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Villiers de l’Isle-Adam, dont l’érudition était universelle, assurait qu’une ciguë des régions polaires contient dans ses sucs tout le mystère des âges préhistoriques. Il suffit, affirmait-il, d’absorber une décoction convenablement dosée de cette plante, pour voir surgir, en d’hallucinantes visions, tous les reptiles géants, toutes les invraisemblables tarasques que la paléontologie reconstitue avec patience presque divine. Dans un paragraphe de Tribulat Bonhomet, il fait allusion à la miraculeuse ombellifère. Villiers n’affirmait rien au hasard : hôte à l’époque brillante de sa vie des cours de Russie et d’Autriche, il avait goûté à une table impériale les filets encore succulents d’un mammouth arraché par les Tongouses à des glaciers dix fois millénaires ; sans doute tenait-il le secret de la magique ciguë d’un de ces explorateurs de la Sibérie que les Tsars faisaient disparaître en cas de découverte par trop intéressante.

Les années ont passé. Ce que beaucoup avaient regardé comme les imaginations d’un poète visionnaire est devenu une réalité, un fait reconnu par la Science, enregistré par les Académies.

Le docteur A. Rouhier qui s’est spécialisé dans l’étude des plantes divinatoires, qui a révélé aux intellectuels la fantastique puissance du cactus mexicain « qui fait les yeux émerveillés, » le peyotl, a bien voulu nous donner quelques précisions sur ces végétaux quasi miraculeux.
 
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On connaît maintenant la qualité des extraordinaires visions dues à l’absorption des sucs de peyotl. Nous n’avons garde d’employer ici le mot ivresse : les peyotlisés dont les centres optiques sont affectés, gardent au cours de l’expérience un cerveau parfaitement calme, une volonté active et libre. Ils demeurent capables de soutenir brillamment une conversation et même de prendre note, minutieusement, des sensations qu’ils éprouvent. Les yeux ouverts, ils restent en communion avec l’existence banale de chaque jour, mais ils n’ont qu’à clore les paupières pour voir surgir des apparitions d’une beauté incomparable ; des mirages d’une splendeur de couleur et d’une douceur dont rien, dans le déjà-vu d’une vie quotidienne, ne peut rappeler l’aspect ; d’ailleurs, jamais d’apparitions effrayantes ou douloureuses.

Des bêtes, des fleurs, des visages humains souriants ou grotesques, des nuages et des palais défilent en des couleurs chatoyantes qui, d’instant en instant, se modifient comme la queue d’un étonnant arc-en-ciel. C’est une sorte de délicieux kaléidoscope où les arabesques et les géométries se mêlent sans désordre aux êtres vivants, avec des tons d’une délicatesse, d’un rayonnement et d’un éclat prodigieux. C’est une féerie de formes et de couleurs pures et lumineuses, impossibles à décrire. Le monde réel, comparé à ces palais d’escarboucles et de chrysoprases, à ces lentes cataractes de gemmes rutilantes, apparaît d’une affligeante laideur.

Parmi ces formes mouvantes, se mêlent des figures géométriques nuancées d’or, de pourpre et d’argent d’une singulière beauté.
 
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Parfois, à ces phantasmes oculaires, se joignent des hallucinations de l’ouïe, des musiques et des voix lointaines, prodigieusement harmonieuses et caressantes. Parfois aussi, la notion de la pesanteur et celle de l’espace disparaissent ou s’obnubilent. Des perspectives incommensurables des paysages semés de nobles ruines apparaissent. Si le sujet est d’une sensibilité exceptionnelle, il se produit des déviations du sens olfactif, du goût et même du tact.

Le plus étonnant, c’est que, souvent, pour le peyotlisé, la musique, le son des cloches, la voix des femmes se traduisent aux regards par de vivantes linéatures. Bien avant la science, Baudelaire et Rimbaud auraient donc deviné qu’il existe dans le cerveau humain un territoire ignoré où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » et où les voyelles elles-mêmes s’éploient en un prisme chatoyant. On comprend que les Téochichimekas aient fait du peyotl un dieu et qu’il existe encore, au nord du Mexique, une « Christian peyotl church » où le divin cactus est offert aux fidèles en guise d’hostie.
 
