RECOLLEUR DE TETESIMAGE
 

Ce que je viens de voir et d’entendre bouleverse ma raison. Je n’ai pas rêvé pourtant. C’est bien en plein jour, au milieu de choses qui me sont familières, en présence d’une des sommités médicales du Nouveau-Monde, que j’ai vu et touché le corps tiède d’un assassin décapité il y a deux ans !

Criez à l’imposture tant qu’il vous plaira. J’ai vu ! —Épouvanté, mais sceptique encore, j’ai promené mon doigt sur le cou détaché, puis réuni au tronc, de cet homme qui a survécu à la mutilation suprême. Un bourrelet de chair blanche sur ce col brun, un sillon net et droit sur la nuque, une cicatrice parfaitement circulaire dessinent à n’en pas douter la trace du terrible couteau. Nulle autre blessure, du reste, n’aurait produit les désordres organiques que j’ai constaté de visu. La science ne peut-elle pas opérer ce prodige ? Le docteur Ceballos, enfin, n’est-il pas mon ami ? Et qui donc oserait élever une protestation ou même un doute lorsqu’il a dit : « J’affirme ! »

La clinique du grand spécialiste américain est située à Vaugirard, à deux pas des fortifications, entre la porte d’Issy et la station de Grenelle-Ceinture. Maison banale, sans style, avec un petit jardinet et son jet d’eau. Au rez-de-chaussée, le cabinet de consultation ; tout à côté, la salle d’expérience et le laboratoire. Cela simple, sans prétentions, sans pose. Un vrai sanctuaire de chercheur. Il y a trois ans, M. Ceballos a quitté Lima, où son nom est vénéré, pour s’installer à Paris. On l’y connaît à peine. D’aucuns le traitent de fou. Ennemi du bruit et de la réclame, il vit à peu près ignoré dans ce faubourg, travaillant comme Papin, comme Palissy , au bien-être d’une humanité qui passe, indifférente aujourd’hui, à ses côtés, et qui demain lui dressera des statues. C’est là que j’ai découvert ce modeste. – Puisse-t-il me pardonner d’avoir jeté son nom aux quatre coins du monde, et dévoilé le secret de ses étonnantes découvertes !
 

*

 

Un matin, je reçois ce bout de billet :
 

« Pablo, l’assassin dont je vous ai parlé tant de fois, vient d’arriver à Paris. Il est mort chez moi. Venez vite, et vous serez convaincu !
 

CEBALLOS. »

 

Une heure après, j’étais à Vaugirard.

« Eh bien ! votre décapité parlant ?

– Il ne parle plus, mais vous allez le voir !

À peine débarqué au Havre, une méningite se déclare ; je l’ai reçu mourant. La traversée, les ébranlements nerveux causés par le mal de mer, que sais-je ?… Enfin, il est là. Son témoignage verbal est inutile, l’autopsie que nous allons faire ensemble sera plus éloquente que le récit de son aventure. Mais, hâtez-vous donc ! »

Essoufflés, fiévreux, nous entrons dans la salle d’expériences. Sur la grande dalle de marbre noir, un homme est étendu, raide, la bouche ouverte. C’est Pablo, le parricide, décapité à Lima le 18 octobre 1877, mort à Paris – et bien mort – le 2 juin 1879. Petit, nerveux, tête brune et cheveux crépus, des anneaux d’or aux oreilles, un type d’Indien sang mêlé, barbe rare, dents longues, jaunes ; des yeux de vautour, brillants encore, les vêtements d’un marin, tel est le personnage. La chemise, largement ouverte, découvre la poitrine et le cou, ce cou hâlé, mince, où le couperet du bourreau a imprimé le sillon blanchâtre que j’ai décrit.

À côté du corps, sont rangés des couteaux, une scie, divers scalpels, une sonde, des appareils à injections, tout ce qu’il faut pour une autopsie. Je n’ai pas peur, mais je me sens pâle ; que va-t-il se passer ?…

« Ce bonhomme-là, dit Ceballos en nouant son tablier à bavette, est le plus étrange sujet qui ait jamais passé par les mains d’un anatomiste. Je l’ai vu mort, sa tête à dix mètres du tronc, arrosant la terre de ruisseaux de sang. J’ai tenu cette tête au bout de mon bras, pendant que le reste se tordait à mes pieds. Ensuite, j’ai revu le tout marcher, manger, rire et boire, comme le premier convalescent venu. Vous connaissez l’histoire ; mais puisque le phénomène est là, sous nos yeux, je vais vous la rappeler en quelques mots :

Au Pérou, nos chirurgiens pratiquent souvent la greffe animale. Vous n’ignorez pas cette merveilleuse application de la science physiologique, qui consiste à rejoindre deux parties brusquement séparées du corps animal, voire même du corps humain, et à leur rendre, après la soudure, la chaleur, la sensibilité, le mouvement, toutes les fonctions vitales.

