APOTHI

 

Encore une sottise peut-être.
 

– Vous voyez d’ici le pays que j’habite ; c’est un pays merveilleux ; j’y suis à ma fenêtre tout le jour ; j’y vois passer, non pas des robes bleues ou jaunes, des habits noirs ou bleus, mais des systèmes et des idées et des semblants d’idées ; des idées de toutes sortes, sublimes, grotesques, en déshabillé, en toilette, en caricature ; les rues en sont pleines, et je ne me lasse pas de les regarder. Ce sont les oiseaux de ce pays-là. Les nationaux passent leur temps à les poursuivre. Quand ils les atteignent, ils leur attachent à la patte un petit papier qui porte leur nom, puis ils crient de toutes leurs forces pour les faire s’envoler le plus haut possible. Il y a tel de ces oiseaux qui porte jusqu’à cinquante noms, et l’on serait bien embarrassé de dire à quel maître il appartient.
 

Voici le § Ier du titre Ier des lois de ce pays.
 

Art. Ier. Nul n’a droit d’attacher son nom à une idée, s’il n’est investi du droit de cité.
 

Art. II. Nul ne peut réclamer la qualité de citoyen, s’il n’a préalablement écrit un livre, et s’il n’a trouvé un libraire pour le faire imprimer.
 

On m’a communiqué la pièce suivante. C’est un règlement d’ordre public qui est toujours en vigueur.
 

I. – Les citoyens sont engagés à porter la tête haute, à laisser tomber leurs cheveux sur leurs tempes, à regarder d’un œil mélancolique et dévoré.
 

II. – Ils diront bien haut qu’ils remplissent une mission et qu’ils traversent la foule sans être compris.
 

III. – Ils déclameront tous les matins contre la foule, et la nommeront stupide, aveugle, brutale, matérielle, etc.
 

IV. – Ils annonceront qu’ils portent une pensée dans leur sein, mais d’une manière vague, et en ayant soin de ne pas la montrer.
 

V. – Ils crieront sur les toits qu’une force mystérieuse les pousse vers quelque chose d’inconnu.
 

VI. – Ils se déchireront entre eux à belles dents, et remueront jusqu’à la poussière des morts, etc., etc.
 

Je suis assez heureux pour avoir entre les mains une foule de recettes admirables qui ont été composées par un docteur du pays.
 

Recette A. Pour faire un livre de philosophie.
 

Vous ouvrez Ballanche, Schelling ou Fichte ; ce sont les hommes qui ont le plus généralisé leurs idées ; ils ont des mots qui résument des bibliothèques entières, et qui leur servent, à eux, comme les signes algébriques aux mathématiciens ; vous ne cherchez pas à voir ce qu’il y a sous ces mots, car pour cela il vous faudrait des années d’étude, et alors vous n’auriez plus besoin de ma recette. Vous prenez ces mots, les plus longs, les plus sauvages, tels que humanitaire, binaire, trinaire, quaternaire, fatalistique, cosmogonique, providentiel, spontanéité, passivité, perfectibilité, synthèse, évolution, dualisme ; vous saupoudrez au hasard la première feuille venue, un mémoire d’apothicaire, un feuilleton de journal ; vous servez au public, si vous trouvez un libraire, et vous voilà philosophe et citoyen de notre cité.
 

Recette B. Pour faire un livre de poésie.
 

Vous disposez une suite de cadres dans le dernier goût, tels que : j’aime à voir, ou bien je ne hais rien tant ; ou bien, avez-vous vu ; ou bien, l’Espagne ; ou bien, Venise ; ou bien, l’Orient. Vous broyez du noir et du blanc, du jaune et du rose, du vert et du bleu. Vous choisissez des rimes riches et nouvelles, grise et brise, blonds et longs, dalles et sandales, vitre et pupitre ; des mots élégants, jour, cristal, lumière, soleil ; vous mêlez tout cela, vous jetez tout cela sur la toile, dans un cadre, au hasard, en vous gardant bien d’avoir une idée ; vous servez au public, si vous trouvez un libraire ; et vous voilà poète et citoyen de notre cité.
 

Recette C. Pour faire un roman.
 

Vous n’étudiez pas le monde, vous n’analysez pas le cœur humain, vous ne cherchez pas dans votre imagination une fable qui vous permette de présenter la plus grande variété de caractères avec la plus grande simplicité de plan, qui soit dramatique sans sortir de la nature, et qui donne une leçon à votre lecteur sans lui causer d’ennui ; vous vous enfermez à la bibliothèque ; vous regardez, comme les enfants, des images, des cathédrales, des forêts, des vaisseaux, des portraits, des paysages, des costumes ; vous copiez soigneusement les explications de planches ; vous versez là-dedans, comme liaison, la première intrigue venue ; vous servez au public, si vous trouvez un libraire, et vous voilà romancier et citoyen de notre cité.
 

NOTA. Ces recettes dispensent de savoir la grammaire et même l’orthographe. Suivent la signature et l’adresse du docteur.
 

