INTERVIEW IMAGE LE ROUGE

 

« Qui ça, Gustave Le Rouge ? » demanderont peut-être certains lecteurs.

Un bon écrivain et un curieux homme.

Son œuvre est abondante et variée : la poésie, le théâtre, la critique et l’histoire, le roman surtout l’ont tenté. Léon Bloy le comparait à Villiers de l’Isle Adam.

Souriant, rose et gris, timide, il passe furtivement dans les salles de rédaction, donne sa copie et s’en va – à moins, ce qui arrive presque toujours, qu’on ne le rappelle pour lui faire raconter quelque histoire.

« Au lycée de Cherbourg, vous avez eu comme professeur le poète Jules Tellier ?

– Oui. Lycée et professeur peu communs ! On accueillait là-bas les cancres de partout. Les élèves s’y montraient si belliqueux que le principal fut quelquefois obligé d’aller chercher la troupe.

C’était alors un véritable siège. Les écoliers en révolte se barricadaient dans les dortoirs ; les pions, ficelés entre deux matelas, servaient, de projectiles et volaient par les fenêtres.

Le premier tour où Jules Tellier prit contact avec ses élèves, il arriva une heure en retard, en pantoufles et cravaté avec extravagance. Il commença par nous déclarer : « Je ne veux pas faire de classe ; les examens et le baccalauréat sont choses ahsolument inutiles. » Il tint parole. Lorsqu’il rencontrait ses élèves en ville, il les emmenait au café ; quelquefois toute la classe l’y accompagnait.

Ces fantaisies étaient peu goûtées des parents ; encore moins du principal aux remontrances duquel Tellier répondait invariablement :

« Je suis le maître dans ma classe. Allez-vous-en. Adressez-vous à l’Université. »

La situation du malheureux principal n’était plus tenable. Vaincu, il ne voyait plus qu’une solution : faire révoquer Tellier. Plusieurs inspecteurs furent appelés. Parmi eux, un très médiocre parnassien, M. Manuel. Mais Tellier, roublard, eut soin de faire fort à propos un cours sur la poésie moderne et lorsque l’inspecteur interrogea un élève, il fut ravi d’entendre réciter un de ses propres poèmes :
 

L’absinthe, ce poison couleur de vert de gris,

Qui vous rend idiot avant qu’on ne soit gris !
 

Cette fois encore, Jules Tellier triompha. »

 

*

 

« Il habitait une chambre entièrement tapissée de livres, couloir étroit par lequel il gagnait difficilement son lit. Il va sans dire qu’il recevait souvent la visite de nombreux créanciers. Tellier alors se dressait du fond de son alcôve, et tonitruait :
 

Je suis. Ange ou bête, ombre ou flamme,

J’erre au milieu de vains décors ;

Je ne suis pas sûr de mon âme.

Et je ne crois guère à mon corps.
 

Le créancier fuyait, épouvanté !

Chose curieuse, ce fut cette année-là qu’il y eut le plus d’élèves reçus bacheliers.

Ses fantaisistes études achevées. Gustave Le Rouge partit pour la bonne ville de Caen afin d’y faire son droit. Tout le monde sait ce que cela veut dire : « faire son droit ! » Gustave Le Rouge devint directeur de journal et, simultanément, secrétaire d’un cirque fameux : le cirque Priami. Il faillit prendre la clef des champs avec une écuyère. Heureusement, sa famille intervint à temps. Les forains partirent seuls, et la vie littéraire de Le Rouge commença. Il fut rédacteur en chef du Matin Normand, fonda une revue littéraire : La Revue Septentrionale qui existe encore, et dans laquelle parurent des poèmes de Jehan Rictus, des chansons de Desrousseaux…

Enfin, Paris ! C’est là qu’il connut Verlaine avec lequel il resta très lié, et qui lui dédia un sonnet : « À Gustave Le Rouge qui tournait au pessimisme. »
 
POEME LE ROUGE
 

« La première fois que nous décidâmes avec quelques amis d’aller voir Verlaine, nous fîmes le projet de l’inviter à déjeuner.

