NERVA
 
 

Le pauvre être douloureux et charmant qui fut Gérard de Nerval ne connaîtra point la gloire bruyante, mais il sera toujours aimé fidèlement. Son souvenir a fait naître parmi l’élite de notre jeunesse de belles dévotions. Hier, c’était M. Édouard Champion qui constituait pieusement le dossier de ses aventures. Aujourd’hui, M. Jules Marsan édite cette correspondance, jusqu’ici dispersée, où nous pouvons surprendre en son intimité l’âme ingénue du poète. Pouvons-nous penser désormais que quelque chose nous est dévoilé du mystère dont s’enveloppa cette destinée ?
 

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Non. Aujourd’hui comme hier, l’énigme subsiste dans sa cruauté. Il n’est que trop certain, Gérard était fou, au sens strict et médical du mot. Lorsqu’on découvrit, un matin de l’hiver de 1855, son lamentable cadavre pendu à la grille d’un bouge, depuis quinze ans la conscience du visionnaire s’enfonçait dans la nuit. Suicide ou crime ? Saura-t-on jamais ? Le noctambule, hôte innocent des pires coupe-gorges, fut-il la victime d’ignobles rôdeurs ? Ou plutôt l’âme exilée conçut-elle, par une lucidité suprême, le désir effréné du retour au monde de son rêve ? À quels moments Gérard de Nerval était-il en démence ? Et quand raisonnable ? Que faut-il admirer le mieux en lui, ses orgueilleux délires, ou sa jolie sagesse du matin ?

Supposons que nous ne sachions rien de lui, pas même son nom, et que quelqu’un, hier, sans nous avoir rien dit d’avance, nous ait fait lire Sylvie. Avec une bonne larme au coin de l’œil, nous avons fermé le doux livre. Ah ! penserions-nous, qui que tu sois, poète des pudiques confidences, que tu étais donc bien de notre race ! À quelle époque supposer ton chef-d’œuvre ? C’est du français moyen délicieux, celui que parlèrent La Fontaine et le gentil Perrault de la Mère l’Oie ; pourtant, les fièvres de Jean-Jacques ont passé par là. Oui, si le problème se posait ainsi, l’on pourrait défier le plus pénétrant des psychologues d’aller découvrir ce trésor de candeur au grenier des friperies romantiques. C’est là pourtant, parmi les truculences, que ce bleu pur a rayonné et dans un vacarme de ménagerie qu’a murmuré cette voix fragile.

Que diable le timide Gérard Labrunie allait-il faire dans la galère capitane où ramaient quatre-vingts Petrus Borel, avec Gautier pour lieutenant ? Il pensa, sans doute, ce passionné d’indépendance, que ce n’était point s’enrégimenter que s’affilier à une confrérie de révoltés. Ses jeunes compagnons, toujours le mot de liberté sur les lèvres, faisaient un bruit de fierté qui l’attira. Il se crut naïvement des leurs ; pour se déguiser à leur mode, il changea de nom et consentit à s’appeler « de Nerval, » comme Maquet s’appelait Mac-Keat. Mais ce fut tout. Il n’arbora ni crinière léonine, ni rouge gilet ; avec quelques touffes dorées sur le crâne et la redingote de n’importe qui, et pour vocabulaire celui de tout le monde, ce bizarre invité prit place à l’orgie romantique, près de la porte, pour mieux s’en aller quand il en aurait envie. Et c’est toutes les fois qu’il sortit de table que Gérard Labrunie, dit de Nerval, rencontra sa Muse familière.

