Petit enfant, dans son coin de village, par une campagne reculée, Joséphin Letétu était, en tout, semblable à ses compagnons d’école ou de maraude, c’est-à-dire un morveux pas très intelligent, sournois, qui n’avait qu’un désir : manger à son heure et dormir le plus possible.
L’été, il conduisait les vaches par les pâturages humides, abritait sous les haies ses haltes prolongées, vivait sans penser, ruminant, lui aussi, par esprit d’imitation et, de même, toujours paisible.
L’hiver, il allait à l’école, n’ayant rien d’autre à faire et parce que ses parents le voulaient ainsi. Il apprenait à lire, à écrire, à compter, restait chétif et d’intellect obscur.
De la sorte se succédaient les jours, quand, vers les quatorze ans, une aventure troubla sa vie et le jeta, mal préparé, dans un monde de rêves.
*
Dans l’auberge tenue par son père, un soir, il trouva, oublié par un voyageur de passage, un gros paquet de livraisons populaires, avec images, intitulées la Vie et la mort de Troppmann l’assassin. Il cacha sa trouvaille, par son habitude de méfiance, puis l’emporta aux champs et, dans le grand silence, se prit de passion pour cette équivoque lecture.
Dès les premières pages, ce qui le frappa d’abord, ce fut, détail souvent répété, la grosseur et la longueur du pouce de Troppmann, indice certain, disait l’écrivain affirmatif, d’une nature sanguinaire prédisposée au meurtre.
Joséphin lâcha son livre et considéra ses pouces. Sur-le-champ, il fut épouvanté ; dans ses mains d’enfant encore, ses pouces se disproportionnaient, longs, gros, épais, et plats cependant ; les pouces de Troppmann, absolument.
Et cette idée lui vint pour la première fois qu’il était un assassin prédestiné, incapable d’échapper à la fatalité qui le voulait ainsi.
Il lut, relut dix fois, vingt fois ces livraisons à la fois naïves, perverses et brutales, s’en saoula, et, bientôt, si, comme dans les petits jeux de société, quelqu’un lui eût demandé quel était son héros favori – sans hésiter, il aurait répondu :
« Troppmann ! »
puis, peut-être, eût ajouté, comme explication et avec un certain orgueil :
« J’ai ses pouces ! »
Hanté de la sorte, il s’assombrit, évita les autres enfants et chercha les solitudes. Sous bois, il rêvait, et ces rêves d’adolescent ne lui montraient ni femmes, ni fleurs, ni fêtes, ni joies – mais deux pouces énormes avec un échafaud dressé.
De quatorze à dix-huit ans, toujours obsédé des mêmes fantômes, il achevait sa croissance, devenait un gars solide, trapu, musclé, d’apparence redoutable, mais toujours, avant le reste de son corps, ses deux pouces avaient grandi, grossi, gardant les distances, restant disproportionnés, d’une importance grotesque et terrible à la fois.
Quand il était seul, il les faisait remuer, fonctionner, crispant et décrispant les phalanges, figurant de la sorte des pattes d’araignée monstrueuse, de crabe énorme ; à ce jeu des muscles, il se complaisait et songeait qu’un cou d’enfant, de femme, même d’homme, ne résisterait pas longtemps à l’étreinte de ces pinces de fer, de ces griffes tentées.
Alors, pour s’essayer, il étrangla successivement des poules, des canards, des lapins, un renard surpris ; à ce dernier, il eut du mal, fut mordu, égratigné, mais triompha rapidement, grâce à la redoutable tenaille, et sa joie en fut illimitée.
Le temps passait encore, égayé de ces jeux, et, de plus en plus, les deux pouces se démesuraient.
Il poussa plus loin ses expériences, étrangla une chèvre, enfin un veau, jubila d’aise et, très inconsciemment sans doute, lâcha ces quatre mots :
« Maintenant, je suis prêt ! »
À quoi ?
