« Vous disiez donc, marquis ?
– Je disais, messieurs, que, selon moi, voici le plan que nous allons suivre. Nous nous embarquons demain à Douvres. Le même jour, Puisaye et les siens prennent la mer à Plymouth. Les deux flottes réunies dominent la Manche et la balayent. Elles forcent l’entrée du goulet de Brest. Nous nous emparons des navires rebelles. La ville est emportée. Nous confisquons les biens des coupables.
– Bravo ! Et ensuite ?
– Une proclamation est lancée au nom du roi. La Bretagne entière se soulève. Pense-t-on la dompter avec quelques bandits en uniforme ? En une semaine, nous en sommes les maîtres, et nos avant-postes atteignent la Vendée.
– La Vendée dort ; elle n’est pas morte.
– Bien dit, mon cher d’Allègre. Alors, ayant pour nous tout l’ouest du royaume, avec une armée de cinquante mille hommes, nous marchons sur Paris.
– Oh ! fit le baron de Rillière, n’est-ce pas bien hardi ?
– Erreur, cher monsieur, erreur. Le paysan terrorisé est las des tyrans. Il a reconnu sa folie et aspire au repos. En attendant, il sera trop heureux de servir sous nos drapeaux afin de ne pas mourir de faim.
– En quinze jours, intervint impétueusement le comte de Saint-Valmont, nous serons cent mille. Nous remercions nos bons alliés et, après une bataille devant Paris, peut-être sans bataille, nous rentrons dans la capitale. Nous la purgeons des monstres qui l’infectent, et la France est à nous.
– Vive Dieu ! cria le tonnelier Baudoin, voilà qui est parler. Ce sera une belle campagne.
– Notre pauvre Paris ! comment allons-nous le retrouver !…
– Cela va puer le sans-culotte.
– Bah ! s’écria d’Arlinval, Paris sera toujours Paris.
– Ah ! vicomte, y penses-tu ? À nous les nymphes de l’Opéra, les parties fines, les soupers !
– Crois-tu que la Derval vive encore ?
– Si elle n’y est, il s’en trouvera d’autres. N’ayez crainte. Paris ne manquera jamais de vin, de filles et de tripots.
– Ni de coiffeurs, grogna Morlaye. Ces faquins d’Anglais ne savent même point ce que c’est qu’une frisure galante. »
Le paysan Kermadric, en cheveux blancs, songea tout haut : « Je verrai l’église Notre-Dame et la châsse de Madame Sainte Geneviève.
– Vivent les belles sans-culottes, messieurs ! Nous leur ferons bien voir qu’en amour comme en bataille, un aristocrate vaut dix patriotes. »
De tels propos se tenaient, un soir de juin 1795, dans une salle enfumée de l’auberge de Mutton-head, à Londres.
Depuis un instant, un homme était entré. Sans bruit, il s’était assis dans un coin sombre. Il écoutait gravement ces discours. Son visage, taillé à coups de serpe, dur, presque sauvage, d’une énergie singulière, était celui d’un paysan. Il semblait jeune de traits et de taille, mais ses cheveux étaient blancs comme le drapeau royal.
D’Arlinval l’aperçut et s’écria : « Tiens ! voilà le brave Michel Bauchy, le héros du Bocage. »
On vint lui serrer la main. C’était un des géants des guerres vendéennes. Fils de paysan, puis clerc de notaire, il était devenu un des chefs du soulèvement catholique. Il avait été la terreur des bleus. Il reçut les compliments avec dignité.
« Eh bien ! mon brave, interrogea Saint-Valmont, avec qui vous embarquez-vous demain ? »
L’homme achevait d’allumer sa pipe. Il dit : « Je ne m’embarque pas. »
Il y eut un murmure d’étonnement, suivi d’un silence désapprobateur. Morlaye le rompit :
« Vous avez peut-être une autre mission : je comprends. Sans doute, vous êtes chargé de soulever la Vendée ? »
L’homme dit : « Je ne me bats plus. »
L’étonnement allait croissant.
« Excusez-nous, dit d’Arlinval. Nous ne pouvons vous comprendre. Vous vous moquez. Quoi ! le héros de Toron et de Cholet, le vainqueur de Chemillé, du Mans, de Savenay… Quelle raison assez forte ?… »
L’homme tira sa pipe de sa bouche et dit : « C’est que j’ai peur. »
Ce fut de la stupeur. Tous savaient que cet homme était un héros. Pourtant, les plus jeunes se mirent à ricaner. Il jeta sur eux un regard lourd comme une hache qui coupa leurs rires.
« Écoutez, dit le marquis d’Orval, nous savons votre bravoure ; mais expliquez ces paroles : quelques âmes pourraient en être troublées.