Les tapageurs magnanimes de l’impasse du Doyenné adoptèrent cette innocence ; ces bruns ténébreux se prirent de tendresse pour ce blondin. Il est admirable que Gérard ait été chéri à ce point par Théophile Gautier, alors rugissant, par le bruyant et piaffant Dumas. Il y avait alors entre Jeunes-France une solidarité de caste, dont bénéficiait toute créature pensante qui exorcisait M. Viennet ; en dépit de sa naturelle mansuétude, Gérard méprisait l’Institut, c’était l’essentiel. On lui pardonna tout, même d’user timidement des adjectifs et de s’habiller comme un bourgeois. Lorsqu’on allait, chez les brocanteurs du Carrousel, chasser aux exotiques merveilles, Gérard, lui, achetait des Fragonards. Mais il avait fourni pour les accessoires du sabbat le crâne d’un tambour-major tué au passage de la Bérésina, ce crâne, auquel Gautier, pour en faire la coupe de fraternité, avait scellé une poignée de commode. Le soir du grand bal démoniaque, resté légendaire, il fut distribué un programme qui représentait un moine lisant la Bible sur la hanche nue d’une femme ; c’était l’œuvre d’Auguste de Châtillon, du Châtillon de la Grand’Pinte, que nous avons entendu sur le tard bégayer, au dessert, la Levrette en paletot. Gérard gambada, vociféra comme les camarades, mais le plus pur de sa rêverie s’envolait au loin, pour s’arrêter sur une pelouse du Valois, où tournait une ronde villageoise. Là, à l’orée d’un bois, près d’un étang aux fées, dans le frisson des peupliers, au bruit des danses, le songeur retrouvait sa patrie d’élection.
 

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Le baptême de poésie, Gérard Labrunie l’avait reçu, enfant encore, à la fête patronale de Montagny. L’Inspiratrice lui était apparue sous les traits de Sylvie, sa petite compagne de contredanse, une brunette hâlée, aux yeux souriants, avec deux nattes sur la guimpe, vivante fleurette de la France rustique, malice et tendresse, du soupir et de la chanson, la paix et la gaieté dans l’amour. Le traditionnel qu’était Gérard aspirait, par toute une moitié de son être, à ce bonheur tranquille. Mais, lisez ceci : « À peine avais-je remarqué dans la ronde où nous dansions une blonde, grande et belle, qu’on appelait Adrienne. Tout d’un coup, suivant les règles de la danse, Adrienne se trouva placée, seule avec moi, au milieu du, cercle. Nos tailles étaient pareilles. On nous dit de nous embrasser, et la danse et le chœur tournaient plus vivement que jamais. En lui donnant ce baiser, je ne pus m’empêcher de lui presser la main. Les longs anneaux roulés de ses cheveux d’or effleuraient mes joues. De ce moment un trouble inconnu s’empara de moi. » Trouble funeste, trouble meurtrier, qui désormais ne sortira plus de l’âme dont il a fait sa proie. Adrienne, c’est l’ensorceleuse qui changera le campagnard en vagabond, qui l’amènera, d’espoirs en espoirs, de douleurs en douleurs, jusqu’à l’immérité et ignominieux martyre. Gérard a vécu une destinée de souffrances pour avoir quitté un moment la main de Sylvie.

Sylvie, c’était Sylvie, tout simplement, l’humble génie de la terre natale, une femme et voilà tout. Adrienne s’est appelée de mille noms. C’était elle l’inaccessible, l’insaisissable, que Gérard cherchait partout, au pays du romantisme où il s’égarait, en Orient, au Caire, à Constantinople, dans les mirages du Paris nocturne. Chercheur candide, il a cru un moment que l’Idéal s’appelait Mlle Jenny Colon, de l’Opéra-Comique et des Variétés. Certains ont voulu expliquer le mystère de sa vie et de sa mort par une déception d’alcôve. Alors, il eût suffi des dédains d’une petite chanteuse pour tant de douleur ? Ce serait humain, trop humain. Gérard a dit un jour un mot profond qui refoulait Mlle Jenny en pleine chimère. Des amis, entre autres le bon Dumas que l’Éros immortel n’intimidait guère, méditaient la solution de la sagesse : faire souper la jolie comédienne avec le poète et laisser faire au dieu. Peut-être même cette cure fut-elle essayée. « Mais, répondait Gérard, c’est une image que je poursuis ! » Il s’agissait bien d’une aventure de coulisses. Les Jenny Colon, cela se soigne, et l’on en guérit. D’Adrienne, on meurt.

