PHILOS1
 
 
D. Peut-on se passer de Dieu ?
R. Rien de si facile et de plus commode.
D. Comment faut-il faire pour se passer de Dieu ?
R. Il faut que les philosophes se chargent d’organiser et d’arranger le monde.
D. Quels sont ceux qui, les premiers, ont tiré le monde du chaos ?
R. Thalès de Milet, Héraclite, le pleureur, le rieur Démocrite, Épicure, Protagore et deux ou trois cents philosophes grecs.
D. Avec quoi ces messieurs ont-ils fait le monde ?
R. Les uns avec de l’eau, les autres avec du feu ; quelques-uns avec de la terre.
D. Les philosophes modernes ont-ils été contents du monde tel qu’il a été créé par les anciens ?
R. Ils l’ont trouvé indigne d’un siècle de lumières, et ils l’ont refait d’après les principes nouveaux.
D. Avec quoi les philosophes modernes ont-ils fait le monde ?
R. Avec de l’azote, de l’oxygène, de l’acide carbonique et de la potasse, qui sont les vrais éléments d’un monde bien constitué.
D. Comment les philosophes ont-ils fait l’homme ?
R. L’homme, entre leurs mains, a d’abord été une plante, puis un ver, puis une huître, puis un mollusque, puis un serpent, puis un loup, puis un oiseau, comme on peut le voir dans le nouveau Dictionnaire d’Histoire Naturelle.
D. Les philosophes ont-ils créé l’homme à leur image ?
R. Pour la plus grande gloire de la philosophie, ils ont créé l’homme à leur image.
D. Qu’est-ce que l’homme ?
R. C’est une bête brute qui est sortie de la terre comme les champignons ; qui a longtemps rampé dans la boue, qui a vécu dans l’eau, qui a volé dans l’air ; c’est une plante, c’est une huître, c’est un serpent, c’est un ours, c’est un vautour, qui est susceptible de devenir philosophe.
D. Quelle est la qualité qui met l’homme au-dessus des autres animaux ?
R. L’homme n’est distingué des autres animaux, que par l’angle facial, selon les nouveaux philosophes, et par la forme des mains, selon Helvétius.
D. Dans quelle partie du corps humain les philosophes ont-ils placé la faculté de penser ?
R. Dans l’abdomen ou le bas-ventre, qui est le véritable siège de la raison et de la sensibilité.
D. Il ne faut donc plus parler du cerveau ?
R. Le cerveau est un mot de vieille école. Au lieu de dire : On m’a troublé le cerveau, un vrai philosophe doit dire : On m’a troublé l’abdomen. Au lieu de dire d’un homme qu’il a mille projets dans la tête, on doit dire qu’il a mille projets dans le bas-ventre.
D. Que faut-il faire pour former la raison et l’esprit de l’homme ?
R. Il faut lire Mégalantropogénésie, ou l’Art de faire des enfants d’esprit, par M. Robert, du département des Basses-Alpes.
D. Quel sont les moyens que la Mégalantropogénésie enseigne pour créer de grands hommes ?
R. Elle en conseille plusieurs ; le plus efficace, celui qui est à la portée de toutes les mères, c’est de manger du miel de Narbonne et de boire du vin blanc de Chably.
D. Quels moyens avons-nous de former la mémoire ?
R. On peut acheter de la mémoire comme en achète une pièce de drap. On n’a qu’à s’adresser à M. de Fenaigle, qui en vend à juste prix, et qui apprend à retenir les noms des empereurs romains et des rois de France, pour la somme de soixante-neuf francs, dix sous, soixante centimes.
D. Comment peut-on retenir les noms des rois de France et des empereurs romains ?
R. Si vous voulez vous ressouvenir de Néron et de Caligula, songez à un râteau ou à tout autre instrument de jardinage. Si vous voulez vous ressouvenir de Clovis, songez au fauteuil de Dagobert.
D. Quelle est la destinée de l’homme ?
R. C’est de devenir philosophe, s’il le peut.
D. Comment peut-il y parvenir ?
R. En diminuant les degrés de son angle facial, et en exerçant ses mains dans toutes les occasions.
D. Après avoir vécu en philosophe, que doit-il devenir à sa mort ?
R. Il doit retourner à sa première origine, et être rendu aux matières chimiques dont il est formé ; il doit se changer en azote, en acide carbonique, en potasse ; il doit redevenir un arbrisseau, un mollusque, et s’estimer heureux, s’il parvient à l’état de quadrupède. Un empereur romain disait en mourant : Je sens que je deviens Dieu. Un vrai philosophe doit dire : Je sens que je deviens bête.
D. Croyez-vous à la résurrection des corps ?
R. Je crois à la résurrection des corps par le moyen du galvanisme.
D. Quelle preuve en avez-vous ?
R. J’en ai pour preuve un dialogue que j’ai lu dans la Bibliothèque Britannique, entre un philosophe allemand et la tête d’un pendu, ressuscité à l’aide de la pile de Volta.
D. La philosophie peut-elle remplacer la providence ?
R. Les philosophes sont la providence elle-même : le froid a-t-il gelé vos vignes ? ils vous feront du vin sans raisin ; vos champs sont-ils privés de leur moissons ? ils vous feront d’excellent pain sans seigle et sans froment ; si l’Amérique ne produit plus de sucre, les mêmes philosophes en trouveront dans l’écorce de l’érable, et dans la betterave. La philosophie, en un mot, est une providence qui veille sans cesse sur tous vos besoins, qui est toujours sous vos yeux, et qui communique tous les jours avec le public par la voie des journaux.
D. Quelles sont les consolations qu’offre la philosophie à ceux qui souffrent ?
R. Elle leur recommande de se révolter contre l’oppression, de briser tous les liens qui les fatiguent, d’exhaler leur humeur contre les institutions sociales, de chercher leur bonheur par tous les moyens qu’indique la sage nature ; et quand la nature ne peut rien pour eux, la philosophie leur conseille de faire la restitution de leur être aux éléments.
D. Comment l’homme peut-il faire la restitution de son être aux éléments ?
R. En se tirant un coup de pistolet dans l’angle facial, ou en se plongeant une épée dans le siège de la pensée, autrement dit l’abdomen ou le bas-ventre ; il peut aussi se jeter dans la Seine, du haut du pont des Arts, ou se précipiter du sommet de l’Observatoire : ces moyens sont indiqués par la saine philosophie.
D. Si les philosophes ont fait tant de choses, s’ils ont créé le monde, s’ils ont formé l’homme à leur image, s’ils ont si bien remplacé la providence, qu’est-il donc besoin de croire en Dieu ?
R. Je n’en ai jamais moins senti la nécessité.
D. Peut-on avoir des vertus sans croire en Dieu ?
R. Les vertus ne sont pas absolument nécessaires dans le monde créé et ordonné par la philosophie. Rien n’empêche, cependant, qu’un philosophe écrive dans les journaux qu’il est le plus vertueux de tous les philosophes.
D. La tolérance est-elle bonne à prêcher dans le monde ?
R. Elle doit être notre point de ralliement ; nous devons sans cesse la prêcher : ce qui ne nous empêchera pas d’écraser l’infâme quand l’occasion s’en présentera, et d’immoler tous ceux qui ne seront pas de notre avis à la cause sacrée de la tolérance.
 
 

M.

 
 

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(in Le Spectateur français au XIXe siècle, ou variétés morales, politiques et littéraires, recueillies des meilleurs écrits périodiques, cinquième année, Paris : Librairie de la Société Typographique, 1808)