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Il arrive parfois que les pages d’un livre réservent d’agréables surprises à l’amateur de curiosités. Ayant commandé il y a quelques années un exemplaire très défraîchi de l’excellent essai Micromégas (1) que Régis Messac a consacré au roman scientifique, j’ai eu ainsi la joie de découvrir qu’il comportait un envoi à Raymond de Rienzi.

Il renfermait en outre une lettre tapuscrite adressée à Régis Messac, dans laquelle l’auteur des Formiciens (2) évoquait sa conception du merveilleux scientifique. Il s’agit probablement d’un brouillon, puisqu’elle n’est pas signée et comporte quelques rectifications manuscrites, mais elle nous a paru suffisamment intéressante pour que nous la reproduisions ici.

L’exemplaire de Rienzi témoigne d’une lecture attentive ; il comporte de nombreux passages soulignés au crayon de papier et une demi-douzaines d’annotations, la plus significative étant cette mention manuscrite au stylo-plume sur la troisième de couverture : « Le Monde des fourmis géantes (p. 53) a-t-il été traduit en français ? » (3)
 
 
 

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Paris, le 1 Mars 1936

 

Mon cher confrère,
 

Il faut croire que je partage assez intensément votre goût pour les fantasmagories scientifiques, car, toute affaire cessante, j’ai lu Micromégas le soir même de mon arrivée.

Cette monographie (bi-graphie plutôt) m’est apparue du plus haut intérêt, tant par les filiations historiques que par votre impitoyable esprit critique. Ce dernier m’a séduit… à la manière des Vérités qui ne « sont pas toutes bonnes à dire ».

Je m’explique : dire à la fois qu’on aime le genre anticipation et démontrer en même temps que tous les romans de ce genre sont invraisemblables jusqu’à l’absurde par l’un au moins de leurs côtés, c’est risquer de tuer la poule aux œufs d’or. Je veux dire : c’est décourager le romancier. Et alors, où satisferons-nous notre appétit de merveilleux ?

Car il est bien évident que toute construction de ce genre comporte des lacunes, de l’arbitraire, de la contradiction interne… Je ne m’en aperçois que trop, moi qui raconte un soir de l’humanité si lointain que je suis obligé de presque tout reconstruire. Il faudrait être Démiurge, pour que cette construction ait la logique du monde existant !

L’indulgence est nécessaire. Il faut déjà être reconnaissant à un auteur de ne plus utiliser le « tapis volant », la baguette magique ou l’artifice enfantin [mention manuscrite remplaçant « lamentable » barré] du rêve dont on se réveille à la dernière page… Mais je reconnais avec vous que la Chimère très scientifique et très logiquement aménagée réserve des joies plus rares. C’est le cas des Petits Hommes ; c’est le cas de Quinzinzinzili (4). Ces deux livres sont assez nourris de science pour contenir des enseignements : le vôtre, en particulier, fait rêver – et toucher du doigt que de vieux mythes, de vieilles magies incompréhensibles sont peut-être réellement les reliquats déformés de civilisations englouties.

Pour [« en » biffé] revenir à Micromégas, j’ai apprécié particulièrement la place que vous y donnez à Maurice Renard (que je connais bien personnellement). J’ai tous ses livres fantastiques dans ma bibliothèque : il est un de ceux, avec Wells, qui satisfait le mieux mon besoin d’un minimum de logique.

Je vais me mettre en chasse de divers livres cités par vous, surtout celui des Fourmis géantes (encore que, pour ce dernier, je craigne des erreurs entomologiques : ainsi les Fourmis ne se mangent jamais les unes les autres, contrairement à un passage cité). J’ai aussi envoyé ma souscription pour « La Guerre du lierre », et suivrai de mes souscriptions les Hypermondes. Cette collection me paraît devoir être du plus haut intérêt.

Je souhaite très vivement que vous entrepreniez d’autres monographies sur le merveilleux scientifique : explorations astronautiques – chirurgie [remplaçant « greffes » rayé] fantastique – physico-chimie fantastique – espèces imaginaires (genre Xipéhuz) – contrées imaginaires (fond de la mer – cavernes – limites de l’atmosphère), etc. Je mettrais d’ailleurs bien volontiers mes très modiques informations à votre disposition. Je vous répète l’immense intérêt que j’ai trouvé dans Micromégas. J’y ai revu ces qualités qui m’avaient tant frappé dans votre article sur les Formiciens (5). J’y ai trouvé aussi des avertissements pour mes inventions futures. J’y ai constaté enfin, une fois de plus, cet « air de famille » entre nos esprits qui me fait penser que nous aurons plaisir à mieux nous connaître. Je vous adresse mes vifs remerciements et l’expression de ma chaleureuse sympathie intellectuelle.
 
 

Le tapuscrit comporte en outre au recto, à l’angle gauche, cette mention manuscrite : « Connaissez-vous Théo Varlet, etc. »

 
 
 
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(1) Nîmes : sd [1936], Imprimerie « La Laborieuse », tirage à 500 exemplaires numérotés, celui-ci portant le n° 14.
 

(2) Raymond de Rienzi, Les Formiciens, roman de l’ère secondaire, Paris : 1932, J. Tallandier.
 

(3) Rienzi fait référence à la longue nouvelle de A. Hyatt Verrill, The World of the Giant Ants, parue dans l’Amazing Stories Quarterly, vol. 1, n° 4, automne 1928, à laquelle Messac consacre un résumé détaillé p. 53-55.
 

(4) Octave Béliard, Les Petits Hommes de la pinède, Paris : 1930, La Nouvelle Société d’édition.

Régis Messac, Quinzinzinzili, Issy-les-Moulineaux : 1935, Éditions de la fenêtre ouverte.
 

(5) Compte rendu de Régis Messac dans Les Primaires, quinzième année, n° 37, janvier 1933, p. 462 à 468.