Celse et Galien rapportent à ce sujet des faits extraordinaires. – Tagliacozzi, au seizième siècle, recollait les nez et les oreilles tranchés par le bourreau ; Ambroise Paré, plus tard Dionis et Garengeot, reproduisirent avec succès les mêmes expériences ; le docteur Baifour rapporte le cas d’un charpentier d’Édimbourg qui, après avoir eu l’index emporté d’un coup de hache, recouvra l’usage de ce membre recollé, mis en place et rapidement guéri.

Le bras tout entier d’un soldat, qui vit aujourd’hui dans le département des Vosges, a été ressoudé de la même manière, après la bataille d’Arlon, – vous lirez le fait dans le Dictionnaire des Sciences médicales. Les exemples abondent. Et l’histoire de la chirurgie contemporaine est pleine de récits de doigts, de mentons, de dents, de nez, de paupières restaurés. Dans tous ces cas, la continuité des vaisseaux, des nerfs eux-mêmes se rétablit pour ainsi dire sans efforts. Il y a mieux ! La partie transplantée prend les caractères de celle dont elle tient la place ; la peau faisant office de lèvres devient muqueuse ; la muqueuse amenée au-dehors devient peau ; un lambeau de périoste suffit pour reconstituer un os. On a pu même renouveler toute la voûte osseuse du palais ! L’infatigable nature répare ainsi les pertes qu’elle a subies, et, molécule par molécule, refait à neuf l’organe indispensable à l’économie du sujet.

– Je sais tout cela, » répondis-je.
 

*

 

« D’essai en essai, reprit le docteur, et toujours enhardi par les cures les plus heureuses, je fus amené à cette conclusion que la tête d’un mammifère quelconque pourrait, après la décollation, reprendre sa place et revivre. C’était fou, absurde, je le sais bien. Tous les spécialistes, mes confrères, haussèrent les épaules. L’Académie de Lima me fit examiner comme aliéné. Je fus mis au ban de la médecine américaine. Un autre eût fait amende honorable et juré, comme Galilée, que la terre ne tournait pas. Vous me connaissez. Je tins bon. Un jour, dans la Revista medico-quirùrgica del Peru, rédigée par mon vieil ami Ignacio de Oca, je publiai le court entrefilet que voici :
 

« Le docteur Tomas Ceballos, praticante mayor (interne) de l’hôpital général de Lima, s’engage à recoller la tête du parricide Pablo, condamné aujourd’hui à la peine capitale par la haute cour criminelle de cette ville, et sous caution d’une somme de mille piastres fortes, déposées à la Banque péruvienne, promet de rendre la santé au supplicié, dans le délai maximum de trois mois.

Le docteur Ceballos opérera en présence de tous ses confrères, qu’il convoque dans la prison de Lima, le 18 octobre, jour de l’exécution, à sept heures et demie du matin.
 

Signé : Tomas CEBALLOS. »

 

Le lendemain de la publication de cette foudroyante note, le président de la République fit placer à ma porte deux sentinelles armées, avec ordre de ne me laisser sortir qu’en plein jour et après m’avoir minutieusement fouillé. Évidemment, aux yeux de la police et de tous mes concitoyens, j’étais un fou, un fou dangereux, capable de mettre la capitale à feu et à sang.

Sans m’émouvoir, je déposai tranquillement à la Banque de Lima les mille pesos, dont je me fis délivrer un reçu en règle ; je repris mes travaux et j’attendis le grand jour de l’exécution, non sans douter moi-même de la réussite si prématurément escomptée. – L’Académie avait prononcé son arrêt. J’étais digne de la camisole de force. Vous allez voir lequel de nous deux avait raison.

La veille de l’exécution, j’allai au presidio voir mon sujet. Le malheureux ne fut pas médiocrement étonné en se trouvant, lui condamné, libre et sans entraves vis-à-vis d’un médecin que gardaient à vue deux soldats armés jusqu’aux dents.

« Pablo, mon ami, lui dis-je, je suis chargé d’une triste nouvelle. Le Président de la République a rejeté votre recours en grâce ; nulle puissance humaine ne saurait vous arracher au bourreau. Demain, au point du jour, vous comparaîtrez devant Dieu. J’ai obtenu cependant une faveur qui abrégera votre supplice et peut-être vous sauvera. Prêtez-moi toute votre attention, Pablo, il s’agit de tenter un miracle. La vie, entendez-vous ! Si je vous apportais la vie !… »

Le bandit me regarda d’un œil terne. Ce médecin des morts, qui lui parlait de salut entre deux baïonnettes, cette possibilité de délivrance, alors que tout espoir était perdu… il ne comprenait pas.