Mais nous étions très pauvres et, pour être en mesure de traiter convenablement le poète, nous avions « lavé » nos bouquins et mis nos montres au clou.

Verlaine devina et, attendri par notre geste, nous demanda à brûle-pourpoint :

« Vous avez lu le Charles XII, de Voltaire ?

– Certainement.

– Un livre, entre parenthèses, que je trouve affreusement sec… Mais peu importe. Vous vous rappelez ce passage où le roi de Suède vaincu, désespéré, sans argent pour nourrir ses soldats, voit entrer dans sa tente, à la tombée de la nuit, trois paysans : ils ont vendu leurs bestiaux, leurs récoltes, franchi à pied des centaines de ligues pour apporter à leur roi, dont ils connaissent la détresse, quelques rouleaux d’or. Eh bien ! figurez-vous un instant que je suis le roi et vous les paysans ; il y a, toutes proportions gardées, un peu de cela.

Quel dommage que je ne sois pas Charles XII. Pour marquer sa gratitude envers ces trois dévoués sujets, celui-ci fit, séance tenante, rédiger un acte par lequel il les exemptait de tous impôts, eux et leurs descendants. Il s’arracha trois poils de barbe, qu’il incorpora à la cire brûlante du sceau royal apposé au bas du parchemin en prononçant de terribles malédictions contre ceux qui, dans les siècles futurs, oseraient enfreindre sa volonté. Les poils de ma barbe n’auront pas malheureusement la vertu de ceux du roi, mais nous verrons… J’ai quand même, quand il me plaît, le moyen d’être agréable à mes amis… »
 

*

 

Quelques années plus tard, Gustave Le Rouge est appelé à la direction d’un journal en Tunisie. Deux numéros paraissent et le journal fait faillite. Notre homme se trouve sur le quai avec quarante sous en poche. Le hasard voulut qu’il rencontrât un de ses amis qui peignait des marines pour un amateur fort riche, lequel consentit à lui payer son passage en troisième classe. Et ce fut le retour, bercé pendant la traversée par les chansons obscènes des légionnaires des bataillons d’Afrique qui avaient embarqué avec lui.

Après une nouvelle fugue en Tunisie (que, décidément, Le Rouge avait rêvé de coloniser) avec son secrétaire et une petite amie, la concession de terrains qu’il sollicitait ne lui fut pas accordée et il revint en France.

Une place de directeur de journal politique se trouvait libre : ce fut Gustave Le Rouge qui l’obtint. Candidat battu aux élections législatives, il s’en consola en écrivant des scénarii avec le poète Henri de Brissay, descendant de Charles d’Orléans, et l’un des créateurs du cinéma.

C’est à cette époque que Gustave Le Rouge reçut le grand prix de la critique avec Les Derniers Jours de Paul Verlaine, livre que préfaça Barrès.

« Vous me disiez, tout à l’heure, que vous aviez connu Léon Bloy ?

– Quinze jours avant sa mort, je dînais encore avec lui. Il a été pour moi le meilleur des amis.

Je lui avais été présenté par Henry de Groux, le grand peintre belge. Henry de Groux portait un cache-nez rouge, un chapeau haut de forme et une canne à pomme d’or. Il lui, arrivait d’avoir de terribles distractions : il se rendit un jour chez un très riche peintre et collectionneur américain. Après avoir admiré les Vélasquez et les Rubens, de Groux, avisant deux petites toiles, déclara :

« Tout est fort beau. Il n’y a que ces deux petites horreurs-là que je ne peux souffrir.

– C’est fâcheux, répondit l’Américain. Ce sont les deux seules toiles qui sont de moi… »
 

*

 

« Mais le cinéma ne m’absorbait pas entièrement. Je fis, entre temps, marcher les marionnettes pendant une saison au Théâtre de la Bodinière, fondé par Maurice Bouchor. Raoul Ponchon, Richepin et Mlle Nau venaient y dire des vers.