Vous voyez que je pourrais facilement obtenir des lettres de naturalisation pour ce pays-là. Je suis à ma fenêtre depuis si longtemps, qu’il me prend parfois le désir de descendre dans la rue. S’il vient un oiseau sur mon balcon, et que je veuille lui attacher mon nom à la patte, il s’élève une clameur dans la foule, et je suis forcé de l’abandonner à d’autres, parce que je ne suis pas citoyen. Le moindre avorton, qui a fait usage de la recette de mon docteur, croit planer dans une sphère supérieure à la mienne, et me regarde en pitié, parce que je ne suis pas citoyen. Je me sens tout comme Panurge, lequel avait la puce à l’oreille, et voulait se marier.

– Et pourquoi ne feriez-vous pas un livre, monsieur Samuel Bach ? me dit le peintre en me souhaitant le bonsoir.

– C’est vrai, dis-je, c’est vrai ; je ramassai son tableau, et je commençai ma préface.

 

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Mon univers a vingt pieds carrés, et il renferme autant de myriades d’univers que la sphère du possible. Il a des soleils à l’infini, des lunes de toutes les formes, des nuages pour toutes les fantaisies et des cieux pour tous les rêves. Les hommes de mon univers sont de petits dieux, présents partout, toujours volant, courant, sautant, des Alpes aux Cordillères, de la Perse à la Chine, du Paradis à l’Enfer, sans bouger de leur fauteuil. Ils se métamorphosent comme les dieux d’Ovide, et ils s’éparpillent sur toutes les existences de la création comme les papillons sur toutes les fleurs ; ils voient le passé comme les pythonisses d’Endor et l’avenir comme les devineresses de Rome. Ils vivent, hors des lois du temps et de l’espace, dans une société plus belle que l’Atlantide et que l’Eldorado. Les mailles de cette société sont élastiques pour eux. Ils ne laissent pas leur laine aux ronces de la famille, et le hasard de la naissance ne les parque pas sur tel ou tel sol. Cet univers, c’est le cabinet de lecture dont j’ai l’honneur, comme chacun sait, d’être le propriétaire et le directeur.

– Voyez-vous la merveille ? Ces hommes sont des épiciers, des étudiants, pour vous qui les rencontrez dans la rue. Ils ont la tête basse, le regard terne, la bouche niaise ; ils viennent de gronder leur enfant, d’apaiser leur femme ou de payer leur tailleur. Ils ouvrent ma porte ; déjà leur front se relève, leurs yeux s’animent, leur lèvre sourit ; ils entrent, et les voilà citoyens de mon univers, c’est-à-dire planant sur tous les miracles de la terre et du ciel.

J’ai traversé l’épiderme de ces hommes avec le scalpel de l’analyse psychologique, et j’ai surpris le secret de leur métamorphose dans ce qu’elle avait d’intime et de caché.

Or, voici ce que j’ai vu. L’ange et le démon qui habitent le ventricule droit et le ventricule gauche du cœur avaient plié leurs ailes blanches et noires et s’étaient endormis. Les petits génies qui suivent le cours du sang artériel et qui leur disent toujours quelque chose, passaient en silence près d’eux. Le torrent les entraînait avec rapidité vers la tête, comme s’il eût voulu les jeter aux nuages et aux étoiles. Ils allaient se frapper contre les parois du crâne et retombaient dans les lobes du cerveau où ils trouvaient la fée Phantasia qui leur versait à boire des breuvages magiques. Les génies s’agitaient comme un essaim d’abeilles ; leur foule s’épaississait à chaque instant, et il en sortait des bourdonnements et des étincelles : c’est alors que les visions flottaient et se balançaient autour des habitants de mon univers.

Oh ! s’ils pouvaient seulement garder comme une perle ce rayon que ma baguette a fait briller sur leur front, et s’en aller ainsi dorés dans les pierres et les herbes de la vie, à la manière de Don Quichotte et des vers luisants ; ce serait bien beau, sans doute, et j’aimerais à voir, en attendant mieux, mon petit monde rayonner de la sorte sur le grand, ainsi que fait le soleil.

Mais il est bien reconnu que je me berce d’une chimère. Mon cabinet de lecture n’est pas un buffet d’orgue, et Paris n’est pas une cathédrale. Les notes que je touche dans mes travées ne retentissent pas dans la nef, et jamais les soupirs ou les tonnerres de mes tuyaux d’ivoire n’ont ébranlé ou caressé les murs du grand vaisseau. – Tout le monde sait cela, tout le monde sait aussi que le héros de la Manche est mort sans postérité : ce qui me désole à cause des regrets et des espérances que je viens de faire passer sous tes yeux, ô lecteur !

Je briserais ma baguette et je renoncerais à la magie, s’il n’y avait dans mon microcosme un jeune homme qui fait ma consolation.

Ce jeune homme, c’est Idéolo. Il faut avouer qu’il jouit d’une faculté merveilleuse ; je vous dirai tout à l’heure ce qui l’a développée chez lui, et comme elle l’a poussé dans quelques aventures bizarres ; je vous les conterai par la même occasion.
 

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(Il Vivere, par Samuel Bach, libraire [Théophile de Ferrière], Paris : Bureaux de la France littéraire, 1836)