« Les lois du Pérou, repris-je, vous condamnent à la potence. Cinq minutes d’une terrible agonie, l’asphyxie par strangulation, la désarticulation mortelle de vos os, voilà ce qui vous attendait, sans moi. Le chef de l’État a eu pitié de mes prières ; il consent à commuer votre peine. Réjouissez-vous, au lieu de mourir sur l’infâme gibet, vous aurez simplement la tête tranchée ! »

Pablo m’enveloppa d’un regard de souverain mépris. Pour lui aussi, j’étais fou. Ô l’ingratitude des hommes !

« Écoutez-moi, mon ami. Je suis médecin, et savant, dit-on. J’ai découvert l’infaillible moyen de rejoindre des parties séparées du corps ; votre tête tombée, je la recollerai sur vos épaules aussi aisément que cette queue de chat a été soudée à la crête de ce coq. »

(Je tirai de ma poche une crête à laquelle, en effet, j’avais adopté la queue d’un petit chat, et que pendant deux ans mon coq avait fièrement portée comme un panache.) (1)

Les deux miliciens ne purent retenir un éclat de rire à cette étrange exhibition. Le condamné, lui-même, se dérida.

Encouragé par l’heureuse disposition d’esprit de mon patient, j’abordai de front les grosses difficultés.

« Ne doutez pas du succès, Pablito ; armez-vous de tout votre courage. Le coup donné, tâchez de concentrer dans le cerveau ce qui vous restera de force vitale et de volonté. Pas de défaillance ! Je serai là ; si vous parvenez à franchir de sang-froid la seconde pénible, sans doute, mais après tout fort courte, de la décollation, vous serez sauvé ! Jurez-moi, sur le Christ, que vous ne perdrez pas la tête et que, si votre raison ne vous a pas abandonné, vous fermerez l’œil gauche !

– Ce serment est facile, répondit Pablo, je jure !

– Bien. Votre œil gauche fermé, cela voudra dire : « Je me souviens, donc je vis ! » Et alors, je réponds de tout. Touchez-là, dans quinze jours nous boirons ensemble à la santé du bourreau. »

Et je sortis de la cellule, en répétant au pauvre diable :

« L’œil gauche ! »
 

*

 

Toute la nuit, Lima fut bruyante, animée, houleuse. De fortes patrouilles parcouraient les rues, sabre au poing, baïonnette au canon. Une émeute était à craindre. La foule, avide du spectacle de la potence, ne semblait pas disposée à tolérer que l’exécution eût lieu dans la cour du presidio, en présence de quelques médecins et d’une dizaine de journalistes. Elle blâmait la faiblesse du chef de l’État, elle reprochait à la justice l’application d’une pénalité contraire aux lois du Pérou ; il lui fallait son gibet et son pendu frétillant, et les processions des confréries, et tout l’appareil pompeux de la mort. Le huis-clos l’exaspérait.

Cependant, dès sept heures, mes collègues de la Faculté arrivaient au rendez-vous. Les éminents docteurs Bartolomé Pardo, Nicanor Quinche, Domingo Loza, Ricardo Peacan, Esteban Testasecca, tous les médecins civils et militaires de la capitale étaient là. Je parus, plus pâle cent fois que le misérable dont j’avais promis de sauver la tête. Un murmure de pitié m’accueillit, et devant cette unanime réprobation de mes juges, je baissai le front comme une victime, comme un coupable.

Derrière moi, Pablo marchait calme, tête haute, entre l’aumônier et le bourreau. »

À cet endroit du récit de mon ami Ceballos, je sentis un frisson glacé dans mes veines. Je revis l’exécution toute récente de Lebiez et de Barré, la pluie de sang, les têtes livides, l’éclair du couperet… et je me sentis blêmir.

« Courage, reprit le docteur péruvien, vous n’êtes pas au bout ; mais j’abrège. Au moment fatal, je me tournai vers le patient : « Souvenez-vous ! l’œil gauche ! » Il fit un signe de tête et se livra aux exécuteurs…

Prompt comme la pensée, je me jetai sur ce crâne, je saisis à pleines mains les cheveux crépus que voilà, et pendant que deux internes disposaient et attachaient le tronc sur une chaise de fer, je plongeai ce cou saignant dans un baquet d’eau, qui tout aussitôt devint rouge. Une minute après, la tête était parfaitement exsangue. Ô surprise ! l’œil droit était grand ouvert, le gauche seul semblait dormir. Pablo s’était souvenu. Entre le cou de couteau et l’instant où je le tenais là, dans ma main, le grand criminel avait donc vécu, il avait pensé !