Il en est mort. Pendant la dernière crise, celle où s’abîma sa chancelante raison, Adrienne s’appelait Aurélie. Sous ce masque, elle dictait les extraordinaires analyses auxquelles le dément lucide soumettait son cœur. Ce combat tragique entre le clair génie natif de Gérard et son double, ce terrifiant dualisme, nous le retrouvons dans la Correspondance. Sur quel fond généreux de bon sens, en quel riche terroir nourricier s’était venue planter cette intruse, la Folie ? Toutes les pages de Gérard de Nerval qui méritent de survivre sont antérieures à sa première crise de 1840, ou bien écrites depuis, dans l’intervalle des affreux accès. Rendu à lui-même, il parlait de ses geôles et de la camisole de force, avec détachement, élégance, le sourire aux lèvres, comme un enfant raconte sa dernière maladie dorlotée. Et quelle inépuisable miséricorde ! Les amis de Gérard de Nerval, ceux qui durent se cotiser pour qu’il fût enseveli décemment, nous ont légué leurs colères contre le docteur Labrunie. Triste père que ce chirurgien de la grande armée, qui n’avait rapporté de l’épopée qu’une sottise hargneuse, avare comme on l’est dans les bas-fonds de Balzac, et se chauffant les jambes pendant que son fils grelottait au coin de la borne. Jamais petit enfant d’un jour de Noël n’écrivit des lettres plus humbles, plus soumises, plus tendrement et discrètement filiales ; on ne connaît cette nature adorablement puérile de Gérard qu’après avoir lu ces tremblantes suppliques, griffonnées à tous les bouts du monde, datées à toutes les heures de l’inlassable espérance. Le chef-d’œuvre de cette Correspondance, un joyau, un diamant pur, c’est la lettre que Gérard adressa à Mme de Solms, dont les dix-sept ans ravissaient les poètes, pour lui signaler l’occasion d’une belle aumône. Hymne de galanterie et de charité, le plus noble, le plus caressant madrigal qu’une femme heureuse et belle ait reçu jamais. « Il était beaucoup plus français qu’aucun de nous, » a dit Gautier. Voilà la parole définitive.
 

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Pourquoi alors revenait-il à l’Allemagne, toutes les fois qu’il avait besoin de remettre un peu d’ordre dans sa pensée ? C’est que le Rhin roulait alors dans ses flots toutes les consolantes chimères. Ils étaient tous plus ou moins en folie, là-bas, au pays des Illuminés, dans les beuveries du Tugendbund. Loin des enfants terribles du romantisme et des philistins, Gérard trouvait là des camarades de songe. Il disait dans son ingénuité : « Ce que c’est que de changer de latitude ! En Allemagne, nul ne songe à me trouver fou. » Cette illusion d’une Germanie enchantée suffirait à faire de Gérard une créature de légende. Il arrivait toujours apaisé de ses excursions au-delà du Rhin ; plus d’une fois, on surprend dans sa fantaisie comme un écho de Henri Heine, des bouffées d’ironie lyrique, une bonhomie railleuse, des gaietés candides baignées dans un clair de lune de Schumann. Mais que ce soit dans la Forêt-Noire, ou au Hartz de Faust, ou au Caire, ou dans les bazars de Stamboul, ou dans la ruelle hideuse de la Vieille-Lanterne, ce Gérard du vagabondage, c’est l’Autre, celui qui poursuivait Adrienne. Le nôtre, le vrai, le Gérard de Sylvie, qu’on pleurera toujours, ne voyageait point. Il revient, les soirs de bal champêtre, pour voir danser les fillettes d’Ermenonville qui chantent des romances de chez nous.
 
 

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(Henry Roujon, in Le Figaro, journal non politique, cinquante-huitième année, troisième série, n° 12, vendredi 12 janvier 1912)