ASSASSIN

FRAGMENTS D’UN OUVRAGE INÉDIT

 

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I

 

Des qualités nécessaires au parfait assassin.

 
I. – Le parfait assassin doit être dans la force de l’âge, ni trop jeune, ni trop vieux.
 
II. – Il n’a pas besoin d’être laid. Dumollard a nui à la corporation ; il a détruit la confiance.
 
III. – Il n’y a pas de mal à ce que le parfait assassin ait reçu quelque éducation. Pas trop, cependant, pour n’être pas amolli. Lebiez, qui avait de la littérature, n’a pas eu de chance. Se méfier de la littérature. Le parfait assassin doit être en état, tout au moins, d’écrire une lettre.
 
IV. – Le parfait assassin doit être poussé par une vocation irrésistible. S’il n’a pas eu, dès son plus tendre âge, le désir d’anéantir son semblable, alors, qu’il ne s’en mêle pas.
 
V. – Le parfait assassin doit s’exercer à l’endurcissement par tous les moyens possibles, en brutalisant des animaux, en trempant des soupes à son père et des tripotées à sa sœur. Il pourra s’aguerrir par la lecture des œuvres du divin marquis.
 
VI. – Le parfait assassin, s’il ne se sent pas assez fort pour exercer d’abord isolément, peut prêter son concours à quelques camarades pour des entreprises plus ou moins homicides. Mais il aura toujours pour précepte qu’on ne travaille bien qu’à son compte.
 
VII. – Il n’affectera pas trop de se désintéresser des affaires de la politique. Il est tenu de lire les journaux, ne serait-ce que pour y chercher les éléments d’un bon coup.
 

II

 

Du travail de ville et du travail de campagne.

 
VIII. – La vieille femme qui demeure seule, dans une maison isolée, a encore du bon. Elle convient aux commençants qui veulent se faire la main. Elle n’exige qu’un marteau ou la simple bûche.
 
IX. – Ils peuvent ensuite passer à l’agression sur le grand chemin : le marchand éméché qui revient de vendre ses bêtes à Poissy ou le percepteur des contributions dans son petit cabriolet. Il est utile de se faire aider par quelqu’un, en cas d’une résistance de mauvais goût. Éviter le petit berger qui voit tout derrière un arbre.
 
X. – Paris est le grand théâtre. Le coup nocturne dans la rue est tentant : mais c’est affaire d’inspiration. Il faut du génie. Un homme passe, il vous inspire ou il ne vous dit rien. S’il vous inspire, allez-y : un tour de cravate et un coup de genou dans les parties ; la montre, s’il en a une, le portefeuille et les deux poches de gilet.
 
XI. – En plein jour. Le Palais-Royal a deux issues, l’une sur le jardin, l’autre sur la rue de Valois ou sur la rue Montpensier. Un marchand bijoutier. Être deux. S’assurer que le marchand est seul. L’un entre par le jardin et demande à voir des écrins ; l’autre entre par la rue. Retraite soudaine du marchand, à qui le dernier arrivé fait son affaire, tandis que le premier entré rafle les bijoux. Simple comme bonjour.
 
XII. – Le travail en chemin de fer fait des progrès de jour en jour. Vous montez dans un compartiment occupé par une seule personne. Le reste va de soi. Demande quelques frais de costume et de linge.
 
XIII. – La noyade a ses inconvénients : la Seine rend souvent sa proie. L’eau parle, la terre est muette – c’était l’avis de Troppmann.
 

III

 

De quelques précautions à prendre avant et après le coup.

 
XIV. – Il n’y a pas de mal à se faire une tête. Une perruque, une barbe, des lunettes, un rien. Donner le change à la justice, l’égarer sur une fausse piste, tout est là.
 
XV. – Se faire voir dans plusieurs endroits, causer avec plusieurs personnes. C’est ce qu’on appelle soigner son alibi.
 
XVI. – N’avoir jamais de parfums sur soi ; rien n’est traître comme un parfum.
 
XVII. – L’assassinat a ses modes, auxquelles il est parfois difficile de ne pas se soumettre, si l’on ne veut s’exposer au ridicule. C’est ainsi que l’usage est venu de dépecer les victimes. Le parfait assassin devra donc, s’il désire se conformer à l’usage, avoir étudié pendant quelque temps chez un boucher.
 
