Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.
BOIL., Art Poét.
Quelque sceptique que l’on puisse être, on est forcé de convenir qu’il y a des choses que la raison ne peut expliquer, et auxquelles l’imagination la plus active ne peut atteindre par le secours des sens ; il semble qu’il faille quelque chose de surhumain pour nous en faire naître l’idée, et que cette connaissance ne puisse être acquise que par une sorte de révélation qui arrive à notre esprit sans avoir passé par l’intermédiaire d’aucun organe matériel.
Olaüs Magnus, dans sa savante histoire des peuples du nord (Historia de Gentibus Septentrionalibus), rapporte, avec toute la naïveté et toute la crédulité de Plutarque, que les Lapons, lorsqu’ils veulent connaître ce qui se passe loin des lieux où ils se trouvent, envoient à la découverte le démon qui leur est familier, et qu’après s’être exalté l’imagination au son des tambours et de certains instruments de musique, ils éprouvent une sorte d’ivresse pendant laquelle des choses dont ils n’eussent jamais eu connaissance dans leur état naturel leur sont subitement révélées.
Socrate et Jérôme Cardan (qui n’ont que cela de commun ensemble) avaient, ainsi que les Lapons, un démon familier à leurs ordres. Cardan nous donne sur le sien, dans son ouvrage De Varietate Rerum, des détails qu’il ne tient qu’à nous de croire. Il prétend qu’il tombe à volonté dans une extase qui le rend insensible à toute espèce de douleur physique, et le met en rapport avec un autre ordre de choses. « Quand je veux m’extasier, dit-il, je sens autour de mon cœur comme une séparation de mon âme qui se communique, comme par une petite porte, à toute la machine, et principalement à la tête et au cervelet ; alors, je sens que je suis hors de moi-même. »
Cette faculté dont jouissait Cardan ressemble beaucoup au somnambulisme de l’abbé Faria, lequel n’est rien autre chose que la seconde vue des Écossais. Je me souviens que l’année dernière, au coin d’un grand foyer de château, autour duquel nous faisions des contes à la manière de ce bon vieux temps (dont le ciel nous préserve), un professeur émérite de l’université d’Oxford m’expliqua fort au long en quoi consistait cette seconde vue, apanage particulier des montagnards de son pays, et particulièrement des hommes de sa famille. Je n’ai pas trop compris l’explication psychologique qu’il m’en a donnée dans un langage d’adepte, dont chaque mot aurait exigé une définition nouvelle ; mais je me rappelle un des nombreux exemples qu’il m’a cités à l’appui de sa merveilleuse doctrine. Je vais le rapporter ici, comme précaution oratoire.
« J’appartiens, comme vous le savez (c’est le docteur qui parle), à l’une des plus anciennes familles de la vieille Calédonie : un de mes aïeux a péri sur l’échafaud dans les troubles dont l’Écosse a été si longtemps le théâtre, et les papiers de notre maison (sur lesquels reposaient des droits incontestables à une fortune immense et à la pairie du royaume pour le chef de la branche aînée de notre famille) étaient perdus depuis près de deux siècles. Toutes les recherches qu’on avait pu faire de père en fils, dans un pareil laps de temps, avaient été infructueuses, et dès longtemps nous avions perdu l’espoir de recouvrer ces précieux titres ; un soir d’hiver, au mois de décembre 1737, mon aïeul était seul avec mon père dans une petite maison qu’ils occupaient dans un des faubourgs de Londres ; à la suite d’un accès de goutte qui le retenait depuis plusieurs mois dans son fauteuil, il fut pris d’un de ces engourdissements par lesquels s’annonce la seconde vue. En sortant de cette léthargie, qui dura douze heures, mon aïeul fit appeler son fils :
« Nos titres sont retrouvés, lui dit-il, et avec eux notre état et notre fortune. Asseyez-vous, Arthur, et, sans m’interrompre, écrivez les instructions que je vais vous donner et que vous suivrez de point en point.