– Si je parlais, elles le seraient plus. Et puis, je ne pourrais faire ce récit. »
Des chuchotements ironiques reprirent. Le comte d’Allègre vint vers Bauchy : « Au nom du roi, mon ami, parle ; c’est moi qui te le demande. »
L’homme cessa de fumer.
« Monsieur le comte, dit-il, ma famille vous doit trop. Puisque vous voulez que je parle, je parlerai. »
Il vida sa pipe et la mit en poche. Assis, les mains croisées sur la table devant lui, les yeux dans le vide, il commença dans le silence, d’une voix lente et sourde comme un glas :
« C’était le 14 mai de l’an 1794. J’étais à bord du Devastator, vaisseau de ligne anglais de quatre-vingts canons, commodore sir John Palton. Avec lui voguaient deux frégates, la Sweet Lady et l’Albion, la corvette Squale et le cotre le King-Henry. Acculés à la mer par les bleus, après la déroute d’Armaillé, les chaloupes anglaises nous avaient recueillis, moi et ce qui restait de mes hommes. Maintenant, la flottille croisait à quatre lieues de la côte entre Brest et Lorient. On savait que le vaisseau républicain la Carmagnole devait gagner Brest. Il s’agissait de le capturer. À son bord était le conventionnel Barcus qui y avait installé une guillotine en permanence. Il avait quitté Nantes le 9 avec quatre cent soixante-sept hommes d’équipage et dix-neuf prisonniers : parmi eux, mon frère Jean-Mathieu pris à l’attaque de Nantes.
Le 14 au matin, une voile fut signalée. C’était la Carmagnole. On lui donna la chasse. Nos mesures étaient bien prises. Elle fut acculée vers les hauts-fonds des Glénans. Les premières, la Sweet Lady et l’Albion, soutenues par le Squale, ouvrirent le feu. L’ennemi avait une bonne artillerie et répondit vigoureusement. Le vent était tombé. Cela dura ainsi trois heures sans qu’il nous fût possible d’intervenir. Puis, tout à coup, saisie par un courant de jusant, la Carmagnole se mit à dériver, débordant les frégates immobilisées. En passant à la hauteur du King-Henry, elle lui lâcha une bordée qui le mit hors de combat. Alors, ce fut notre tour d’entrer en danse.
L’issue du combat n’était pas douteuse. Les républicains avaient deux mâts brisés, une moitié de l’équipage à bas, vingt pièces au moins démontées.
Il y eut une heure de canonnade. Nos pertes furent sensibles. Puis le feu de l’ennemi diminua. Nous en comprîmes la cause. On ramassa des fragments de projectiles tombés à bord : c’étaient des boîtes de conserves, des ferrailles, des lames de plomb arrachées, des pierres. S’il restait de la poudre, il y avait disette de boulets.
Une très légère brise du soir commençait de se lever. Le commandant fit mettre toutes voiles dehors pour en profiter et foudroyer de plus près les républicains qui répondaient de moins en moins. Dans deux heures au plus, ce serait fini…
À ce moment, nous vîmes la première chose horrible. Le pont de la Carmagnole étais ras comme la lande. Une seule chose s’y dressait. Une petite bâtisse en planches : la guillotine. Comment aucun boulet ne l’avait frappée, c’est ce que j’ignore. Plusieurs fois, les meilleurs canonniers avaient pointé dessus : les projectiles glissaient à côté comme si une main les eût écartés. Et soudain, ceux qui avaient des longues-vues distinguèrent que, vers cette guillotine, on conduisait des hommes ligotés. Il y en avait dix-neuf. Je compris : avant de mourir, le régicide voulait tuer. Invulnérable comme son couperet, il regardait impassible ce défilé. Je me précipitai vers le commodore. Je lui dis que mon frère était là. Je le suppliai d’en venir à l’abordage. Il me répondit froidement que son devoir était de ménager ses hommes, et que l’ennemi serait détruit à coups de canon avant la nuit ; d’ailleurs, le vent était trop faible. J’étais fou ; je l’injuriai… Il me fit emmener.
Les yeux hagards, je vis tomber dix-neuf têtes. L’une était celle de Jean-Mathieu.
Le soleil se couchait. Nous commencions d’allumer nos feux. À bord du vaisseau républicain, il n’y avait point de lumières ; la canonnade, après s’être ralentie, avait cessé.
Lui lâchant bordées sur bordées, nous avancions lentement. La Carmagnole, les flancs ouverts, semblait un cadavre prêt à s’engloutir. Rien ne bougeait, comme si déjà l’équipage était mort ou anéanti.