Cinq minutes s’écoulèrent. Les derniers jets de sang lancés par les carotides se figèrent en caillot vermeil sur le tronçon du cou.

« Tout est prêt, maître ! » dirent mes aides.

Il n’y avait pas une seconde à perdre. La moindre hésitation, le plus léger tremblement de doigts, et le succès de l’expérience était à jamais compromis ! Je fis appel à toute mon énergie ; dussiez-vous rire de moi, j’avoue que j’adressai une courte prière au Dieu de l’éternelle science : « Secondez mes efforts, lui dis-je, et guidez ma main ! il y va du salut d’un pécheur qui s’est repenti ; la justice des hommes l’a condamné, que votre souveraine clémence lui pardonne ! »

« Maître! s’écria l’un de mes aides, le couteau a passé entre la deuxième et la troisième vertèbres cervicales ; un fragment des apophyses est seul emporté. L’œuvre de la nature se simplifie. J’espère !

– Le cou ne saigne plus, dit le second opérateur, la plaie est lavée. Tout va bien. J’espère. »

Alors, je posai carrément la tête sur sa base, de façon à ce que la continuité de la mœlle, des artères, du pharynx, de l’œsophage et de toutes les fibres musculaires pût s’opérer sans déviation. En même temps que je donnais l’ordre à mes élèves de coudre les lèvres de l’horrible blessure, je pratiquai à l’artère humorale une incision par laquelle j’injectais deux livres du sang d’un jeune veau ; maintenant toujours la tête et le corps immobiles, grâce aux armatures de fer imaginées par moi, je continuai pendant deux heures cette transfusion revivifiante, au milieu d’un silence où se mêlait une sorte de stupeur. La Faculté doutait encore, mais elle ne riait plus. Le fou ne se comportait-il pas comme un sage ? Et le succès, tout improbable qu’il fût aux yeux des savants, ne pouvait-il pas couronner une opération si bien conduite, si conforme aux règles de la chirurgie ?

À mesure que le sang tout chaud du pauvre animal qu’on venait de sacrifier s’infiltrait dans le réseau artériel, mes aides et moi nous sollicitions par des pressions régulières, sur les muscles thoraciques, le jeu des poumons ; petit à petit, la teinte rosée de la vie s’étendait, gagnait les extrémités ; une chaleur douce pénétrait les chairs, le cœur soulevait visiblement la poitrine, et le pouls, faible encore, filiforme, répondait à la pression de mes doigts. Ce n’était pas la résurrection, peut-être, mais c’en était toute l’apparence, la miraculeuse illusion.

À dix heures du matin, le patient ouvrit et ferma les yeux, ses lèvres frémirent : un long sifflement nasal rejeta au-dehors les caillots de sang qui obstruaient les conduits olfactifs, et un cri, oui un cri, inarticulé, rauque, jaillit de la gorge de ce cadavre !

Un long murmure d’admiration lui répondit. « Il vit ! » glapirent mes élèves, pendant que la Faculté de Lima, par les vingt bouches de ses plus doctes professeurs, répétait ces deux mots qui résumaient mon triomphe : « Il vit ! »
 

*

 

« Que vous dirais-je ? continua Ceballos, dont le visage rayonnait d’une joie pure ; huit jours durant, je dus maintenir sur les épaules, de mon sujet sa tête encore mal assujettie ; mais la nature, notre puissant collaborateur, poursuivait son œuvre invisible de réparation. Par quelle miraculeuse et divine vertu les vaisseaux et les nerfs ont-ils pu reprendre, après le coup de couteau, leur fonctionnement normal, comment la vie a-t-elle réuni les deux tronçons de ce corps, pourquoi les jeux divers du mécanisme de la parole, de la déglutition, de la respiration, ont-ils recommencé sans obstacle, et quelle mystérieuse influence, enfin, a rendu la pensée à ce tout naguère inerte ? C’est là un problème que je ne saurais résoudre. Pablo a vécu deux ans. Le Pérou tout entier connaît son histoire, et j’affirme qu’il serait encore plein de force sans le démon des voyages qui l’a poussé un jour à voir Paris. Le malheureux ! »

Et pendant que mon ami Ceballos enfonçait son couteau dans le col nerveux du Péruvien, je ne pouvais me lasser de contempler ce cadavre, qui était mort deux fois, et ce savant, dont la main savait suspendre l’œuvre fatale des destinées humaines.
 

L. DE BEAUMONT

 

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(1) Expérience de Baronio, mentionnée dans ses Mémoires sur les greffes animales, Milan, 1814.
 

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(« Curiosités de la science, » in Les Soirées littéraires, journal illustré paraissant tous les dimanches, première année, n° 8, 21 décembre 1879)