C’était – non, il ne faut pas dire où c’était. On n’a aucune certitude de la fin totale, de la conclusion absolue de l’affaire : il vaut mieux que personne n’ait la faculté d’en visiter le théâtre. Les Montagnes Rocheuses sont vastes et celui qui chercherait, chercherait en vain depuis Point Barrow jusqu’à la Sierra Madre.
Deux des survivants de l’aventure en ont fait le récit. Le troisième a disparu sans laisser de trace. Il n’est pas vraisemblable que ceux qui ont parlé aient menti : car si le Professeur Paul Grismond Wild, Curator Natural History du Bruce Museum de Greenwich, Connecticut, possède des connaissances étendues et précises en entomologie, son compagnon Alain Kergy, de la police secrète américaine, a plus d’aptitudes à découvrir une fiole d’alcool dans un manche de parapluie qu’à distinguer un halicte d’un géotrupe. Et il a donné des détails que l’on n’invente pas.
I
Donc, Grismond Wild et Alain Kergy s’étaient enfoncés dans les solitudes des Rockies. Ce soir-là, ils s’arrêtèrent dans une vallée déserte. Un vautour volait à grande hauteur dans le ciel transparent.
Les chevaux las appliquaient leur patience à tondre l’herbe maigre. Le policier alluma sa pipe courte et regarda les volutes de fumée se fondre dans l’air mort du soir.
Ses sourcils volontaires formaient une barre plus tendue que de coutume :
« Écoute, Professeur, dit-il au bout de quelques minutes, le mystère dont on enveloppe cette affaire commence à me peser.
D’ordinaire, ce sont mes adversaires qui s’emploient à épaissir le brouillard d’inconnu ; cette fois, ceux-là mêmes qui utilisent mes services me laissent dans l’ignorance totale de…
– Ne vous fâchez pas, M. Kergy. Votre vivacité est, plus encore que votre nom, la marque de votre origine française. On vous a demandé de pister cet homme depuis New-York, sans vous dire pourquoi, car votre réputation vous vaut d’être importuné par des reporters indiscrets en quête d’un « papier » sensationnel pour leur journal. Et l’on ne voulait pas qu’il pût concevoir le moindre soupçon.
Maintenant, nous sommes assez loin pour que je me trouve relevé de ma promesse de silence : lui, c’est Herbert Millowan, nom que je traduirais assez volontiers en celui de Milovanyi, persuadé qu’il est le fils de Stéphane Milovanyi, l’illustre entomologiste hongrois.
Voici un mois, il est arrivé à New-York, et il a demandé au Professeur Thomas Mc Kalley de faire une communication officielle sur l’existence à la surface de la terre d’un insecte, la Scolie (Scolia hortorum de Vander Lind), dont la taille dépasserait un mètre. Mon collègue accepta, et fit sa communication en séance publique à la Scientific Society de Washington. Ce docte collège de savants le regarda comme s’il avait perdu la raison. Mais quand il eut terminé son exposé, il ouvrit une boîte qu’il avait dissimulée jusque-là, et en tira des débris d’insecte – d’insecte d’une telle taille, que l’imagination même s’en trouvait déroutée. – Un grand mouvement de curiosité souleva l’auditoire. Les précieux fragments passèrent de main en main et tous les savants, tous les naturalistes et entomologistes, haussèrent les épaules. En fin de compte, le speaker déclara que ces objets singuliers seraient étudiés attentivement, mais qu’il apparaissait dès maintenant que l’on avait abusé de la crédulité du professeur Mc Kalley.
À peine eut-il terminé cette phrase malencontreuse qu’on entendit un cri de fureur jaillir des galeries. Un homme, soudain dressé, jeta dans l’hémicycle une autre boîte, qui se brisa devant la tribune. Quand le désordre créé par cet incident se fut calmé, l’homme avait disparu. On avait pourtant reconnu en lui Millowan-Milovanyi. Sa trace perdue fut retrouvée quinze jours plus tard. Au lieu de l’inquiéter, on me chargea de le surveiller, avec votre aide. Et vous voyez où cela nous a amenés !
– Ce n’est donc pas un fou ?
– La caisse qu’il a jetée contenait d’autres débris semblables à ceux que Mc Kalley avait présentés. On a examiné les uns et les autres au microscope : ils sont de structure cellulaire rigoureusement semblable à celle des membres d’insectes véritables.
– Alors, nous ne perdons pas notre peine en le suivant, » murmura le policier, rêveur.
Le silence de la vallée retomba sur eux, et stagna jusqu’à l’instant où l’écho longuement répété d’une détonation les fit sursauter. Ils se regardèrent.
