GRENIER GOURMELIN
 
 

Écoutez-moi bien : quelque part, dans le monde, il y avait autrefois une salle de bal. Lorsqu’on vous dit « salle de bal, » vous vous représentez quelque chose d’à peu près semblable à ce que vous avez vu dans la campagne ou dans les villages : un assemblage de planches qui repose sur cinq tonneaux de bière, quatre à chacun des angles et un au milieu, ou encore un terrain glaiseux bien égal, avec des tables tout autour, qu’enferme une corde sous laquelle il est permis de se glisser, après avoir jeté ses deux sous, comme prix d’entrée.

La salle de bal dont je vous parle est d’une architecture toute particulière. Je gage ce que vous voudrez que même dans les grandes villes, même dans vos songes, vous n’en avez jamais pu voir de pareille !

Cette salle de bal se trouvait donc quelque part, où il vous plaira, à une certaine hauteur du sol, et était supportée par huit colonnes qui certainement présentaient assez de particularités pour qu’une promenade autour d’elles ne fût point superflue. Ces colonnes étaient distribuées de telle manière que chacune soutenait un des quatre angles de la salle de bal ; et de plus, à chaque côté, quatre autres se dressaient, ce qui faisait huit en tout. À travers ce quadrilatère de colonnes, il n’y avait rien à voir, absolument rien : de la vapeur, de l’air ; de l’air entre le plancher du bal et le sol, vous comprenez facilement, n’est-ce pas ?

Il n’y aurait eu dans tout cela rien de remarquable, si ces colonnes n’eussent pas présenté d’autres particularités. Mais, en réalité, c’étaient des messieurs et des dames que ces colonnes, ou comme vous l’avez appris au lycée : des atlantes et des cariatides.

Quatre cariatides aux angles, quatre atlantes aux côtés : des géants. Ils étaient là debout, depuis un millier d’années, la tête projetée en avant, les coudes en saillie, avec, derrière les épaules, des mains griffues qui savent saisir ; ils étaient là, bienveillants, muets, robustes et puissamment chargés, sans tressaillement, sans murmure. De temps en temps, tous les deux ou trois siècles, l’un d’entre eux soupirait sous le poids ; alors les autres, curieusement, tournaient leurs têtes vers celui qui se plaignait, car lorsque des géants soupirent, cela s’entend comme un rugissement, un cyclone, une trompette du jugement dernier ; et le mouvement que faisaient les sept autres était cause que la salle de bal oscillait sur sa base, et se trouvait, pour un moment, dans une position aussi critique que désagréable. En haut, la musique se taisait et mille petits cris se faisaient entendre qui, comparés aux lourds soupirs d’en bas, ressemblaient à des stridulations de grillons.

Peu après, l’ordre se rétablissait. Les géants continuaient à demeurer là, debout, bons garçons, bien disciplinés, imbéciles et chargés ; des années encore ils songeaient à ce soupir, puis l’oubliaient jusqu’au moment où, quelques siècles plus tard, l’un d’entre eux faisait entendre une plainte semblable.

Les autres, là-haut, se tranquillisaient vite aussi ; ils dansaient, se promenaient, plaisantaient et s’amusaient tout comme avant, aux sons de leur gracieux orchestre et se disaient tout au plus : « Bah ! cette canaille, là-dessous, s’est enfin calmée ! »

La canaille n’était autre que les huit bêtes de somme sous la salle de bal, et Dieu sait si elles ne méritaient pas une appellation plus flatteuse, car ces bons géants se tenaient là si bêtes, si balourds et si sales, sans penser même à ceci, que leur nuque et leur cou leur faisaient mal, sans même se demander pour quelle raison ils étaient là avec un fardeau sur l’échine et sans idée aucune !

De temps à autre, un couple enlacé s’avançait curieusement et prudemment jusqu’à un des angles de la salle et admirait avec étonnement les coudes saillants et gigantesques, ou encore un des doigts crasseux si bizarrement distordu dans l’effort, puis se retirait rapidement et disparaissait bientôt dans le tourbillon des autres couples.