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Le peyotl n’est pas seulement une puissante substance hallucinatoire, il est encore – cela a été le côté de la question jusqu’ici le moins étudié – une plante télépathique et divinatoire. Déjà, des contemporains de Cortès, l’historien Sahagun, et plus tard, le naturaliste Hernandez attestent que celui qui avait bu du peyotl pouvait prévoir les attaques ennemies, prédire l’avenir, découvrir les objets volés. En 1611, le père Nicolas de Léon dans son Chemin du Ciel, questionnaire à l’usage des confesseurs, écrit cette phrase : « As-tu bu du peyotl ? En as-tu fait boire à d’autres pour découvrir des secrets ou pour faire retrouver les objets perdus ? »

Les sujets peyotlisés décrivent sans se tromper des objets éloignés qu’ils n’ont jamais vus, ils se trouvent brusquement doué de facultés télépathiques ; quelques-uns ont des rêves prémonitoires toujours exactement réalisés. Ce n’est que faute de place que nous ne relatons pas avec plus de détails ces faits nombreux et tout à fait caractéristiques.

Le peyotl, d’ailleurs, n’est pas un végétal absolument exceptionnel. Voici quelques-unes des plantes sur lesquelles on possède des connaissances précises.

L’Ololihuqui aux graines rondes était célèbre dans la nouvelle Espagne et on l’associait souvent au peyotl. Ruiz de Alarcon raconte au sujet de cette plante un fait dont il a été le témoin. Dans la province de Chietla, la femme d’un Indien s’était enfuie, le mari, pour le retrouver, absorba de l’ololihuqui. Le dieu de la plante lui apparut en songe sous la forme d’un vieillard : « Je viens à ton secours, lui dit l’apparition, ne sois pas en peine de ta femme, tu la retrouveras bientôt. Rend-toi au village de Ocuylucan et poste-toi en face du couvent. Quand tu y verras entrer un moine sur un cheval de couleur pie, va à telle maison et, sans y entrer, cherche derrière la porte, tu y trouveras ta femme. » L’Indien, une fois réveillé, se rendit au village qui était à dix lieues de là et trouva sa femme, comme le vieillard de son rêve le lui avait annoncé. Il la ramena chez lui, mais la malheureuse se pendit dans la nuit. Son mari qui était allé conter son malheur au frère Guerra, moine augustin et prédicateur célèbre, ne manqua pas d’attribuer ce suicide à l’influence du démon.

Le Huanto, un datura vénéneux, aux corolles blanches, le Huachuma, beau cactus arborescent qui atteint jusqu’à 15 mètres de hauteur, et l’Ayahuasea, la liane des songes, sont aussi des plantes divinatoires très connues des Indiens de l’Équateur au Haut-Brésil, mais la plus célèbre, la plus efficace, la mieux étudiée, est la fameuse liane Yajé.

Un exemple : en pleine forêt vierge, dans un district à peu près inexploré de la Colombie, le colonel Custodio Moralès commande le détachement de Caqueta. La région est sauvage, située à 15 jours de marche de toute ville, de tout bureau de poste.

Le colonel Moralès, un homme fort intelligent, très sobre, mais aussi très nerveux, se sent, plus encore que ses soldats, envahi par la neurasthénie. Il a laissé à cent lieues de là, depuis des semaines et dans un pays où il n’existe ni routes ni chemins de fer, son père octogénaire et une sœur qu’il aime beaucoup, l’un et l’autre très malades. Il donnerait tout au monde pour avoir de leurs nouvelles ; il ne vit plus. Sur le conseil d’un vieil Indien, il jeûne toute une journée et, le soir, absorbe 16 gouttes d’une solution de yajé. Dans la nuit, il a un rêve, dont le souvenir, à son réveil, reste précis dans ses moindres détails. Dans la ville d’Ybagué où ils habitent, il a vu son père mort et sa sœur convalescente.

Malgré les affirmations du sorcier, le colonel n’ajoute pas grande créance à ce rêve, quoique la netteté de l’impression ressentie par lui l’ait profondément troublé. Un mois se passe. Un courrier peut alors atteindre Caqueta. Le colonel apprend que le jour même où il avait absorbé le yajé, son père était mort ; quant à sa sœur, elle était à peine remise d’une maladie grave.

Je ne ferai, faute de place, que mentionner parmi les plantes divinatoires, le Kat des Abyssins, le Pituri des sauvages australiens, le Yohimbé et l’Iboga des fétichistes noirs ; la liste pourrait s’allonger indéfiniment.

Comme l’a dit le docteur Rouhier, citant une phrase de Victor Hugo :

« Toute plante est lampe. »
 

GUSTAVE LE ROUGE
 
(Documents photographiques fournis par le Docteur Rouhier.)

 
 
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(in Le Monde illustré, n° 4055, samedi 7 septembre 1935)