*
C’était bien simple : d’échelons en échelons, il songeait à étrangler des hommes ou des femmes. Ce devait être la suprême jouissance ; mais, en fin gourmet, voulant se réserver le meilleur morceau pour la bonne bouche, il ne savait par quel sexe commencer. Étrangler un homme, c’était le comble de la vigueur, de l’audace déployées ; il y avait plus de péril et, certainement, une volupté considérable : d’abord la lutte, puis l’agonie plus lente, la mort plus disputée. Mais ce n’était que la mort… Étrangler une femme (à cette pensée, il se pourléchait les badigoinces)… que de complexités dans le plaisir, quelle gamme de délices ! En premier lieu, l’épouvante de la victime qui flaire le péril, les yeux grands ouverts, la pâleur, les cris, les supplications, un corps offert pour rançon, le viol, l’AMOUR ! Enfin, le coup de pouce infernal dans la chair délicate, éteignant deux beaux yeux, silenciant un cœur chaud, figeant un sang frais… Ah ! ah ! c’était la vérité !
Il résolut de tuer d’abord un jeune homme, puis une jolie fille.
*
À la décision prise, l’occasion ne se fit point longtemps attendre.
C’était un soir de fête au village, un quatorze juillet. Des forains avaient dressé leurs baraques dans la prairie, et les enfants, lâchés, tiraient des pétards pour l’affolement des chiens. Les paysans, jeunes ou vieux, étaient saouls depuis la matinée, et nul ne veillait plus au bon ordre des choses.
Une ronde tournait dans un carrefour. Joséphin s’en approcha, voulant, lui aussi, s’amuser dans la fête, et, brusquement, de ses mains irrésistibles, il rompit la chaîne, malgré les clameurs des danseuses et les imprécations de leurs lourds cavaliers.
Un d’entre eux se détacha, très grand, robuste… Il criait :
« Joséphin, tu es saoul ! Va-t-en… ou, sans cela…
– Sans cela, quoi ?… ricana l’autre. Quoi donc, grand veau ?
– Si tu veux le savoir, viens plus loin.
– Allons ! »
Un cri de femme retentit.
« Pierrot ! je ne veux pas que tu te battes ! »
Mais Pierrot haussait les épaules et suivait Joséphin.
Dans une ruelle, au clair de lune, loin des yeux, ils se prirent, et, d’abord, Joséphin fut renversé. Il se laissait tomber. Puis, soudain, comme un crabe sur le dos, il tendit, ouvrit, referma ses pinces ; ses deux pouces enserraient le cou de son adversaire, qui suffoqua de suite, tira la langue, les yeux dehors, devint violet et cracha l’âme.
« Et d’un ! » fit Joséphin, en se débarrassant du cadavre.
Il était debout, considérait le mort, et ses narines, dilatées, frissonnaient de plaisir.
À ce moment, au bout de la ruelle, une voix de femme appelait :
« Pierrot ! Pierrot ! où es-tu ? »
C’était l’amoureuse qui lui avait défendu de se battre ; elle cherchait son ami à travers les ténèbres.
« Par ici !… répondit Joséphin. Viens donc, la Marinette : ton Pierrot t’attend. »
Elle accourut, vit le corps à terre, l’assassin debout, les bras levés, sentit la mort doublement présente, hurla d’effroi.
Il la saisit à son tour. Elle demandait grâce, suppliait, pleurait, offrait son corps de vierge en rançon.
Au lointain, l’orgue des forains tournait sa ritournelle, les pétards détonnaient, les chiens aboyaient, les rondes et les chants continuaient sur la prairie, au carrefour.
Et Joséphin viola la Marinette ; puis, des seins meurtris de la jeune fille, les pouces homicides remontèrent jusqu’à la gorge, se resserrèrent, un peu, pas bien fort, suffisamment… Elle rauqua, pencha la tête, comme une fleur fauchée, et mourut dans la vaste horreur des crimes incompris.
*
Toute la nuit, Joséphin, délirant, radieux, erra par la campagne. Il chantait. Au matin, il rencontra deux gendarmes et se livra. Il le déclarait, sa joie était complète, sa vie parachevée ; il ne désirait plus rien ici-bas que le dernier baiser du couperet bleu clair.
Il l’obtint sans peine.
On me dira qu’il était idiot. C’est bien possible ; mais, enfin, cela peut arriver à tout le monde.
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(Maurice Montégut, Les Détraqués, Paris : Paul Ollendorff, 1897)