ESCAR2
 

La pitié ou, sans aller si loin, la mansuétude envers les animaux possède cela d’admirable qu’elle ne saurait rien perdre de sa grandeur en se localisant sur certains tapis, même spéciaux et d’aspect bizarre, cocasse, aux seuls yeux secs de l’incharitable.

Conjurer, par exemple, aux chevaux, les tortures de l’insolation, grâce aux chapeaux de paille que vous savez, voilà belle matière aux ricanements des sans-cœur !

Et de quel pouffement donc ces cruels n’accueilleront-ils point la prochaine mise en vente de l’hameçon cocaïné, dont l’emploi, pourtant, atténuera dans d’énormes proportions les affres suprêmes de nos pauvres poissons !

(Sans ajouter que le même ichthyophile travaille à la confection d’une graisse destinée à la friture, mais quelle friture ! Un plaisir, une vraie volupté pour le goujon que sa bonne étoile amènera dans la poêle garnie de cette graisse, d’autant plus agréable, nous assure l’inventeur, qu’elle sera plus bouillante.)

Animé des mêmes sentiments, un autre brave homme, le cœur sur la main, m’adresse le billet suivant :
 

« Cher maître et apôtre,

À qui de plus compétent en matière d’escargots que vous, qui tant connaissez dans les coins ces charmants mollusques, pourrais-je m’adresser en vue de donner à ma petite idée l’immense publicité de votre tribune, retentissante trompette auprès de laquelle ils n’avaient que de bien frêles flûtiaux, à Jéricho.

Celui qui inventa l’« escargot sympathique » fut bien inspiré.

Nul animal, en effet, n’attire plus invinciblement l’affection, pour qui l’étudie, que le délicieux colimaçon.

Malheureusement (pour lui), l’escargot possède une grave défaut : il est comestible exquisement.

Alors, dame, qu’est-ce que vous voulez ? on n’est pas des anges : après avoir chéri l’escargot pour lui-même, on arrive à l’aimer pour soi et, après l’avoir comblé d’attentions amicales en son vivant, on finit par, dans le petit sépulcre qui fut sa maison, l’ensevelir à grand renfort de beurre et de fines herbes.
 

Requiescat in pace !

 

Depuis le temps que la plupart des peuples civilisés prodiguent une telle fin à l’escargot, il a dû s’y habituer ; aussi n’est-ce pas tant son trépas que je vous invite à déplorer avec moi que les conditions particulièrement cruelles accompagnant ledit trépas.

Avant de le mettre en contact avec nos instruments de cuisine, on le fait, ainsi que vous ne l’ignorez pas, jeûner pendant un certain laps plus ou moins long.

Cette opération indispensable le débarrasse de mucilages et autres substances de nature affligeante pour sa comestibilité.

Plein d’inconvénients pour le gourmet hâtif, ce jeûne d’une quinzaine de jours ne constitue-t-il pas une atroce torture pour notre sympathique mollusque ?

Je plains les gens qui ne partageraient pas mon scrupule.

Alors, moi, bon garçon, qu’est-ce que je fais, quand j’ai recueilli ma provision d’escargots ?

Tout bêtement, je les fais tremper, pendant quelques heures, dans une terrine pleine d’huile de ricin.

Cette petite baignade produit en une heure les effets du jeûne prolongé que nous déplorons tous.

Après quoi, afin de débarrasser les sujets du goût peu agréable d’huile de ricin, il ne vous reste plus qu’à les faire séjourner dans un bidon de benzine, et prendre soin de bien les égoutter.

Préparé de cette façon, l’escargot offre, en outre, l’avantage de pouvoir servir aux illuminations en l’honneur de l’arrivée du tsar en France.

Veuillez agréer, etc., etc. »
 

Renvoyé à la Société protectrice des animaux.
 
 
ESCAR8
 

(Alphonse Allais, « La Vie drôle, » in Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, dixième année, n° 3249, vendredi 23 août 1901 ; repris sous le titre « Cœur pitoyable, » dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, vingtième année, n° 2212, mardi 13 octobre 1903)