Des milliers d’années se passèrent. Des mil-liers d’an-nées. Sur le plancher, les nains dansaient, joyeux, gracieux et insouciants, mais sous le plancher, sur la terre ferme et sûre, les géants étaient debout, sur leurs pieds, avec leur ventre proéminent, leur tête touffue et cassée en angle, leurs coudes tendus comme des arcs, leurs doigts tout estropiés, et portaient la charge et se taisaient.

Un jour, quelque chose d’extraordinaire se passa. La musique en haut était trop provocante, le bruit que faisaient les pieds minuscules de milliers de danseurs était devenu trop sonore, si bien que tous les géants, sans se donner le mot, aiguillonnés par une force inconnue, avaient poussé tous ensemble un formidable soupir. Très étonnés de cette unanimité, presque mortellement effrayés, les quatre atlantes et les quatre cariatides lâchèrent brusquement leur fardeau, se redressèrent et firent, avec leurs pieds balourds de géant, des pas hésitants et peureux, chacun en avant, dans des directions contraires.

Puis ils s’arrêtèrent, se retournèrent, se baissèrent pour s’entre-regarder à travers l’air entre le sol et le plancher, bêtes et étonnés, avec la gueule bée, décontenancés.

Mais ce n’était pas ce qui vous aurait ahuri vous et moi qui les surprenait pour le quart d’heure. Ce qui les emplissait d’étonnement, c’est qu’ils se trouvaient libres et débarrassés de leur fardeau, car c’étaient de bons géants.

Vous, hommes intelligents, vous vous demandez, non sans stupeur, comment une chose pareille a pu se produire, puisque privée de ses colonnes, la salle aurait dû s’effondrer, écrasant et broyant dans sa chute tout ce qu’elle contenait. Oui, cela n’est-il point étonnant que la salle de bal fût restée suspendue en l’air sans soutien, et qu’aucune secousse ne fût ressentie ? Cela ne va-t-il pas sans dire, suspendue dans l’air !

Eh bien, je vais vous l’expliquer ! Une atmosphère toute particulière s’était formée entre le sol et le plancher de bal depuis des milliers d’années que les géants remplissaient leur office ; le noyau en était d’air, mais, autour de cet air, s’étaient superposées des couches de poussière, de poussière vénérable, de sueur aigre, de vapeur, de fumée qui, dans la suite, avaient formé une masse compacte, résistante et solide, une masse dont j’ai oublié le nom en latin, mais qui, en bon français, s’appelle « la bêtise humaine » et qui, apparemment se trouvait présente en quantité suffisante pour permettre à la salle de bal, après que les piliers fussent partis, de continuer à garder sa place dans l’air, sans troubler les danseurs.

Ceux d’en haut, cependant, le remarquèrent bientôt. Ils se groupaient aux quatre coins de la salle et observaient avec des mines ironiques – les dames, à travers des lorgnettes élégantes – les huit géants grotesques qui restaient immobiles, leur gueule ouverte, bayant vers eux.

Et vraiment la vue de ces huit rudes colosses était à la longue si extraordinairement comique qu’à tous les bords de la salle se penchaient de petits messieurs qui, pour plaire à leur dame, tenaient de leur voix de crécelle ce discours aux géants :

« Ô géants idiots, disaient-ils, que faites-vous donc là, et pourquoi avec-vous abandonné vos postes ? Ah ! vous croyiez que c’en était fait de nous, après cet exploit-là ? Détrompez-vous, il n’en est rien, nous nous trouvons tous aussi bien que possible et voyez donc comme il fait bon danser sur notre plancher ! »

Là-dessus, chacun prenait sa voisine par la taille, et hopp, hopp, la polka ronflait de plus belle.

Cependant, les géants qui avaient perdu l’usage de la parole dans ce labeur millénaire et muet et qui, à la place d’idées, avaient des poutres dans leurs cerveaux, se regardèrent les uns les autres jusqu’à ce qu’ils eurent à rougir de leur bêtise, et, comme sur commandement, ils rampèrent, les genoux ployés, tels de gros singes, chacun jusqu’à sa place et reprirent leurs postes antérieurs. Et je mentirais si je disais que cet état de choses ne demeurât point le même pendant les milliers d’années qui suivirent. Sur le plancher on continua à danser, dessous à soupirer et à porter.

