L’aubergiste nous apporta quatre cafés noirs bouillants ; Charles s’arrêta de souffler dans ses doigts et les appliqua contre son verre. Mademoiselle Catherine but à grandes lampées et Madame Dermon crut devoir en faire autant. Je ne les imitais pas, pour deux raisons ; la première est que j’ai horreur du café noir sucré depuis le temps de ma jeunesse où on me le donnait, le premier dimanche de chaque mois, mélangé à de l’huile de ricin ; la seconde parce que mon attention était tendue vers la conversation de deux habitants de la vallée qui parlaient fort à la table derrière moi. Le peu que je saisis alors de cet entretien aiguisa ma curiosité ; je me préparais à la satisfaire entièrement lorsqu’un des deux hommes se leva et prit congé de l’autre en l’assurant dans quelques mots de patois que c’était à lui de payer la tournée de goutte ; le restant parut désespéré de la volonté de son compagnon, mais, avant qu’il fût revenu de sa surprise, la porte du café s’était refermée. Je profitai de cet abandon pour inviter le pauvre homme à notre table ; il s’approcha sans façon et me remercia d’un coup d’œil terne après que la servante lui eût versé sur sa commande un petit verre de fine champagne.
« Cela vous réchauffera, » fis-je en matière d’entrée, sous les regards courroucés de mes amis, peu charmés de la compagnie.
Je poursuivis en le priant adroitement de nous conter une histoire que seuls connaissent les vieux entre les vieux.
Rendu loquace par l’alcool, il accéda à ma demande avec bonne grâce et, après avoir lancé un regard narquois à mes trois compagnons, entra en matière sur un ton bas, enroué, qui sentait son drame à une lieue à la ronde.
« Euh ! les vieux ont tous connu le diable. Il fut un temps où on eût considéré comme homme incomplet celui qui n’avait eu quelque démêlé avec un fantôme, revenant, ou l’« autre » en personne. J’étais jeune et la folie des grandeurs me faisait entrevoir, dans des rêves, des belles dames et des monceaux d’or. Hélas ! J’ai eu tout cela et la vie m’a tellement embourbé que je ne désire plus maintenant que l’alcool en suffisance pour me donner le courage de me pendre. »
On pense si ce début eut le don de plaire, Charles secoua ses épaules et Madame Dermon prit la main de sa fille dans un geste protecteur. Le vieux continua :
« J’avais entendu un jour qu’il suffisait de penser avec conviction à Satan pour le voir apparaître et suis toujours resté sous l’influence du résultat d’un pacte que je fis avec lui ; je dis « je fis, » à la place de « je voulus faire, » pour vous montrer que je suis encore dans le doute sur la valeur de l’étrange marché que je conclus avec lui. N’allez pas croire que, suivant votre thème favori, je vous dise avoir contemplé le Diable, que nous nous sommes serré une main fraternelle et avons échangé une partie de mon âme contre un poil de sa queue, capable de me livrer sur une simple demande, la terre et ses trésors ; non, la chose s’est faite avec plus de simplicité, et par malheur ni Messire ni moi n’eûmes à nous affronter. Écoutez.
Les fontaines de la région sont à peu près toutes composées de deux bassins. Dans le premier, arrive l’eau qui glisse dans une encoche et emplit le second ; du dernier, par une entaille du bois semblable à la première, l’eau se perd et forme un ruisseau qui serpente le long du chemin. À Vers-le-Pard, un tuyau de fer d’à peu près trois mètres avait une de ses extrémités entourée de chiffons qui reposait dans la taille du second bassin et conduisait l’eau au milieu du pré ; l’eau, s’engouffrant dans ce tube d’un centimètre neuf millimètres de diamètre, produisait un léger bruit en y coulant.
C’est à cette fontaine que j’allais puiser pour les hôtes du chalet, et pour moi.
Un jour, mes couteaux ayant besoin d’un sérieux nettoyage, je descendis les laver à l’eau courante ; en marchant, je songeais à ma vie insipide qu’aucun travail ne distrayait et bientôt il me vint comme un regret de ne pouvoir demander la fortune à quelque puissance bien établie. L’idée du malin m’assaillit ; je n’y croyais pas plus qu’à Dieu, mais l’idée était forte et maintenant je pourrais supposer qu’elle était conduite par main de maître ; elle m’obséda, me harcela, s’ancra si profondément dans ma chair sur les cent mètres que je fis, que j’arrivai au bassin prêt et décidé à tout. L’eau glissait voluptueusement dans le tuyau de fer. Je pris à terre une poignée de sable mouillé et frottai les lames.
« Satan ! pensais-je fermement. Satan ! je veux faire un pacte avec toi. »
Un picotement produit par la tension nerveuse glissa dans mes avant-bras. Je plongeais dans l’eau le couteau que je venais de frotter et attendis quelques secondes.
Tout à coup, je fis un saut et me retournai ; mon bonnet de laine tomba et je sentis mes cheveux se dresser, comme des allumettes, sur mon crâne. J’avais nettement perçu :
« Me voici ! »
Je voulus prendre mes jambes à mon cou, mais la crainte d’être poursuivi par une armée de diables, ou de lutins, me retint. Je restai à la fontaine, craintif, n’osant faire le plus petit mouvement. Mes oreilles tendues n’entendirent plus rien qu’un glou-glou soyeux produit par l’eau du tuyau. À force de me raisonner, je repris confiance et mes idées revinrent m’obséder. Que risquais-je ? de rire un peu plus fort que d’habitude si le diable venait ; je répétai ma demande. Le nettoyage de mes couteaux avançait.
« Satan, Satan ! Je veux faire un pacte avec toi ! »
J’attendis, rinçai mes couteaux, et la voix dit aussitôt :
« Oui. »
J’aurais été moins étonné si j’avais entendu les mêmes mots que précédemment ; enfin, ce « oui » me convainc de la suite normale des idées chez mon interlocuteur.
« Écoute, Satan : je te donne mon âme et tu me livres à satiété la gloire et la fortune ? »
Je me penchais pour écouter la réponse ; un couteau glissa et tomba, ma main plongea après lui et j’entendis très distinctement :
« J’accepte… J’accepte… J’acceprrrrr… gle… gle… gle… »
J’écoutai l’eau qui s’engouffrait dans le tuyau avec un vrai rire satanique. Je m’enfuis chez moi, espérant devenir fou pour ne plus penser. J’étais persuadé que le Diable, ne pouvant apparaître, avait pris mes propres gestes et l’eau pour me répondre.
– Quelle horreur, fit Madame Dermon, en se pelotonnant dans sa jaquette. Il faut vraiment être damné pour inventer des histoires pareilles. »
Le vieux s’était levé et partait en riant.
« Je paie le tout ! » criai-je vivement à la servante, qui faisait un geste pour le rattraper.

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(Louis Sauty, in Strasbourg universitaire, bulletin de l’Association générale des Étudiants de Strasbourg, deuxième année, n° 1, janvier 1925 ; gravure sur bois extraite du Compendium Maleficarum de Derek Smootz, 1608)

















