Il est peu fréquent de croiser, dans les colonnes d’un périodique français du début XXe, un article bien documenté sur la science-fiction anglo-américaine. Même s’il ne prétend à aucune exhaustivité, l’auteur témoigne indéniablement d’une érudition inhabituelle et d’un rare discernement dans ce domaine. C’est la raison pour laquelle il nous a semblé intéressant de reproduire ce petit essai, en l’illustrant, autant que possible, des ouvrages cités en référence. En espérant que nos lecteurs apprécieront autant que nous cette excursion dans le système solaire, à la recherche d’une vie extraterrestre…
MONSIEUR N
La « Conquête des Fleurs, » la très curieuse comédie fantaisiste de Gustave Grillet, que donne en ce moment le théâtre de l’Athénée et pour laquelle la critique a plutôt manqué de tendresse, nous transporte en un pays de rêve, où les femmes sont des fleurs et que l’auteur a placé dans la planète Vénus. (1)
De son côté, Jean de la Hire, dans un roman scientifique d’aventures, que publie un de nos confrères, fait se mouvoir ses personnages dans la planète Mercure, dont les habitants nous sont représentés sous la forme de repoussants « monopèdes » à l’œil, au bras et à la jambe uniques. (2)
Voici qui remet donc singulièrement à l’ordre du jour la passionnante question des probabilités d’habitabilité des planètes faisant partie de notre système solaire : Vénus, Mars, Mercure, Jupiter et la Lune. Pour aujourd’hui, je ne m’occuperai pas des suppositions et des discussions du monde savant à cet égard, le cadre plutôt frivole de ces « Notes parisiennes quotidiennes » ne se prêtant guère à des sujets aussi ardus. Je me contenterai donc de passer brièvement en revue les diverses manières dont, en dehors des deux auteurs que j’ai cités tout à l’heure, l’imagination féconde des romanciers scientifiques peuple à son tour les mondes inconnus, objet de tant de curiosité et de tant de controverses.
John Munro, dans son Excursion à Vénus, nous présente une race d’êtres semblables à des dieux, habitant des jardins splendides ornés de plantes tropicales, de fontaines et de statues. Les femmes de Vénus sont gracieuses et belles, si belles que, tout comme dans la Conquête des Fleurs, le héros du roman devient passionnément amoureux d’une de ces créatures enchanteresses, tant et si bien que ses compagnons sont obligés de lui tendre un piège pour le ramener à bord de leur navire aérien. Celui-ci part alors pour visiter Mercure, planète habitée par des dragons volants monstrueux et méchants.
Une Lune de miel dans l’espace, tel est le titre d’un roman fort connu de George Griffith, lequel mène ses nouveaux mariés à Vénus, dont les habitants, « moitié hommes, moitié oiseaux, » sont recouverts d’un plumage doux et soyeux et volent ou marchent à volonté.
Un autre imaginatif, Fred Jane, a compris les Vénusiens d’une tout autre façon : ce sont des puces grandes comme des éléphants qu’il désigne sous le nom de « Thotheen. » Ces créatures bizarres, d’une force et d’une adresse prodigieuse, tiennent sous leur domination la planète tout entière.
Plus étrange encore est l’idée d’Edwin Pallander. Dans Au travers du Zodiaque, un véritable roman-cauchemar, ce n’est pas le règne animal qui s’est développé sur Vénus, c’est le règne végétal. Des roses gigantesques luttent avec les mastodontes, et sortent victorieuses de la lutte. Semblables à des reptiles, d’énormes cactus sont aux aguets de leur proie ; les violettes grognent et mordent, les primevères ronronnent ou égratignent, selon qu’elles sont bien ou mal disposées.
Il en est des autres planètes comme de Vénus ; les imaginations diffèrent.
H. G. Wells décrit les Sélénites, dans son très curieux livre Les Premiers Hommes dans la Lune, comme des fourmis de cinq pieds de haut, le corps garni d’écailles et muni de tentacules en guise de bras. Ceci ne concorde pas du tout avec l’opinion de lord Redgrave, le héros de Griffith, qui a trouvé la Lune habitée par une race de « singes aveugles, sans poil, chauves, livides et gris. » De son côté, Pallander donne aux Sélénites un corps d’homme surmonté d’une tête simiesque, et une taille de dix à douze mètres.
Le père du genre, Jules Verne, s’est contenté de faire contourner la Lune par l’obus de Barbicane et de Nicholl, lesquels regardent par les hublots et constatent que notre satellite est inhabité et doit être inhabitable.
La meilleure description imaginaire de Saturne est, selon nous, celle que donne John Jacob Astor, le millionnaire américain – le seul de son espèce – dans Le Voyage dans les autres mondes. L’auteur peuple Saturne d’esprits qui, tout en flottant impalpables dans l’espace, n’en ont pas moins le pouvoir de se matérialiser à volonté. Ils sont sages, dignes et graves, et possèdent, de plus, le bonheur de ne pas être sujets à ce que nous appelons les émotions humaines.
George Griffith, lui, tombe dans l’excès contraire : les Saturniens sont des brutes méchantes, traîtreuses, douées d’une force colossale, adroites et rusées. Quant au héros mythique d’Edwin Pallander, il trouve Saturne dépourvu de toute créature – un semblant d’humanité, mais la vie reptilienne surabonde et des monstres ailés sortent des profondeurs obscures des forêts pour attaquer les explorateurs.
Dans Jupiter, selon J. J. Astor, le monde des insectes domine tout. Il y a notamment des fourmis monstrueuses, dont le corselet est épais de plus d’un mètre et dont les mandibules sont capables de couper un éléphant en deux. Des dragons volants, au souffle empoisonné, armés de griffes tranchantes et de dents effroyables, sillonnent les airs sans relâche.
D’après Griffith, Jupiter serait en état de fusion et, par conséquent, toute vie organique y est impossible ; mais dans Ganymède, un des trois satellites de la grande planète, il existe une race, fort dense, d’hommes et de femmes d’une haute culture intellectuelle, lesquels vivent dans des maisons en verre. Les villes et les campagnes, tout y est sous toit vitré. Il est à remarquer que l’auteur ne fait mention d’aucune espèce d’hôtel de ville.
Notre voisin immédiat, Mars, est l’objet des plus extravagantes élucubrations. Dans son Uranie, Camille Flammarion considère les Martiens comme se rapprochant beaucoup des singes. Ils sont infiniment supérieurs aux « Terrestres » par leur organisation, le nombre et la délicatesse de leur sens, ainsi que leurs grandes facultés intellectuelles.
Le livre de Robert Cromie, Un Plongeon dans l’espace, fait des habitants de Mars des êtres humains d’une taille quelque peu inférieure à la nôtre. Griffith au contraire, les montre beaucoup plus grands que nous, tous pâles et exsangues, tous bâtis de façon semblable.
Le Paquet scellé de M. Stranger, par Hugh MacColl, nous présente une race identique à la race humaine, avec cette seule différence que les Martiens ont la peau azurée et semi-transparente.
On connaît la fameuse Guerre des mondes, de H. G. Wells. Celui-ci fait des Martiens des monstres hideux, véritables « chaudières à échasses, » qui ne manqueraient pas de détruire l’humanité au moyen de leur terrible « rayon de chaleur » et de leur subtil et mystérieux poison, si notre atmosphère, chargée de bactéries pathogènes auxquelles ils ne peuvent résister, ne les exterminait au bout de quelques semaines. Ces « chaudières à échasses » ne sont d’ailleurs que le corps « artificiel » et servent d’enveloppe à l’être véritable, un assemblage protoplasmatique gélatineux, muni de tentacules immenses et dominé par une masse cérébrale énorme.
Cette courte revue démontre péremptoirement que, partout où l’intelligence se heurte à l’inconnu absolu, l’imagination n’a que des ressources assez limitées. En réalité, il n’y a, dans tout cela, aucune idée complètement nouvelle. Ces hommes étranges, ces animaux bizarres et horribles ne sont pas inventés de toutes pièces. Ils constituent un amalgame de choses connues, visibles, tangibles ou palpables, qui font partie de notre monde à nous. La légende, autant que la science, en forme le principal élément ; et l’on se sent parfois tenté de dire à l’apparition de ces êtres fantastiques :
« Vous n’êtes pas des inconnus pour moi. »
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(1) Théâtre de l’Athénée, 10 mai 1908. Texte de Gustave Grillet ; musique de Willy Redstone ; décors d’Amable et Lemonnier ; avec Laurence Duluc (Lyllis), Marguerite Brésil (Rosita), Bullier (Jolicœur) ; interprété aussi par André Lefaur (Henri de Bellejambe).
(2) La Roue Fulgurante, paru en 40 livraisons dans Le Matin, du vendredi 10 avril (n° 8809) au samedi 23 mai 1908 (n° 8852).
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(In L’Aurore politique, littéraire, sociale, n° 3856, 14 mai 1908)
Les illustrations qui suivent proviennent pour une petite part de la collection de Monsieur N ; mais, pour l’esssentiel, elles ont été glanées sur le net. Monsieur N tient à remercier plus particulièrement la librairie Charbonnel de Bar-le-Duc, l’immense spécialiste L. W. Currey, bien connu des amateurs de fantastique et d’anticipation ancienne, le site Monster Brains, et le lieu de rendez-vous incontournable de tous les passionnés de Merveilleux Scientifique, Sur l’autre face du monde.
Annonce du Matin pour le roman de Jean de la Hire, n° 8807, mercredi 8 avril 1908.

