont plus que quelques muscles, quelques battements attardés qui animent le cadavre… Frottez-vous la peau, elle dégage une odeur de cadavre, elle n’en vit pas moins… »

Nous écoutions, les narines dilatées, l’œil fixe.

« … Cette odeur de mort, poursuivait le dieu, varie du reste avec la maladie. Le cancéreux, l’hépathique, le pulmonaire, le cardiaque, l’arthritique, le scrofuleux, n’exhalent pas les mêmes effluves, dans l’agonie. L’odorat du médecin doit s’exercer à identifier ces effluves, quand il y a doute surtout. C’est une manière d’autopsie blanche… Je vais plus loin. La mort subite, elle-même, qui vous rive là l’homme le plus dispos, le plus gai, possède son odeur sui generis. Par exemple, elle ne m’est sensible, à moi personnellement, que quatre ou cinq heures avant la catastrophe. Je n’ai d’ailleurs eu que deux fois, dans ma carrière, l’occasion de m’en assurer… Vous comprenez dès lors que le chien, dont l’odorat est d’une extrême sensibilité, perçoive cette odeur même à distance. Elle l’incommode, appréhension vague, obscure, des avertissements dévolus à un gaz. Son hurlement est une plainte, velléité de défense contre quelque chose qui n’est pas un ennemi ordinaire, qui n’a pas de forme connue, qu’il devine prémunie contre sa morsure… »

Madame D… n’était-elle pas dans son assiette ? cette conversation corrodait-elle sa mœlle ? Elle demanda l’autorisation de sortir un instant. Elle n’avait pas eu le temps de faire dix pas dans le vestibule que la chute lourde de son corps nous faisait sursauter…

Nous l’entourions… Des sels, une saignée ?… Trop tard !

« Mort subite, déclarait Verst, par apoplexie foudroyante…

– Vous ne l’aviez donc pas sentie, Maître ? ne put s’interdire de demander Frappa.

– Non… Madame D… se parfumait. »
 
 

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(Édouard Michel, in Le Journal amusant, soixante-dix-neuvième année, n° 387, dimanche 10 octobre 1926)