Je montais dans la chambre à coucher qui m’était destinée et dont une porte s’ouvrait dans celle de ma grand-mère qui, à ma prière, ne la fermait point durant la nuit pour affermir mon courage très susceptible de s’ébranler au milieu des ténèbres, grâce aux lectures que j’affectionnais, lectures que je faisais surtout à Bellefontaine ; car je trouvai dans la bibliothèque de ma tante tous les romans nécessaires à l’alimentation de mes terreurs pleines de charmes.

Les Mystères d’Udolphe surtout étaient mon ouvrage favori ; d’autant mieux apprécié que je devais me cacher pour le lire : c’était durant les brûlantes après-midi de l’été, alors que mes bons parents retirés dans leurs chambres faisaient la sieste, que, me glissant à pas de loups près de la petite armoire contenant mes volumes chéris, j’en tirais ceux d’entre eux qui devaient captiver ma très fiévreuse attention. Alors, cloué sur leurs pages terribles, malgré le riant éclat du jour, et le bruit des domestiques qui allaient et venaient autour de moi, je me sentais des sueurs froides qui mouillaient mon corps, et j’éprouvais le besoin de me rapprocher des personnages peints sur la tapisserie de la chambre : leur aspect calme et leur visage me rassuraient moi-même.

Je me souviens surtout d’Éléonore de Rosalba et des Pénitents noirs ; dans ce dernier livre, il y a un être mystérieux qui répète souvent d’une voix sinistre, sans qu’on le voie, ces mots terribles : « N’allez pas à Alfiéri, la mort est dans ses murs ; » ils sont adressés au héros de l’ouvrage quand il se rend au château, et ils avaient fait sur moi une impression telle qu’ils résonnaient sans cesse à mon oreille ; ajoutez-y les scènes effrayantes d’Udolphe, dont Mme Anne Radcliffe a émaillé ses mystères, et le lecteur conviendra qu’il y avait là un bagage terrifiant, bien capable d’accabler de peur l’imagination d’un enfant.

Aussi, quand ma tante, ayant achevé son somme, venait me rejoindre, surprise de me trouver pâle et tremblant, sa tendre sollicitude allait chercher bien loin la cause très rapprochée de ces symptômes de malaise ; et jamais elle ne se douta que sa petite bibliothèque fût devenue pour moi la boîte de Pandore, d’où s’échappaient ces maux passagers qu’elle dissipait en paraissant ainsi que l’Espérance.

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(J. Petit-Senn, « Reflets du passé : Bellefontaine, 1856, » in Le Portefeuille, première série, Genève : J. Cherbuliez, 1865)