Éditions Ferenczi, « Le Livre de l’aventure » n° 7, 1929.



Illustrations de P. Santini pour l’édition du Livre Moderne illustré, 1942.
Illustrations de Stanley Wood pour A Honeymoon in Space.
Illustrations de Claude Shepperson pour l’édition George Newnes, 1901.

La rare jaquette de l’édition Juven.




Illustrations de Martin van Maele pour l’édition Juven.

Illustration de Henri Lanos pour l’article « La littérature fantastique et terrible » de Gaston Deschamps, paru dans Je Sais tout, n° 8, septembre 1905.
La traduction française du roman de John Jacob Astor, Paris : Librairie Hachette et Cie, 1895.





Illustrations de Daniel Carter Beard pour A Journey in Other Worlds.
Préface de Jules Verne pour le roman de Robert Cromie.



Édition originale, London : William Heinemann, 1898.


Première édition illustrée, New York and London : Harper & Brothers, 1898.









Illustrations de Warwick Goble pour l’édition Harper.


Illustrations de Henri Lanos pour l’article « La littérature fantastique et terrible » de Gaston Deschamps, paru dans Je Sais tout, n° 8, septembre 1905.


La somptueuse édition de La Guerre des Mondes illustrée par Henrique Alvim-Corrêa, Jette-Bruxelles : L. Vandamme & Cie, 1906. 32 hors-texte tirés sur papier couché jaune et 105 illustrations dans le texte. Tirage limité à 500 exemplaires numérotés.

Affiche promotionnelle pour La Guerre des Mondes illustrée par Alvim-Corrêa.





















Quelques-unes des extraordinaires illustrations hors-texte de Henrique Alvim-Corrêa pour La Guerre des Mondes.





























