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RECHERCHES EXPÉRIMENTALES

de MM. BOUVARD ET PÉCUCHET

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« Il est très difficile de faire la vivisection, même psychologique, sur un vivant. »

(ALFRED BINET, Portrait psychologique de M. Paul Hervieu)

 

 

 

On dit couramment que l’enfance est l’âge de l’imagination ; c’est là une de ces propositions banales que chacun adopte et répète machinalement, sans trop de souci de la vérité ou de l’erreur qu’elle renferme. La nouvelle psychologie expérimentale ou, comme on dit aujourd’hui, la néopsychologie, ne se satisfait pas à si bon marché ; il lui faut des preuves, et des preuves de fait. Nous avons donc entrepris de vérifier scientifiquement cette assertion et de rechercher avec précision si réellement l’enfant est un être imaginatif : c’est l’exposé de ces patientes investigations que nous soumettons au lecteur dans les pages qui vont suivre.

En psychologie, selon la remarque excellente de notre maître M. Binet, il est nécessaire de donner à une question sa forme expérimentale, avant d’aborder l’expérimentation. Il ne suffit pas d’avoir fait choix d’un titre d’étude pour se mettre au travail. On ne tient son programme que lorsqu’on sait exactement ce qu’on cherche, lorsqu’on peut formuler en termes précis la question qu’on veut, par l’expérimentation, poser à la nature, lorsque enfin on a trouvé le méthode, le procédé, la technique qui sont capables de nous donner, avec un minimum d’erreurs, la solution cherchée. Rien de tout cela n’est jugé facile par ceux qui ont l’habitude de la recherche, et l’on peut même dire que cette partie purement préparatoire de mise au point présente souvent, en tant qu’efforts à dépenser et difficultés à vaincre, la moitié du travail total.

Il s’agissait donc d’abord de trouver un test aussi simple que possible, et, après de longues réflexions, nous nous sommes arrêtés au dispositif suivant. Je prends une grosse lampe à pétrole, du type dit Duplex, essentiellement composée d’un réservoir hémisphérique de verre, monté sur pied de cuivre, que je transforme en instrument de laboratoire, par la substitution, à la mèche commune et vulgaire d’une autre plus précise, graduée en centimètres ; l’idée est simple, l’avantage certain et la modification peu compliquée : encore fallait-il y songer. L’allumage est aisé, un mécanisme ingénieux permettant de soulever le verre et sa monture sans avoir besoin d’ôter celui-ci, et d’autre part, l’extinction peut se faire automatiquement, par simple abaissement d’un levier. Le modèle est facile à se procurer dans le commerce ; il existe (je crois) chez tous les quincailliers. Donc, j’allume la lampe. Naturellement, le verre chauffe, et si j’en approche le doigt d’un enfant, il le retire vivement. La lampe éteinte, je recommence l’expérience, en priant le sujet de me décrire son impression. Il n’est pas malaisé de se rendre compte, s’il persiste à éprouver une sensation de brûlure, qu’il est influencé par l’imagination, plus qu’il n’observe froidement la réalité.

Le lecteur voit de lui-même que si l’opération a été menée sur des enfants de tout âge, il sera possible non seulement de vérifier l’assertion empirique dont nous avons à nous occuper, mais encore d’aller beaucoup plus loin, et notamment d’établir jusqu’à quel moment précis il y a prédominance des images sur les perceptions, à quel moment l’équilibre s’établit, à quel moment enfin l’avantage passe aux perceptions. Supposons de plus que les enfants soumis à l’enquête soient aussi nombreux que possible, nous aurons en main des moyennes très exactes, et si les recherches sont conduites parallèlement en France, en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, etc., en chaque saison, nous pourrons en outre déterminer avec une rigueur suffisante l’influence du climat, de la race, du lieu, de l’époque, etc., sur le phénomène dont il s’agit. À mon instigation, l’on s’est mis à l’œuvre un peu partout. Bien entendu, jusqu’à ce que l’enquête soit terminée, on n’aura que des résultats partiels, fragmentaires, provisoires. Si nous publions aujourd’hui les nôtres, c’est en premier lieu afin de prendre date, et aussi pour fournir un modèle à ceux qui s’engagent à notre suite dans l’étude de ces délicats problèmes.