« Pas de doute, dit Kergy, ces hommes sont sur la piste de notre inconnu – eux aussi. Mais vers quel but tendent-ils ? J’en connais trois : autant de forbans qui connaîtront un jour les secousses suprêmes du fauteuil électrique.
– Ils forment relais entre Millowan et nous. Nous suivons leur piste et ils s’attachent à la sienne, voilà tout. Il n’est pas probable qu’ils lui veuillent du mal. »
Alain Kergy ne répondit que par un geste évasif. Un temps s’écoula. Le soleil déclinait rapidement.
« Écoutez, dit le policier, j’en veux avoir le cœur net. Ils sont de l’autre côté de la passe, pas bien loin, sans doute. Il faut que je les surveille. Demeurez ici, voulez-vous, pour que des bêtes sauvages, s’il y en a, ne viennent pas dévaster notre camp. Je serai de retour dans une heure ou deux. Si la nuit est tombée d’ici là, allumez votre cigarette ; cela suffira pour me guider. »
Il lui serra la main et s’éloigna, le fusil sous le bras, insouciant et observateur à la fois. Le fond de la vallée formait une déclivité assez rapide et se terminait par un col que le détective ne tarda pas à atteindre. Il le franchit en rampant. La lueur du jour était encore suffisante pour lui permettre d’observer l’autre vallée. Plus sauvage encore, elle ne présentait au regard que des rochers dénudés et de maigres plantes à demi desséchées, qui avaient essayé de pousser entre les blocs. Kergy aperçut au loin une fumée et jugea qu’elle provenait du camp des bandits, ainsi qu’il les nommait en son cœur.
La distance était grande ; cependant, le motif de leur présence l’intriguait trop pour qu’il hésitât à faire le trajet, et, quitte à revenir très tard auprès de son compagnon, il s’engagea dans la vallée.
Il marchait depuis une dizaine de minutes, quand la vue d’un objet surprenant l’arrêta. À diverses marques laissées sur le sol caillouteux, il crut reconnaître que les six aventuriers s’étaient arrêtés là avant lui, pour examiner la chose.

Au premier abord, cela pouvait sembler être un boulder, un de ces blocs erratiques si nombreux dans les Montagnes Rocheuses, une masse rocheuse roulée, usée et polie par les éléments jusqu’à être devenue une sphère imparfaite, un peu piriforme. L’objet mesurait environ un mètre de haut, avec un diamètre un peu moindre. Le poli de la surface semblait confirmer l’hypothèse d’un bloc longtemps charrié et usé – quand au contraire la couleur, un certain manque de densité, et le grain même de l’étrange chose la rendaient peu plausible.
« Curieux, » murmura Kergy.
Il pensa alors qu’il se trouvait en présence d’une immense jarre en terre comme en fabriquent certaines peuplades qui y ensevelissent leurs morts. Mais le travail avait une perfection plus qu’humaine, et une croûte crue et pourtant vernissée le recouvrait. Le détective l’entama avec son couteau, pour trouver une matière compacte, moins dure, d’aspect un peu terreux et d’où s’exhalait une odeur désagréable.
Fallait-il fouiller la masse jusqu’en son centre ? Il hésitait à le faire, quand un bruit sec, plusieurs fois répété, attira son attention. Il s’élança, revolver au poing, et se trouva bientôt sur le bord d’un puits circulaire, ouvert à fleur de terre. Au fond du trou, un être bougeait.
Homme… bête… il ne vit rien, d’autant que le jour baissait dans le fond de la vallée. Le temps le pressait ; il avait loin encore à aller. À demeurer auprès du puits, il risquait un coup de fusil, ou une flèche, de l’inconnu embusqué dans son excavation. Il pouvait menacer et tirer ; mais c’était lâche, et il eût immanquablement éveillé l’alarme de ses six adversaires.
Il fit taire sa curiosité et repartit. Tout en marchant, il réfléchissait à l’étrangeté de ce double spectacle, la jarre énorme – façonnée par quelles mains ? – et le puits au fond duquel creusait un ouvrier invisible. Malgré son audace naturelle, une vague crainte, qu’il ne parvenait pas à chasser, s’infiltrait dans sa nuque et pesait sur ses épaules. Il chemina longtemps sous cette impression, accrue par la nuit qui maintenant l’enveloppait.
Il se guidait d’après la lueur du feu allumé au camp des aventuriers – et ce feu même s’éteignait lentement. Le silence était si transparent aux moindres bruits qu’à plus de deux cents mètres, il perçut le son de voix de ses adversaires. Il redoubla de précautions et les images surprenantes de la sphère de terre façonnée et du puits à l’ouvrier invisible s’enfoncèrent dans sa mémoire sous la poussée d’inquiétudes plus immédiates.
Nul bruit ne trahit son approche, favorisée par les ténèbres que la lune ne traversait pas encore. À vingt pas du campement, il se coucha derrière un rocher – un vrai – et écouta.