Tout à coup, nous étions peut-être à trois cents toises, les gueules des canons républicains s’enflammèrent, et un ronflement de tonnerre passa sur nos têtes. Un canonnier tomba à mon côté. Le chef de pièce gronda en anglais : « Les gueux se sont réservés pour la fin, » et il se baissa pour répondre. Il était impossible de reculer. Nous glissions toujours en avant, sur la mer calme comme un lac, avec une lenteur de cortège funèbre…
Machinalement, je regardai l’homme tué près de moi. Il avait la poitrine en bouillie. Mais, chose curieuse, il n’était pas coupé en deux comme sont d’habitude ceux qu’un boulet frappe en plein corps à cette distance. On aurait cru que le projectile s’était écrasé sur lui au lieu de le broyer. La troisième caronade de la batterie avait été frappée également. Elle n’avait pas été démontée ; simplement, l’affût était enduit d’une espèce de boue singulière. À ma droite, un bastingage avait crevé : quelque chose alentour s’étalait comme une plaie. Évidemment, l’ennemi n’avait plus de boulets. On avait dû charger les canons avec des projectiles improvisés, pas très durs, et qui s’écrasaient en frappant. Cette résistance sauvage me troublait ; je me demandai quelle pouvait être cette artillerie. »
Le conteur fit une pause, regardant le réveil de ses souvenirs. Il reprit de sa voix basse :
« La nuit tombait ; à la lueur de nos feux se dessinait, plus proche, la coque noire de la Carmagnole, toujours debout. Un nouvel éclair jaillit : la décharge s’abattit sur nous. Un boulet, ou plutôt ce quelque chose qui n’était pas un boulet, passa près de moi, si près que le vent faillit m’en renverser. Ce n’était pas le sifflement bien connu d’une masse de fer ou de plomb. Cela soufflait, comme avec un bruissement d’ailes ou d’étoffe, comme quelque chose enfin qui ne serait pas bien dur, où il y aurait des flottements. J’avais donc raison dans ma conjecture. Mais que pouvait-on nous tirer ? Frappé, le mât de misaine craqua, se fendit, je crois, mais sans se rompre. Un lieutenant, un falot à la main, se précipita… Je le vis repasser un instant après. Son visage était pâle comme la mort et ses dents claquaient… Je courus au mât qu’il avait inspecté. Il était couvert d’une espèce de boue gluante, où glissaient des choses noires, blanches, rougeâtres surtout, molles, bizarres. Le pont était souillé de matières visqueuses… Un frisson me secoua que je ne m’expliquais pas encore. Je vis les visages contractés de quelques matelots : un étonnement sinistre planait sur tout le vaisseau.
Un troisième déchirement cria dans l’air, plus formidable, comme si l’ennemi s’exaspérait à mesure que nous approchions. Et, sans doute poussé par une charge de poudre trop faible, un de ces boulets vint frapper sur le pont un amas de cordes et de sacs, et, au lieu de s’écraser, roula presque à mes pieds, dans l’ombre. Je me jetai dessus… Maintenant, j’allais savoir. »
Michel Bauchy essuya son front où perlaient des gouttes de sueur. Il reprit :
« C’était mou par endroits, puis dur ; pas très lourd, humide, d’une forme inégale, mal arrondie. Une bouillie épaisse suintait… Dessous, c’était tantôt doux au toucher et puis rude : il y avait des saillies, des cavités singulières, très singulières vraiment… On aurait dit… Une idée atroce me traversa… Oh ! non, sainte Vierge, ce n’était pas possible, n’est-ce pas ?… Je courus à la lanterne d’un canonnier ; et alors je vis que, noircie par la poudre écrasée, défigurée, je… je tenais une tête qui était celle de Jean-Mathieu. »
Un frisson d’horreur passa dans l’auditoire.
« Alors, égaré, je me mis à crier : « Des têtes, des têtes ! » On comprit. Un délire d’effroi ruissela sur nous, froid comme si des gouttes glacées de terreur entraient par en haut dans notre cerveau et s’arrêtaient à nos gorges qui ne pouvaient pas crier. Il y eut des gémissements, des soupirs, des petits cris d’enfant qui souffre ou de bête qui entrevoit la mort… Des têtes : telles étaient les dernières cartouches des républicains. Non celles des guillotinés seulement, – ils étaient trop peu, – mais celles de leurs morts, sans doute celles des blessés.
