On se souvient que Gustave Le Rouge, infatigable polygraphe, tâta aussi du journalisme, notamment comme chroniqueur théâtral dans Le Matin normand ou l’Officiel-théâtre, ou comme correspondant de guerre au journal L’Information, et qu’il fut même, après-guerre, chargé de reportage au Petit Parisien ; mais on ignore généralement qu’il collabora régulièrement au Monde illustré, quelques années avant sa mort. Entre 1935 et 1936, on dénombre pourtant près d’une vingtaine d’articles portant sa signature, et même celle d’un de ses pseudonymes, Hubert Grandmesnil.

On y trouve ainsi des souvenirs sur le Paris littéraire de sa jeunesse : l’évocation de Verlaine, de Moréas, de Rimbaud à Aden, ou, – plus inattendue peut-être, – celle du poète-chansonnier Gaston Couté ; mais aussi des chroniques sur la création des homoncules, les métiers pittoresques, la grève des éléphants, les plantes hallucinogènes, les machines de guerre ou encore le musée du vieux Montmartre.

« La Porte ouverte » en publiera un choix dans les mois à venir. Ces articles de vulgarisation sont d’une lecture fort plaisante ; ils reflètent parfaitement les centres d’intérêt de l’écrivain et ce mélange de science, de littérature et de fantaisie, qui en fait tout le charme.
 

MONSIEUR N

 
 

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PETITES RECETTES POUR ALLER AU SABBAT
 

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Après le haschich, l’opium, la coco et les messes noires, les onguents des sorcières et le sabbat reviennent à la mode. C’est en Allemagne, sur le sommet du Brocken, que les chercheurs de paradis artificiels ont organisé, sous la direction d’un professeur de l’université de Londres, une manifestation sabbatique à laquelle assistaient plusieurs milliers de spectateurs.

On sait que, dans l’imagination allemande, les montagnes du Brocken occupent une place tout à fait spéciale. C’est là que, pendant le Moyen Âge eurent lieu des sabbats qui réunissaient des milliers de sorciers. C’est là que Gœthe, fidèle à la tradition, a placé dans son Faust la scène du Walpurgis au cours de laquelle Méphistophélès fait apparaître le fantôme sanglant de Marguerite. Ces montagnes stériles et désolées, entourées d’un véritable désert, offraient un lieu fait à souhait pour une opération magique. Enfin, à cause de la renaissance des sèves terrestres, c’est l’équinoxe de printemps qui offre la date la plus favorable pour une pareille tentative.
 

SAB1

 

Le thème de l’expérience était le suivant. S’inspirant d’anciens manuscrits, le professeur devait muer un jeune bouc en un adolescent de la plus grande beauté, mais, pour cela, il fallait qu’il fût assisté « d’une vierge au cœur pur » et qu’il fît usage de certains onguents qui devaient aider à la métamorphose du chèvre-pied.

Malheureusement, l’expérience a complètement échoué. Le magicien anglais tenant par la main « la vierge au cœur pur » a eu beau demeurer très longtemps dans le cercle magique, à côté du jeune bouc, la transformation merveilleuse ne s’est pas accomplie et la foule s’est retirée déconfite, presque hostile.
 

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Que conclure de cette curieuse tentative ? Voici l’opinion de quelques savants spécialisés dans les sciences occultes. D’abord, la seule présence d’une foule sceptique ou tout au moins indifférente eût suffi à empêcher le résultat ; les merveilles que voyaient les sorciers au sabbat n’étaient, presque toujours, que le résultat d’une hallucination collective, encore aggravée par les potions vénéfiques et les liniments empoisonnés. En outre, les réalisations matérielles – sauf de très rares exceptions – ne se produisaient à peu près jamais, sauf dans l’imagination des adeptes où, grâce aux drogues hallucinantes, elles devenaient presque tangibles.
 

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Un des plus grands savants du XVIe siècle, C. F. Porta, raconte le fait suivant : à Florence, on amène devant un magistrat une vieille femme qui s’accuse elle-même d’être sorcière, et malgré les remontrances du juge – assez brave homme au fond – elle offre de le démontrer, si on lui permet de se livrer à certaines opérations. Le juge y consent. Elle rentre chez elle, se frotte en face d’un feu ardent d’une drogue à l’odeur repoussante et s’endort. Ni piqûres, ni coups, ni brûlures ne parviennent à la tirer de sa léthargie qui dura vingt-quatre heures et on l’avait attachée sur son lit pour éviter toute supercherie. À son réveil, elle raconta tout ce qu’elle avait vu au sabbat où, affirmait-elle, elle avait passé les heures les plus heureuses de sa vie.
 