Demain , mon fils sortira d’ici à sept heures précises ; il se rendra sur le pont de Westminster ; il y trouvera un très gros homme, à perruque de laine, vêtu d’un habit brun à boutons d’ivoire ; mon fils abordera cet inconnu, après avoir relevé son chapeau que le vent aura emporté ; et, en le lui rendant avec politesse, il lui demandera une place dans sa carriole, pour se rendre avec lui au bourg d’Epping. L’inconnu accueillera cette proposition. Arrivé dans ce village, la carriole s’arrêtera devant une grande maison en brique, vers le milieu de la principale rue d’Epping. Le propriétaire de cette maison, avec qui mon fils aura fait le voyage, l’invitera sans doute à dîner ; Arthur acceptera. Vers la fin du dîner, quand la fermière et ses filles auront quitté la table, mon fils priera son hôte de le conduire dans un vaste grenier, au-dessus d’une grange attenante à la grande étable. Le fermier paraîtra surpris de cette demande ; mais Arthur ne doit répondre pour le moment à aucune des questions qu’il pourra lui faire. Le fermier cherchera longtemps la clef du grenier ; Arthur ira la prendre sur la tablette qui se trouvera au-dessus du lit du premier garçon de ferme. Sous un énorme tas de vieux harnais, d’outils de labourage, dont ce grenier est rempli, Arthur découvrira un coffre cerclé en fer et garni de clous à tête de cuivre ; avec le consentement du propriétaire, il fera sauter le cadenas qui ferme ce coffre, et dans ce coffre il trouvera tous les papiers de notre maison, dont il fera dresser procès-verbal par le juge de paix du canton.
Mon père, continua le docteur, exécuta de point en point les ordres qu’il avait reçus du sien ; il rencontra sur le pont de Westminster le fermier d’Epping, fit route avec lui, et trouva dans sa maison, à l’heure, au lieu et de la manière indiquée, les papiers de famille dont l’existence avait été révélée à mon grand-père dans cette vision intuitive que nous appelons seconde vue. »
Je ne cacherai pas à mes lecteurs que je me suis un peu moqué de l’histoire que je viens de leur faire sous la dictée de mon noble Écossais, et que toutes les preuves dont il essaya de l’appuyer n’avaient pu vaincre mon incrédulité ; mais s’il est facile de nier ce qu’un autre vous raconte, comment refuser de croire ce qu’on a vu soi-même ?
Depuis mon enfance, je suis sujet à une espèce de cauchemar dont les résultats, souvent assez extraordinaires, n’avaient été jusqu’ici, pour moi, l’objet d’aucune observation. J’avais seulement remarqué que l’extase pénible où il me plonge est presque toujours la suite d’une forte contention d’esprit, d’un travail prolongé au-delà des bornes de l’attention dont je suis susceptible, et qu’il participait de la nature des objets dont je m’étais longtemps occupé.
Un événement récent, d’assez peu d’importance en lui-même, mais qui se rattache aux grands intérêts politiques du nouvel ordre social, m’avait conduit insensiblement à l’examen de cette question : le rétablissement des ordres religieux pourrait-il s’effectuer en France ? et, supposé qu’il fût possible, n’entraînerait-il pas indispensablement la ruine de la monarchie constitutionnelle ? Je m’échauffai sur cette idée au point de me créer des fantômes, et de croire à l’existence d’un synode mystérieux qui poursuit en France le grand œuvre de la régénération monacale. Ma tête s’exalta ; un léger accès de fièvre s’empara de mes sens ; je me couchai de bonne heure ; et, les yeux ouverts, dans un état qui tenait de la veille et du sommeil, je fus pris d’un violent cauchemar, pendant lequel j’eus une vision dont je n’ai pas oublié le moindre détail.
Je me trouvais, ou du moins je croyais me trouver, sur les hauteurs de Charonne, à la chute du jour. En traversant la rue de …, en face d’une vaste masure, j’entendis quelques gémissements qui venaient à mon oreille, à travers ce bruit vague et sourd que produit au loin le tumulte d’une grande ville. Je crus distinguer le lieu d’où partaient les plaintes ; je frappai ; on n’ouvrit pas. Le temps avait fait brèche dans un mur de clôture ; je m’aidai pour le franchir des débris amoncelés du côté de la rue, et, toujours guidé par les sons plaintifs qui avaient d’abord fixé mon attention, je traversai une cour que l’herbe avait à peu près couverte. J’arrivai, sans rencontrer personne, à l’entrée d’un vieux bâtiment en ruine, où j’entrai par un long corridor en arceaux à peine éclairé par la faible lueur d’une lampe suspendue à l’autre extrémité.
Parvenu au bout de ce long corridor, je distinguai la voix gémissante de plusieurs jeunes filles, et, dans ces accents modulés par la douleur, je crus découvrir la nature du supplice ou du châtiment qui les leur arrachait. En cherchant un moyen d’arriver jusqu’à elles, je découvris une fenêtre, et je parvins à m’élever à la hauteur d’un vitrage délabré à travers lequel je vis, avec autant de surprise que d’indignation, ce qui se passait dans l’intérieur de ce triste réduit. Un vieillard, pâle et décharné, à genoux sur un prie-dieu exhaussé de quelques marches, récitait des prières à haute voix, tandis que six jeunes filles, nues jusqu’à la ceinture, dont la plus âgée pouvait avoir seize ans, se frappaient le corps avec la discipline dont chacune d’elles était armée. Le vieillard interrompait de temps en temps ses prières pour exciter leur zèle, et gourmander la faiblesse de celles en qui la ferveur semblait se ralentir. Je crois devoir passer sous silence les choses mystérieuses dont je fus encore témoin, et auxquelles je mis un terme en jetant, par ma présence, l’effroi dans l’assemblée.