« Anderson, dit une voix, je te répète pour la vingtième fois qu’il y a quelque chose là-dessous. Tu penses qu’on ne connaît pas encore toutes les mines d’or et d’argent des Rockies. Ce Millowan, pour fou qu’il paraisse, n’en conduit pas moins bien sa barque. Il y a là-dessous une affaire commerciale, une vaste duperie, et ceux qui la connaîtront les premiers feront fortune, voilà tout. À nous de lui arracher son secret.
– En tous cas, les beaux parleurs de New-York ont perdu sa trace, et il n’y a que nous qui la suivions, répliqua Anderson. Toi, Bounty, qu’est-ce que tu en penses ?
– J’aime pas, » dit laconiquement l’interpellé.
Ils étaient assis en rond autour du feu : Anderson, Bounty, le premier qui avait parlé, Frampton, et les trois que Kergy connaissait : Wilkins, O’Cranach et Stander. Leurs yeux étaient fixés sur les braises du foyer mourant, et ils ne virent pas l’approche qui cloua d’horreur le détective, fasciné, envoûté, muet, le poil de la chair dressé.

Couché à terre, il voyait une silhouette de cauchemar se profiler sur le ciel pâli par l’approche de la lune. L’Être se tenait debout ; plus haut qu’un homme, svelte comme un squelette, il semblait dressé dans une attitude d’oraison. De longs voiles de gaze, tendus comme par une brise insensible, tombaient de sa taille. La tête tournait à droite, à gauche par des mouvements saccadés et interrogateurs. À la hanche longue s’attachait une cuisse en fuseau qui portait, à sa partie interne, des épines visibles dans le contre-jour. Le bas des jambes et les bras croisés se confondaient dans la pénombre.
Qu’était-ce ? Un sorcier indien ? Un fou ? Quelque épouvantail imaginé par Millowan pour faire peur aux intrus ?…
Ou bien une créature autre, inconnue ?
La terreur, déjà pressentie, chassée au fond de soi, revenue à l’assaut, étreignait les vertèbres du policier. Bien qu’il ne fût pas menacé, il restait devant le monstre comme un oiseau devant un serpent.
Or, ces choses qu’il prenait pour des voiles de gaze frémirent, avec un léger bruissement qui fit sursauter les aventuriers. Ils levèrent les yeux et, bien qu’éblouis par le rayonnement du brasier, aperçurent la silhouette fantomatique, près de laquelle une autre, toute semblable, venait d’apparaître. Des cris d’horreur s’étranglèrent dans leur gorge et, d’un geste instinctif, ils voulurent saisir leurs revolvers.
Les monstres se déclenchèrent, avec une vitesse foudroyante, comme une catapulte dont on lâche les câbles. Les voiles se tendirent, relevés ainsi que des ailes. Faisant entendre des craquements d’armure, des bras maigres, projetés par une force irrésistible, tracèrent sur le ciel des courbes en coups de faulx.
Les voiles transparents formaient maintenant un vaste cimier. Puis retentit un bruit de gaz comprimés qui s’échappe par à-coups.
Les bras s’étaient abattus sur Wilkins et sur Bounty, et chacun, happé par l’un des monstres, fut attiré. Leurs hurlements d’effroi s’achevèrent en râles horribles, tandis qu’ils se débattaient désespérément pour échapper à l’étreinte mortelle qui broyait leurs corps déjà ensanglantés.
Leurs compagnons s’enfuirent éperdus. Plus brave qu’eux, du moins pendant un instant, Kergy déchargea ses revolvers sur les êtres. Puis, se relevant d’un bond, il galopa dans la nuit, poursuivi par la meute de ses terreurs, saisi à la gorge par une angoisse où sa raison chavirait, sautant, tombant, se relevant pour trébucher vingt pas plus loin, insensible à la souffrance, aux déchirures de ses paumes et de ses genoux, proie de la panique, et pourtant capable de percevoir que là-bas, sur le lieu du drame hideux, les râles s’étaient tus.
Enfin, il fit une chute si brutale qu’il resta immobile sur le sol, évanoui.
(À suivre)
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(H. Darblin, in Sciences et Voyages, revue hebdomadaire illustrée, dixième année, n° 479, jeudi 1er novembre 1928)
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☞ Cette nouvelle, somptueusement illustrée par René Pellos, a fait l’objet d’une republication sous le titre : « Face à face avec les monstres, » en mai et juin 1937 dans Jeunesse-Magazine.
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FACE À FACE AVEC LES MONSTRES
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(Henri Darblin, illustré par René Pellos, in Jeunesse-Magazine, aventures, aviation, première année, n° 20, dimanche 16 mai 1937)