 

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Pour les raisons de méthode que nous avons indiquées, nous débutâmes par de tout jeunes enfants, de 20 mois à 2 ans. L’embarras n’était pas de trouver des sujets ; nous avons rencontré le plus libéral accueil dans les crèches du XIVe arrondissement, où nous pûmes examiner à loisir 248 enfants.

Nous avions soin de les avertir que c’est une expérience, qu’ils peuvent répondre sans frayeur et sincèrement. Néanmoins, plus de la moitié (137) pleurent sans répondre ; 53 se contentent de rire ; le reste, composé des plus âgés (23 mois et 2 ans), disent : « A bûle ! » (Cela brûle).

À la contre-épreuve, les chiffres sont un peu différents :

71 pleurent ;

152 ont un gazouillement guttural très particulier, mais sans retirer le doigt ; ils jouent au contraire avec le verre.

25 disent : « A bûle pas, » d’une voix chantante, et avec un accent de triomphe qui est bien curieux.

Il est évident que, dans ces 2 derniers cas (177 réponses), qui forment les 71,37 % des réponses totales, il n’y a plus trace d’appréhension. Cela me semble péremptoire et décisif. Pour les premiers, leur cas n’est pas sans m’embarrasser : comprennent-ils parfaitement ce que l’on attend d’eux ? Je n’ose me prononcer, et je préfère ne pas faire état pour le moment des déclarations de ces sujets.

Ces premiers résultats étaient encourageants ; nous les obtînmes en 1897. Distraits par d’autres travaux (nos études sur les méthodes de travail des hommes de génie contemporains), nous reprîmes cette enquête, après une longue interruption, l’hiver dernier, du 23 octobre au 12 décembre, sur des enfants de 6 à 9 ans, gracieusement mis à notre disposition par les Directeurs des écoles communales. L’épreuve a porté sur 197 enfants et a été, à ce qu’il nous semble, parfaitement concluante.

Nous nous rendions, mon collaborateur et moi, à l’École communale après la classe du soir, vers 4 heures et demie, et nous étions introduits dans le bureau du Directeur, devant lequel je m’asseyais, le coude gauche appuyé sur la table et la tête dans ma main ; le dévoué M. Pécuchet se tenait à quelque distance, sténographiait les réponses, attentif aux nuances qui auraient pu m’échapper. Aucun témoin n’assiste à l’expérience ; nous sommes seuls dans la salle, mon collaborateur et moi. Les enfants attendent, réunis dans un arrière-cabinet auquel je tourne le dos, sous la surveillance de l’instituteur-adjoint ; on les entend rire et causer ; ils entrent l’un après l’autre, et, après l’expérience, ressortent par une autre porte ; j’insiste sur ce fait, ils ne peuvent pas se concerter, éclairer leurs camarades sur ce qui s’est passé.

Remarque très importante, il faut éviter que l’enfant réponde sous l’empire de la timidité ; c’est pourquoi, sitôt qu’il arrive devant moi, je lui pose quelques questions banales pour le mettre à son aise, et ne le soumets à l’épreuve que lorsque je le vois parfaitement naturel. Cela allonge un peu la séance, je ne me le dissimule pas, mais on ne saurait procéder avec trop de soin, et la perte de temps (apparente) est largement compensée par le bénéfice.

J’approche moi-même son doigt du verre de lampe, mais sans exercer de contrainte, sans favoriser ou gêner le moins du monde ses mouvements de rétraction. Je prends des précautions minutieuses contre la suggestibilité du patient : pour éviter toute influence que je pourrais exercer sur lui à mon insu par les crispations involontaires de ma main guidant la sienne, mes doigts sont emprisonnés dans un gros gant de bure grossière, du genre des mitaines que portent en hiver les cochers de nos voitures publiques, et dont la rigidité du tissu est propre à faire obstacle à la transmission des mouvements délicats ; d’autre part, je m’abstiens de le regarder, même à la dérobée, et je tâche de m’abstraire dans la solution d’un petit problème, comme de compter mentalement les lettres qui composent son nom, et d’en diviser la somme par le chiffre variable des syllabes de ce nom.