Quelque chose s’était changé pourtant, ce n’était ni dessus, ni dessous, mais au-dedans – à l’intérieur des danseurs et des portefaix. Car pendant que ceux-là devenaient plus fous dans l’ivresse et dans le tumulte, le souvenir des quelques heures que ceux-ci avaient passées, libres et déchargés de tout fardeau, s’était fortement gravé en eux et avait acquis une force d’action dans sa lenteur séculaire, si bien que le désir ardent de se mouvoir librement, parti de leur cœur, s’était frayé un chemin dans tous leurs membres ; et quelques milliers d’années plus tard, une atlante et une cariatide, très timidement d’abord, plus courageusement ensuite, avec les mains, les pieds, la tête et le corps, commencèrent à imiter les mouvements des nains-danseurs qu’ils avaient observés sur leurs têtes pendant la courte durée de leur liberté.

Quelques pas de danse et un bourdonnement de musique chatouillaient encore leurs oreilles puissantes – tam, tatam, tam tatam. Mais c’est que, là-dessous, on ne pouvait rien entendre ! En se creusant le souvenir, les géants parvinrent à se fredonner de mémoire les airs qu’ils avaient vaguement entendus jusqu’à ce qu’ils eurent appris à danser, et ce, après une application et un effort séculaires.

En haut, dans la salle de bal, on ne percevait rien de leur agitation, car les danseurs, au lieu de danser, tourbillonnaient maintenant, et puis il y avait quelque chose encore, n’est-il pas vrai ? la bêtise humaine était d’un millier d’années plus compacte.

Pendant ce temps-là, les géants avaient peu à peu appris à imiter les mouvements de danse qu’ils avaient vu faire chez les nains durant leur trop court chômage – mouvements gracieux qui leur en avait tant imposé. Ils n’avaient pas encore recouvré l’usage de la parole, mais ils sentaient cependant que leurs articulations étaient devenues plus souples et plus agiles, et cela les remplissait d’orgueil et d’esprit d’initiative.

Or, à la naissance d’un nouveau millénaire, ceux de la salle de bal entendirent une rumeur inouïe monter vers eux. Ils demeurèrent soudain silencieux et comme fascinés, et le tumulte se tut. L’orchestre seul continua à jouer, pendant un moment, un air pimpant et exquis qui fut englouti par le vacarme d’en bas comme une anguille par un requin.

Les géants ne soupiraient plus cette fois-ci : ils riaient. Que s’était-il donc passé là-dessous ? Maintenant, la bande des danseurs ne se hasardait plus jusqu’aux angles de la salle, mais courait pêle-mêle au centre et se tassait en une pelote tremblante, gémissante et affolée, tandis que des yeux, bouffis de peur s’écarquillaient de tous côtés, vitreux et stupides.

Alors, des doigts sales et énormes s’accrochèrent au plancher lentement, maladroits et lourds, des mains et des coudes apparurent qui hissaient des têtes velues et des troncs puissants, puis, d’un seul bond, les géants se trouvèrent à huit endroits de la salle de bal, chacun à la même place qu’il avait soutenue pendant des milliers d’années ; ils se prirent gauchement par la main et se mirent pesamment à danser et à sauter dans tous les sens avec leurs pieds colossaux ; à travers et parmi la pelote tremblante des nains qui, à la fin, fut rendue en bouillie et ne donna plus aucun signe de vie.

Mais il se passa ceci, que la bêtise humaine n’était pas de taille à la longue à supporter ces gambades de géants, car lorsque ceux-ci se furent adonnés pendant un certain temps à ce nouveau plaisir, un craquement sinistre se fit entendre et le plancher s’effondra dans le vide, entraînant et écrasant avec lui les géants, les nains et la bêtise humaine, et avant toutes choses la bonne et vieille salle de bal…
 
 
PAN01
 

(Arthur Holitscher, traduit de l’allemand par Auguste Achaume, in Les Semailles, revue mensuelle de sociologie et d’art, n° 1, 15 janvier 1902 ; illustration de Jean Gourmelin, « Le Grenier, » sépia et plume, 1970 ; gravure de Gallen pour illustrer « Das Königslied » de Paul Scheerbart, in Pan, première année, n° 1, avril-mai 1895)