Je fus d’ailleurs moi-même marionnette vivante, si j’ose dire. J’avais pour grand ami un poète danois très célèbre, Sophus Claussen. Présenté par lui au comte Herman Bang, il me fit jouer un rôle d’homme timide dans l’Ennemi du peuple.

Plus tard, je fis représenter dans un petit théâtre, rue de Douai, un lever de rideau : Monsieur Ponflacon, qui eut un assez grand succès.
La guerre venue, je partis pour Reims et Arras, comme correspondant de guerre.

– Vous ne me parlez pas de vos romans ?

– J’en ai, cependant, publié une centaine. Certains, inspirée par l’occultisme : Le Fantôme de la danseuse, Le Masque de linge, M. Todd Marvel, détective milliardaire, etc.

Ils ont été traduits en italien, en espagnol, en hollandais.

– Vous ne devez guère avoir de loisirs ?

– J’en trouve. C’est ainsi que je m’étais souvent demandé pourquoi on avait perdu le secret de la fabrication du cuir de Cordoue. Comme vous le savez, les plus beaux cuirs de Cordoue ont été fabriqués en Flandre. Sous le règne de Henri IV, la Flandre était occupée par les Espagnols. Les Flamands s’aperçurent que les chevaux des Espagnols portaient des selles admirables aux dessins en relief. Pourquoi ne feraient-ils pas des selles pareilles, mais peintes ? Ce fut l’origine des cuirs de Cordoue…

Je crois l’avoir retrouvé. J’aime beaucoup les choses vivement coloriées. Je me suis dit : « Si j’essayais ! » Et après plusieurs essais infructueux, j’ai trouvé.

– Alors ?

– Je garde mon secret !

– On m’a dit que vous écriviez vos mémoires sur peau de sole ?

– Voici comment je les utilise. Je les fixe avec quatre ou cinq pointes sur un mur très uni. Elles sèchent pendant trois jours au soleil. Puis, à l’aide d’une pierre ponce, je les polis. Ensuite, je les laisse tremper pendant cinq heures dans du bichromate de potasse, et j’obtiens ainsi un parchemin très léger, très solide, et sur lequel il est facile d’écrire, mais, pour y transcrire mes mémoires, je me serais condamné à ne manger que des soles. Non, non, déchantez, cher ami, je n’écrirai pas mes mémoires sur des peaux de sole, mais j’en ai fait faire une magnifique reliure du chef-d’œuvre de Brillat-Savarin : La Physiologie du goût

N’était-ce pas tout indiqué ? »
 

*

 

Vous voyez bien que Gustave Le Rouge, qu’on a surnommé le Wells français, est un curieux homme.

J’ai monté souvent les cinq étages du gentilhomme des Batignolles et j’ai toujours eu, en montant, la même impression d’étrangeté, de mystère et de poésie.

Gustave Le Rouge, romancier d’aventures, érudit, poète, curieux homme…

Ses romans, d’une imagination déconcertante, où il utilise de façon toute neuve le merveilleux scientifique, sont traduits dans toutes les langues.

Le Naufragé de l’espace, La Guerre des Vampires, sont des œuvres pour ainsi dire classiques.

Les aventures de Todd Marvel, détective milliardaire, et Le Mystérieux Docteur Cornélius, tant de fois plagié, dépassent de beaucoup les exploits mécaniquement construits, et toujours par le même procédé, d’un Sherlock Holmes.

Le Journal des Voyages va commencer très prochainement la publication d’un roman inédit de Gustave le Rouge, La Vallée du Désespoir, dont la scrupuleuse documentation et l’intérêt savamment ménagé font une œuvre de choix.

… Gustave Le Rouge, romancier d’aventures, érudit, poète, curieux homme…
 

HENRI CASANOVA

 

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(in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, sixième année, n° 256, samedi 10 septembre 1927)