Je lui demande d’abord en montrant la lampe : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Réponses : « Une lampe. – Une lampe. – Une lampe, pardi ! » etc. L’un d’eux, le petit André Go…x, sans me répondre, se prit à rire et persista, malgré  ma question renouvelée. Nous aurons à chercher la signification de ce rire.

« Qu’est-ce que tu sens ? » Telle est la question que je pose, après avoir établi le contact entre le doigt du sujet et le verre chaud. (Tous, sans exception, retirèrent vivement la main, avec une grimace.) Les réponses furent assez uniformes et se ramenèrent à ces deux types : « Ça brûle ! » ou « C’est chaud ; » 85 fois l’une, 91 fois l’autre ; le petit espiègle seul ne dit rien et sourit encore.

J’insiste là-dessus que les enfants ne savent pas de quoi il s’agit : ils savent seulement que je vais faire une expérience. Je signale aussi que je les ai tous mensurés selon les rites de l’anthropométrie, diamètre antéropostérieur et transversal, hauteur crânienne, diamètre frontal, bizygomatique, biauriculaire et bigonial, taille, tour de poitrine à la hauteur du mamelon, longueur des bras, et force au dynamomètre. Ces diverses mesures m’ont fourni peu de renseignements utiles ; la signification de ces chiffres est encore très obscure.

Mais voici la seconde partie de l’épreuve. J’éteins la lampe hors de la vue de l’enfant (notons), et je recommence comme précédemment. Chose curieuse, tous répondirent : «C’est chaud. » J’étais assez perplexe, déconcerté par cette unanimité ; en y réfléchissant, je m’aperçus que j’avais négligé de changer le verre. Je compris ma faute et j’envoyai acheter un second verre. Je note en passant qu’il vaut mieux, pour la simplicité de l’expérience, n’avoir qu’une seule lampe, mais il est bon d’être muni de deux verres. L’épreuve cette fois effectuée dans de bonnes conditions, voici comment se répartissent les réponses :

 

1° « C’est chaud. » (108 fois) ;

2° « C’est chaud, mais moins qu’avant » (86 fois) ;

3° Rien, comme réponse (1 fois) ;

4° Deux seulement disent nettement : « C’est froid. »

 

Ces résultats sont extrêmement intéressants. Ils mettent d’abord en évidence, de façon objective et indubitable, le fait de l’imagination. En effet, 195 enfants sur 197, soit 98,9%, sont influencés par la première expérience, et l’on peut dire que la sensation de brûlure antérieure leur dicte leur conduite et leur réponse dans le second cas. Voilà donc un point solidement établi : les enfants sont gouvernés par l’imagination. (Je sais qu’on pourra me chicaner sur l’emploi de ce mot gouvernés qui semblera excessif ; je m’en sers cependant, et je demande crédit pour cette licence, car je tiens en réserve d’autres expériences qui prouvent victorieusement que c’est bien le vocable qui convient ; ces expériences seront publiées l’année prochaine, à leur tour et à leur rang, après le compte-rendu de mes recherches sur le sexe de la voix et le rapport de l’intelligence scolaire avec la couleur des cheveux. L’enquête à laquelle je me suis livré sur ce dernier point m’a valu 3647 réponses, portant sur 7853 sujets. On comprend que le dépouillement et le classement de matériaux aussi nombreux exigent du temps ; c’est un très gros travail, mais qui m’apporte des surprises et semble devoir me conduire à des constatations dont les instituteurs pourront tirer un sérieux avantage.)