SAB2

 

Gassendi, l’illustre physicien qui fut l’ami de Molière, raconte une anecdote, à peu de détails près, semblable à la précédente et sur ce point les témoignages ne manquent pas. Ces poisons hallucinants ont existé d’ailleurs de toute antiquité. Lucien et Apulée en font mention, et les grands naturalistes de l’époque médiévale, Cardau, Paracelse, Agrippa en connaissaient la composition.
 

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Mais quelle était donc la formule de ces onguents sabbatiques ? Là-dessus, les renseignements ne manquent pas. Del Rio, Bodin, de Lancre en ont donné les recettes, mais les plus intéressantes sont celles de Jean de Nynauld, médecin démonographe qui vécut sous Henri IV. Toutes ces préparations renferment d’ailleurs de violents poisons, presque tous empruntés aux solanées.

Nynauld distingue trois sortes de pommades magiques : la première, à base de suc d’ache, d’aconit, de quintefeuille, provoque l’extase, le sabbat et tous les rêves lucides, pendant que le corps reste enseveli dans un sommeil de mort.

Le second onguent où entrent la cervelle de chat et la belladone, donnait, paraît-il, le pouvoir de se transporter au sabbat en personne, et diminuait le poids du corps humain, ce que les yoghis appellent licitation.

Enfin la troisième pommade, où il entrait du sang humain, des toxines empruntées aux crapauds, aux serpents, aux hérissons, et assaisonnée de laitue vireuse, d’hycosclasme, de ciguë, permettait aux sorciers de se changer en bêtes, en loups de préférence. Les loups-garous n’ont pas une autre origine. Évidemment les hallucinés ou, plus exactement, les intoxiqués, agissaient comme s’ils avaient été changés en bêtes.
 

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Ceux qui assistaient, en pensée seulement, à ces fêtes diaboliques étaient peut-être ceux qui y trouvaient le plus de charme ; pourtant il est incontestable qu’à certaines dates des foules de sorciers et de sorcières se réunissaient réellement en des landes désertes, dans quelque clairière d’une épaisse forêt pour s’y livrer à d’étranges orgies. Les descriptions qu’en font les contemporains se ressemblent toutes et ne manquent pas d’une certaine grandeur fantastique.

Le soir tombe, les feuillages frissonnent, les petits oiseaux se cachent, épouvantés ; seuls les oiseaux des cimetières hululent ou coassent gaiement, tandis que, derrière le vieux clocher, les étoiles s’allument une à une, rouges comme du sang.

Sabbat ! Sabbat ! Satan donne ce soir une grande fête, et toute une foule disparate et baroque s’empresse d’accourir. Les magiciens riches, rois, princes ou ducs, accourent sur d’énormes boucs aux cornes dorées, à la barbe parfumée ; d’autres sont montés sur des chevaux apocalyptiques, sur des grenouilles géantes, les plus pauvres à cheval sur des manches à balai, sur des bâtons, sur des fourches.

Des chats énormes, hissés sur les dolmens, éclairent la fête de leurs prunelles de phosphore, assistés par les feux follets et les démons. La table du banquet sort de terre pendant que les petits enfants armés d’une gaule blanche, vont garder les crapauds baptisés, vêtus de velours rouge et parés de collerettes et de grelots d’argent.
 

SAB3

 

Au sujet de ces festins sabbatiques, il y a deux opinions. Certains prétendent que les tables y étaient chargées de mets délicieux, servis dans de la vaisselle d’or et d’argent ; d’autres affirment qu’au contraire on n’y mangeait que du pain de millet noir, de la chair de pendu et que le vin y avait goût d’encre.

L’apparition de Satan, sous la forme d’un bouc aux ailes de chauve-souris, auréolé d’une flamme verte, était le signal de toutes sortes d’orgies. On dansait au son du hautbois et des cornemuses, où bêtes et gens, infirmes et démons formaient une effroyable sarabande. Au premier chant du coq, tout ce cauchemar disparaissait et les sorciers et sorcières se retrouvaient dans leur taudis ou dans leur palais, accablés d’une horrible fatigue.

L’expérience, d’ailleurs manquée, du magicien anglais sur le sommet du Brocken nous montre que nous ne sommes pas encore si loin de ces étranges cérémonies « auxquelles il suffisait de croire pour les voir véritablement. »
 

GUSTAVE LE ROUGE

 

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(in Le Monde illustré, n° 4084, samedi 28 mars 1936)