De Trieste, je résolus de gagner Ravenne en bateau pour débarquer à la façon des Byzantins dans leur vieille et splendide cité.
Un navire marchand était en partance ; j’y pris passage. Nous chargeâmes des mulets, des bœufs, des balles de marchandises jusque vers minuit, bien que le départ et le dîner du bord fussent annoncés pour huit heures. Aussitôt l’ancre levée, tandis que disparaissait à l’horizon la ligne brisée des lumières de Trieste, le repas du soir fut servi dans le carré. Nous étions là quatre en tout : le capitaine, son second, une passagère, modiste à Venise, et moi.
Le menu se composait de poisson bouilli et de pommes de terre. Le capitaine avait été à Paris en 1900 ; il parlait de son voyage avec plaisir. Le second était un ténébreux taciturne et la modiste était très bavarde. Le dîner fut plus gai que copieux. Le capitaine rappela ses souvenirs de l’Exposition, puis raconta ses excursions au long cours, en Océanie, au Mexique.
À peine eut-il prononcé ce nom que le second se leva en donnant un coup de poing sur la table et en disant :
« Non, pas ça ! »
Et il sortit.
Le capitaine ne parut pas surpris ; il fit voltiger ses doigts à la hauteur de son front avec le geste qui indique un grain de folie.
Il continuait, comme parlant à lui seul :
« Cela se comprend ; c’était effrayant. »
Je soupçonnai quelque étrange aventure et je résolus de la connaître. Doucement, j’insistai :
« Dites-nous cela, capitaine. C’est quelque conte de veillée.
– Non ; c’est vrai. »
Je demandai à la modiste :
« Cela ne vous effraie pas ?
– Oh ! dit-elle toute frémissante ; j’adore les histoires à faire peur. »
La lampe Cardan se balançait, déplaçant le cercle lumineux de l’abat-jour qui allait de la table et de la potée de poisson bouilli à la paroi d’acajou devant laquelle reposait un petit baril d’eau-de-vie. Le capitaine alluma sa bouffarde et dit :
« Eh bien, voilà ! C’était en revenant des Antilles. On cinglait vers le Mexique, quand nous fûmes surpris par un tremblement de terre. Le fond n’était pas très loin et nous pûmes jeter l’ancre. Mais bientôt, nous sentîmes que le roc sur lequel nous étions amarrés s’était détaché et roulait vers la côte. Le flot avait monté. Il faisait nuit noire. À la boussole, je compris que la mer avait grimpé sur le rivage et submergé une ville. Notre rocher raclait des toits et nous entraînait. Nous flottions sur terre avec trente pieds de fond. C’était un raz de marée terrible.
Quand les premières lueurs de l’aube parurent, nous étions comme au fond d’un lac nouveau, d’un port inconnu formé dans la nuit ; ses vagues battaient furieusement la chaîne des montagnes qui avait arrêté le flot. La corde de l’ancre était tendue. Notre rocher nous avait suivis ou entraînés. La mer, furieuse et démontée, secouait mille épaves et des cadavres, avec quantité de meubles qui constataient l’engloutissement d’une cité.
À ce moment-là, de l’ouest à l’est, tout l’avant de la montagne qui se dressait devant nous s’effondra, glissa en avant et disparut dans la mer avec des remous formidables. On eût dit qu’un géant l’avait taillée d’un coup de sabre. Ce que nous vîmes alors était terrible. Tout le long de la haute paroi à pic, des milliers de morts, debout, étaient alignés en rangs superposés et nous regardaient avec d’affreux rictus. C’était épouvantable, cette galerie de spectateurs décharnés qui semblaient s’être mis à leurs fenêtres pour assister à notre danse. Nous eûmes des matelots qui devinrent fous. Mon second a encore des accès quand on parle de cette affaire-là.
– Vous avez rêvé, dis-je.
– Non, monsieur, et au fond c’est très simple. Les anciens Mexicains enterraient tous leurs morts debout dans la montagne en lignes superposées, et le temps des siècles avait recouvert le sinistre panneau et refermé le penchant du mont. Le tremblement de terre détacha cette avant-partie friable et remit la nécropole au jour. C’est tout simple, mais je vous assure que tous ces morts, des centaines, des milliers, qui nous regardaient de leur balcon danser sur les vagues démontées, c’était épouvantable. »
La modiste était devenue pâle et tremblante.
« J’ai peur, » fit-elle en claquant des dents.
C’était une brune nerveuse, excitable, impressionnable. Je pensai :
« Elle a eu tort d’écouter l’histoire. Elle va avoir une crise. »
Je l’accompagnai sur le pont. Le ciel était étoilé, scintillant, et la mer si calme qu’on eût dit que la moitié des étoiles était tombée dans l’eau.
La jeune femme s’assoupit. Elle dit :
« Je tombe de fatigue ; je vais m’étendre. »
Elle entra dans sa cabine. Il était deux heures et demie.
Au bout de cinq minutes, j’entendais chez elle des cris et elle sortit, échevelée. Elle disait d’une voix rauque :
« Il y a un mort dans mon lit ! »
Deux matelots étaient là. Ils vinrent avec moi.
Dans la couchette, le drap soulevé moulait la forme d’un corps. Nous enlevâmes le drap : le lit était vide.
Mais, en appuyant, dessus, il ne s’aplatissait pas. On sentait la résistance d’un être invisible.
Les matelots passèrent une corde autour de la couchette et la corde serrée dessina le relief d’un corps. Le capitaine et l’équipage étaient accourus ; les matelots étaient pâles et marmottaient des prières.
L’un d’eux posa sur le drap une branche de buis bénit et le lit se vida de son cadavre.
L’aube blanchissait et Ravenne apparaissait au loin.
Le lugubre phénomène avait créé dans l’équipage une surexcitation fiévreuse. On commença à parer les colis pour le débarquement.
Je n’ai jamais eu la clef de ce mystère. Je pense qu’il y eut là un phénomène de suggestion collective comme en produisent les fakirs de l’Inde quand ils font des tours impossibles. La modiste de Venise était tombée en syncope. On la porta à l’hôpital. Je ne sais ce qu’elle est devenue.
Les matelots ont quitté la bord et le bateau n’a pu repartir qu’un mois après avec un équipage entièrement renouvelé et qui ne savait pas.
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(Léo Claretie, « Les Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, trente-sixième année, n° 12577, jeudi 6 avril 1911 ; « Le Matelot du Mocco, » gravure extraite du Journal des Voyages et des Aventures de terre et de mer, n° 671, dimanche 18 mai 1890 ; gravure illustrant l’article « Danse des morts » pour la sixième édition du Dictionnaire infernal de Collin de Plancy [Henri Plon, 1863])