Cette parenthèse fermée, je reviens à  nos interprétation. On a vu que deux élèves seulement (1,01%) ont répondu juste la seconde fois. Ils ne se connaissent pas, fréquentent  deux écoles différentes et n’habitent même pas le même quartier. L’un, le petit Alfred, vient d’avoir 7 ans ;  l’autre, Ernest (familièrement dénommé Nénesse), est âgé de 8 ans et 7 mois. Les instituteurs respectifs de ces deux enfants m’ont fourni des indications très suggestives qui éclairent d’un jour singulier la psychologue de nos jeunes sujets. Le père du premier, âgé de 37 ans, tient une échoppe de savetier dans la rue de la Butte-aux-Cailles ; c’est un homme probe, rangé, allant rarement au cabaret ; peu intelligent, il est veuf, sa femme étant morte de fièvre typhoïde voici deux ans ; il n’a que ce fils et songe à se remarier. Quant à l’enfant, il est noté à son école comme un bon élève, assez discipliné ; il n’a jamais de  querelles avec ses  camarades ; il est droitier, sauf pour jouer aux billes ; petit, sournois, des yeux  ternes. L’autre offre un vivant contraste : grand, mince, un peu dégingandé, le regard audacieux ; volontiers querelleur, il est nonobstant l’un des meilleurs élèves de sa classe (Ier en calcul et en orthographe, 7e en style, 3e en géographie) ; il est turbulent et réfléchi, a  peu d’imagination ; sans doute que l’imagination chez lui se satisfait dans l’ordre moteur ; je pose le  point  d’interrogation sans y répondre pour l’instant. Son père (29 ans) est balayeur municipal ; il a épousé très jeune sa mère, plus âgée que lui de 6 ans (35 ans), originaire d’un petit village des Cévennes, laquelle est blanchisseuse.

 

 

J’ai établi un classement des autres réponses selon, l’âge, la taille, la forme générale de la tête et l’intelligence scolaire (au dire de l’instituteur) des répondants. Les 2 premières de ces caractéristiques fournissent des indications peu concluantes et même contradictoires. Sans doute le nombre des sujets étudiés est trop limité pour permettre des évaluations dont le hasard soit exclu.

Voici les tableaux en ce qui concerne les 2 autres ; ils se passent de commentaires.

 

1° FORME GÉNÉRALE DE LA TÊTE (dolichocéphales, brachycépliales).

 

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Remarque  importante. Les enfants sont loin d’avoir toute leur croissance. Il est néanmoins permis d’espérer que tous resteront fidèles au type de formation crânienne auquel ils ressortissent au moment de l’expérience : je pose en fait que le  passage de la brachycéphalie à la dolichocéphalie, ou inversement, chez un même individu, est un phénomène tout à fait rare, et, s’il se produit, une infime exception dont nous pouvons ne pas tenir compte. Du reste, les  innombrables mesures concordantes relevées jusqu’à ce jour par les anthropologistes, autorisent notre subsomption et lui confèrent un haut degré de vraisemblance.

 

2° INTELLIGENCE SCOLAIRE (au dire de l’instituteur).

 

Il aurait été plus rigoureusement scientifique de tenir compte ici des diverses facultés : calcul, français, récitation, etc. La division tripartite à laquelle, après quelques hésitations, nous nous sommes ralliés (intelligence petite, moyenne, grande) a l’avantage de nous offrir un regard d’ensemble, einen Überblick, selon la suggestive expression allemande, et nous préserve des inconvénients du morcellement. – J’ai eu soin de contrôler par les renseignements du carnet de classe et du registre des punitions les appréciations du maître, ne me faisant pas faute de les corroborer au besoin par l’avis du Directeur lui-même.

 

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Je n’ai pas besoin  d’appeler l’attention sur l’importance de ces chiffres ; ils parlent d’eux-mêmes. Notons une coïncidence au moins bizarre : les réponses fournies par les enfants à intelligences scolaires qualifiées petite et moyenne sont exprimées par des nombres dont les chiffres significatifs affectent la disposition en miroir, c’est-à-dire qu’ils sont identiques et disposés symétriquement (16-61). N’est-ce pas singulier ? Je relève cette rencontre étrange, sans vouloir tirer aucune conséquence.