À cinquante toises, il y eut une autre volée de têtes qui s’élança sur nous ; à trente toises, une autre encore. Le chef de pièce tomba, le crâne broyé dans une morsure formidable. Une tête blonde éventra le lieutenant en second. Il en volait de brunes, il en volait de grises. Elles arrivaient, criant avec leurs bouches mortes la voix formidable du canon, et nos cheveux se hérissaient, sentant passer leurs baisers mortels et leurs fureurs d’outre-tombe. C’étaient des chants effroyables de damnés, des ricanements de défi, des hurlements, des menaces, que nous jetaient ces morceaux de cadavre, qui tuaient encore… Oh ! voyez-vous, c’était trop horrible, c’était trop. Une tête s’écrasa sur la caronade où je me tenais : les dents, jaillissant, s’enfoncèrent dans mon épaule, et je vis de grosses moustaches grises collées à la culasse de la pièce. Un effroyable crâne chauve terrassa un mousse qui passait… le pont avait l’air d’un charnier. Cela grouillait de sang, de cervelle, d’os éparpillés, de choses innommables : il y avait des dents qui voulaient encore mordre, des bouches qui semblaient rire et des yeux hideux qui avaient l’air de regarder… Oh ! cette nuit, cette nuit !… et pourtant, ce n’était pas tout.
La brise avait fraîchi. Plutôt l’abordage, plutôt tout que ce combat. Enfin, on distinguait tout près le vaisseau ennemi, tout nu avec la guillotine. Vingt toises, dix toises. Les grappins étaient prêts. Les hommes armés de haches, de piques, de sabres, se ramassaient pour bondir. En face, sur la Carmagnole, rien ne bougeait. Et, de ce silence, un sursaut d’angoisse nous étreignait comme si nous allions combattre des êtres de cauchemar, de ces spectres qui vous prennent à la gorge et vous étouffent… hors de l’homme. Les navires se touchaient presque. Muettes, les gueules des caronades s’allongeaient devant nous. Le pied sur le bastingage, le jarret tendu, un gigantesque Irlandais et moi, nous nous préparions à sauter… Et, tout à coup, mon voisin se mit à bégayer et à se signer… En face de nous, sur l’autre pont, derrière une pièce, une mèche allumée à la main, je vis se dresser quelque chose… »
Michel Bauchy eut un soupir.
« Cela avait un corps, cela avait des bras, cela avait des jambes, cela portait un uniforme de délégué de la Convention, et pourtant cela n’était plus un homme… car, vous me comprenez bien, sur les épaules… il n’y avait plus rien. Et voici que la main approcha la mèche du canon qui hurla et cracha la tête sur l’Irlandais.
– Quelle horreur ! cria Saint-Valmont ; vous étiez halluciné.
– Sans doute, je le crus, dit Bauchy, et c’est ce qui m’empêcha de devenir fou. Et pourtant, je ne l’étais pas. On se précipita sur la Carmagnole, le sabre levé, la hache brandie, la pique en avant… Un silence nous accueillit, comme si nous étions entrés dans un sépulcre. Nul être vivant ne se dressa contre nous… Mais, à la lueur des falots, on vit couchés sur le pont, rigides, des rangées de corps sans tête. On les compta, il y en avait quatre cent quatre-vingt-six : quatre cent soixante-sept, plus dix-neuf. Vous voyez donc que c’étaient bien les morts qui avaient tiré leurs têtes sur nous.
Et quand nous en fûmes sûrs, un affolement nous saisit comme tout à coup en ont les troupeaux de bœufs qui paissent. En cohue éperdue, nous nous précipitâmes hors de ce cimetière. On hacha les amarres, on trancha les grappins. C’était trop. Emporté par le vent de nuit, le Devastator, toutes voiles dehors, s’enfuit.
Seulement au matin, quand le soleil se leva, on se regarda : le navire avait un équipage singulier. Les uns se promenaient égarés, avec des mots incohérents, et les têtes des autres étaient blanches comme la mienne. Il n’y avait plus à bord que des vieillards et des aliénés. Depuis cette nuit, voyez-vous, j’ai peur, j’ai trop peur. »
Peu de jours après, ceux qui avaient ouï ce récit débarquèrent sur la terre de France à Quiberon. Leurs ossements à tous y dorment encore.
–––––
(André Lichtenberger, in La Revue hebdomadaire, cinquième année, n° 235, samedi 21 novembre 1896; cette nouvelle a été reprise en volume dans le recueil Contes héroïques 1789-1795, Paris : Librairie Fischbacher, 1897, puis dans Roses de France (récits de la Révolution), Paris : Éditions Georges Crès et Cie, 1924. « Le Dernier Jour d’un condamné, » gravure sur bois d’Alphonse Gérard d’après un dessin de Gavarni, pour l’édition illustrée Hetzel des Œuvres de Victor Hugo, 1866)



