XVIII. – Il n’accordera cependant qu’une importance secondaire à cette besogne puérile. C’est une mode qui passera, comme celle des robes à traîne.
 
XIX. – Il doit apporter une extrême circonspection dans ses affaires de cœur. S’il a une marmite (et il lui serait difficile de n’en pas avoir, car l’assassin ne peut pas vivre isolé), il tâchera de ne pas la prendre pour confidente.
 
XX. – S’il y est contraint cependant, il lui formera le caractère à coups de botte, dans les gencives, de façon à s’en faire une amie tendre et soumise.
 
XXI. – Il lavera lui-même sa blouse, si elle est tachée de sang, et il ne la mettra pas sécher à la fenêtre du commissaire de police.
 

IV

 

Des rapports avec les magistrats.

 
XXII. – Avinain disait au peuple sur la plateforme de la guillotine : Surtout, n’avouez jamais ! Ces belles paroles devraient être gravées en lettres d’or.
 
XXIII. – Dès qu’on est pincé, s’imaginer qu’on est un autre.
 
XXIV. – Ne pas chercher à finasser avec le juge d’instruction. Lui dire plutôt toutes les fadaises qui vous passeront par la tête.
 
XXV. – Le parfait assassin doit être très respectueux envers MM. les jurés.
 
XXVI. – S’il en reconnaît un, il évitera de lui demander des nouvelles de son épouse. Un bon procédé trouve parfois sa récompense.
 
XXVII. – Il pourra cependant prouver sa parfaite tranquillité d’âme en empruntant une prise de tabac à l’un des deux gendarmes ses voisins.
 
XXVIII. – Le parfait assassin se privera d’appeler le président par son petit nom d’Émile.
 
XXIX. – Il n’interrompra en aucun cas son avocat, car il peut fort bien se faire que celui-ci plaide l’imbécillité et le crétinisme.
 
XXX. – Ne rien épargner d’ailleurs pour lui monter le coup à lui-même et lui faire croire à son innocence. On a des vu des avocats qui étaient aussi des serins.
 
XXXI. – Le parfait assassin s’estimera heureux d’en être quitte pour les travaux forcés à perpétuité, qui laissent une porte ouverte à l’espérance – c’est-à-dire l’évasion.
 

V

 

De l’impunité.

 
XXXII. – Le parfait assassin n’aurait pas de raison d’être s’il ne comptait pas sur l’impunité. Jud et Walter sont là pour attester que la Providence ne veille pas toujours sur les faibles mortels confiés à ses soins.
 
XXXIII. – De nombreuses et fraîches oasis attendent dans ce cas le parfait assassin. Il n’a que l’embarras du choix. Toutefois, il fera bien de ne pas s’établir trop près d’Asnières ou de Conflans-Sainte-Honorine.
 
XXXIV. – Il s’abstiendra de donner de trop fréquentes nouvelles à ses amis.
 
XXXV. – Moyennant quoi, il pourra arriver à se faire oublier, et, lorsque son sac viendra à décroître, il lui sera facile de rentrer dans la carrière sous un pseudonyme.
 

VI

 

Philosophie.

 
XXXVI. – Si, dans le cas contraire, la société tenait absolument à le rejeter de son sein, le parfait assassin devrait envisager cette scission avec le stoïcisme de l’homme supérieur.
 
XXXVII. – Après le rejet de son pourvoi en cassation, il s’arrangerait pour poser devant la postérité. Il pardonnerait au Président de la République et proférerait quelques mots profonds comme Platon.
 
XXXIX. – Les regrets ne lui sont pas interdits, non plus que la croyance dans une vie meilleure où les bourgeois se laisseront étrangler en souriant.
 

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(Charles Monselet, Mon Dernier-né, gaietés parisiennes, Paris : E. Dentu éditeur, 1883)