Quant à celui qui s’est refusé obstinément à répondre, j’ai vainement essayé de trouver une explication. Impossible d’interpréter son rire ; il est orphelin, recueilli par une cousine éloignée de son père ; son hérédité est mal connue. Les rapports de son instituteur me le représentent comme une nature enjouée et malicieuse ; il aime à jouer des tours à ses petits camarades, dont il est néanmoins très goûté, quoique taquin, à cause de son entrain.

 

 

On ne saurait s’entourer de trop de précautions, et il vaut mieux, chaque fois que la chose est possible, employer cumulativement plusieurs méthodes indépendantes. Lorsque ces voies diverses conduisent à un même point, la concordance observée est un très fort argument en faveur de la thèse. J’ai donc complété mon enquête par une vérification graphologique. M’étant fait remettre de l’écriture de chacun des sujets, j’ai soumis ces spécimens à l’examen des graphologues les plus réputés, sans du reste leur laisser deviner la nature de mon plan. Pour abréger, je ne donnerai pas ici l’ensemble des réponses qui me sont parvenues ; je compte les utiliser plus tard comme documents justificatifs de mes Recherches sur l’importance pédologique de la graphologie. Je me borne à transcrire le résultat global de ma consultation. La proportion des erreurs commises par mes correspondants varie de 63 à 78% de leurs réponses totales ; les plus fréquentes ont porté sur le sexe et sur l’intelligence ; les réponses relatives à l’âge ont donné des résultats plus satisfaisants, les erreurs étant de 39% seulement.

Voici, à titre de suggestion, les renseignements que m’envoient, au sujet du petit André Go…x, deux maîtres éminents de la science de l’écriture :

1° « Homme, sûr ; 42 ou 43 ans ; l’écriture appuyée et gauche révèle une timidité passionnée ; mais ce timide a un grand bon sens (notons) et des dispositions mélancoliques. Sens esthétique très fin. Persévérance. Caprices et inégalités dans le vouloir ; peu cultivé. »

2° « Enfant ; se devine à la forme gauche des lettres ; écriture appuyée, d’où je conclus à une nature passionnée. Malingre, sournois, nature triste (direction descendante des lignes). Ambitieux ; bon sens au-dessus de son âge. »

 

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Que conclure de ces longues recherches ? Tenons-nous à la formule que nous avons énoncée précédemment. Bien entendu, elle est toute provisoire. Comme toujours, la réserve et la prudence s’imposent. « Il est difficile de faire la vivisection, même psychologique, sur un vivant, » observe ingénieusement M. Binet, avec sa netteté et sa simplicité habituelles ; gardons devant les yeux cette forte parole de notre judicieux maître. Défions-nous des vues précipitées et aventureuses. Si nous nous cantonnons dans les faits sans chercher à les dépasser, si nous nous bornons à dire que l’imagination joue un rôle chez l’enfant, nous n’avançons rien dont nous n’ayons la preuve irrécusable, et nous sommes inattaquables ; n’allons pas plus loin aujourd’hui, si nous voulons que la psychologie expérimentale reste fidèle à son titre et à son but. À cette condition seulement, il sera possible de constituer sur des assises inébranlables la pédologie. On l’oublie quelquefois en Amérique ; nos confrères transatlantiques, dont nous n’entendons pas déprécier les travaux, accumulent à coups de questionnaires les faits et les observations, mais sans toujours prendre soin de les passer au crible d’une critique suffisante ; ils sont soucieux plutôt de la quantité que de la qualité des matériaux recueillis. C’est l’inconvénient de n’avoir qu’une méthode unique. La méthode des questionnaires est excellente pour fournir des documents abondants, je ne fais pas difficulté de le proclamer ; mais, reçus de toutes mains, et le plus souvent d’inconnus dont on discerne mal la capacité critique et les dons d’observateurs, on n’est pas assuré de leur qualité. Il importe donc tout au moins de contrôler et de corriger cette méthode par l’usage cumulatif d’autres procédés, car le nombre sans la qualité n’est qu’un mirage. Beaucoup d’esprits sérieux commencent à s’en rendre compte.