La porte s’ouvrit, le directeur de cette maison se hâta de dérober à mes yeux ses victimes ; mais il ne put empêcher qu’une d’elles ne vînt se jeter à mes pieds, et ne me révélât la nature, le but et les moyens de cette étrange association. L’émotion violente que le récit de cette jeune fille me fit éprouver, l’audace et le sang-froid que déploya le saint homme dans l’explication que nous eûmes ensemble, excitèrent en moi un accès de fureur qui me fit sauter hors de mon lit, et je m’éveillai.
Le lendemain, je retrouvai dans mes souvenirs une impression si fraîche, si profonde des objets que j’avais eus sous les yeux pendant la nuit, que je ne pus résister à l’espèce de superstition qui me portait à chercher quelque réalité dans un songe. J’avais encore présents à la pensée le lieu, les circonstances, les figures et jusqu’au nom des personnages que j’avais vus en rêve ; je me transportai lundi matin dans cette rue de…, dont auparavant je ne soupçonnais même pas l’existence. Je reconnus la maison avant d’avoir jeté les yeux sur le numéro, dont j’avais conservé le souvenir. Qu’on juge de ma surprise en retrouvant aussi la brèche par où j’étais entré dans mon songe ! Je ne jugeai pas à propos, comme on l’imagine bien, de m’introduire par la même voie : je sonnai, on fut longtemps à m’ouvrir ; me femme en habit de religieuse, et d’une figure qui n’honorait pas l’habit qu’elle portait, m’introduisit de très mauvaise grâce dans l’intérieur de cette espèce de cloître, où je retrouvai successivement toutes les traces que mon imagination y avait pour ainsi dire imprimées. Ne pouvant obtenir aucun renseignement de la sœur qui me servait de guide, j’exigeai qu’elle me fit parler à la supérieure, ou du moins à la directrice de cette maison.
Elle me conduisit avec une inquiétude visible à travers ce long corridor que j’avais déjà parcouru en idée. Aux questions que je lui fis sur l’usage de cette salle noire devant laquelle nous passions, et dont la croisée frappa mes regards, elle se contenta de me répondre que c’était le parloir. Il en sortit une petite fille que l’on déroba promptement à ma vue. Je montai au second, et l’on me fit entrer dans une chambre où je vis, avec un étonnement dont je ne fus pas le maître de comprimer l’expression, un homme dont les traits me rappelaient ceux du vieillard dont j’avais l’esprit frappé.
Il me sembla encore que ma visite lui causait une émotion d’autant plus vive que je paraissais instruit des choses dont je venais m’informer ; et, dans la crainte de m’abandonner aux soupçons que je semblais avoir conçus, il prit le parti de m’apprendre ce qu’il ne se croyait plus le maître de me laisser ignorer.
Il avait fondé dans ce lieu une maison d’éducation de jeunes filles destinées à l’état religieux. Cette communauté, dont il était le directeur, appartenait à l’ordre de Saint-François ; la règle n’en était pas plus austère que celle des autres maisons du même ordre. Je me permis dans mon rêve de lui faire observer qu’il était au moins extraordinaire qu’un homme se trouvât à la tête d’une communauté de femmes, et que je ne connaissais aucun exemple orthodoxe de la prérogative qu’il s’attribuait. Cet homme, les yeux constamment baissés pendant tout le temps que je passai près de lui, me répondit qu’il ne devait compte de sa conduite qu’à ses supérieurs. J’insistai vainement pour visiter la maison, pour en connaître le régime intérieur, l’autorité dont elle relevait, le nombre et l’espèce de pensionnaires qui s’y trouvaient renfermées.
Il persista dans ses refus ; et, le bruit d’une cloche s’étant fait entendre, il me pria de me retirer d’un ton suppliant où la douceur affectée laissait percer l’impatience.
J’ai dit ce que j’ai rêvé, j’ai dit ce que j’ai cru voir, et il en est résulté une telle confusion d’idées, que je ne saurais affirmer où commence la vérité, ni où finit le mensonge.
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([Étienne de Jouy,] Guillaume le franc-parleur ou observations sur les mœurs françaises au commencement du dix-neuvième siècle, n° XXXII, 11 février 1815)