Ce dont il  faut blâmer les Américains, ce n’est pas tant d’employer la méthode des questionnaires, c’est d’en faire un emploi exclusif et par conséquent, disons-le, abusif. Du reste, la méthode d’enquête personnelle directe, telle que M. Binet l’a formulée et la pratique, telle que nous avons essayé de l’appliquer nous-mêmes à son exemple et à sa suite dans les pages qui précèdent, est bien supérieure et de tous points préférable. Je n’ai pas l’intention d’établir un parallèle qui prendrait des airs de polémique, mais on reconnaîtra sans peine que, seule, elle réalise d’une manière rigoureuse les conditions et les exigences de l’expérimentation scientifique, exacte et précise, en même temps qu’elle ouvre le champ aux qualités personnelles du chercheur. C’est à elle que M. Binet et ses disciples doivent leurs meilleurs triomphes et leurs plus profondes découvertes, celle-ci notamment que l’enfant est accessible à la suggestion. Soit dit sans médisance, avec notre démarche pédestre et sans fracas, nous faisons en somme plus de chemin et de besogne que nos concurrents, dont l’allure ailée, audacieuse, éblouit un instant par la rapidité éclatante, météorique de leurs vastes conquêtes ; mais, le tourbillon passé, l’illusion disparue, que reste-t-il ? Un petit nuage de poussière, un peu de fumée, que le vent emporte ; leur psychologie fragile est toute de façade et d’apparat : ils n’ont pas la patience de creuser jusqu’au roc. Une sage lenteur a du bon ; la littérature pédagogique et pédologique de nos rivaux, copieuse (surtout copieuse), téméraire et hâtive, est bien propre à nous en enseigner la nécessité et les avantages. C’est une grave leçon.

 

 

Nos découvertes, c’est le reproche qui nous est fait quelquefois, ne paient pas de mine; on nous accuse d’élaborer longuement des notions évidentes : n’est-ce donc rien? N’est-ce rien de réussir à consolider l’évidence, à lui donner l’importance et la valeur d’un fait bien établi?

On oublie trop qu’il y a deux sortes d’évidences, l’évidence sensible et l’évidence rationnelle. Depuis Descartes, nous savons que nos sens peuvent nous tromper. Les maisons les plus éloignées d’une longue rue en ligne droite nous semblent se rejoindre et se toucher ; pourtant, nous savons qu’en fait elles ne se rejoignent pas et qu’il y a là une illusion de la perspective. Si nous parvenons dans un grand nombre de cas à montrer l’erreur de l’évidence sensible en démasquant le faux jugement qui la produit, et si, dans d’autres cas, nous donnons à l’évidence sensible la force et l’autorité de l’évidence rationnelle, n’aurons-nous pas fait une précieuse conquête et avancé la science ? Au surplus, les instituteurs et les  maîtres de tout ordre, par l’empressement qu’ils mettent à entrer dans nos vues, à embrasser nos idées et à favoriser nos recherches, nous rendent la seule justice que nous ambitionnons. Leur attitude à notre égard suffirait à nous venger, s’il en était besoin, et si nous avions des doutes sur notre œuvre, des railleries faciles et du dédain de quelques-uns, qui n’admettent pas qu’on sorte de l’ornière où ils se sont traînés. Les pédagogues connaissent mieux, puisqu’ils s’en servent, le prix de nos travaux ; ils savent que, si la science de l’éducation, depuis quelques années, a  fait un  pas  de géant, le mérite de ce progrès nous revient presque tout entier, et c’est pour cela qu’ils nous apportent leur concours avec un zèle qui les honore grandement et dont il convient de les remercier.

 

Mais laissons les discussions oiseuses et les vues théoriques ; nous avons mieux à faire. La meilleure manière de réfuter nos adversaires est de ne pas nous laisser étourdir par leurs clameurs, et de continuer, sereinement et avec confiance, notre besogne. Nous amassons des matériaux sans prix, contre lesquels viendra s’user la dent du temps, car ils sont positifs, et ils ont le caractère d’éternité que leur confère la certitude dont nous les revêtons.

 

 

BOUVARD ET PÉCUCHET.

 

Pour copie conforme :

 

LÉON   BÉLUGOU.

 

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(in  Mercure de France, n°178, octobre 1904)