PORTRAIT ROLLINAT CN 18:11:82
 
 

I

 
 

Je vis et j’entendis pour la première fois, il y a trois ans, Maurice Rollinat dans le lieu le moins mystérieux du monde. Cela se nommait et se nomme encore, je crois, le Club des Hydropathes. C’est une manière de tréteau fraternel et miséricordieux à l’usage des adolescents des trois ou quatre sexes de la nouvelle génération artistique. L’inventeur et le fondateur de cette petite machine à battre la gloire est Émile Goudeau, poète fameux des Fleurs du bitume et du Chat noir, conquérant ironique des trottoirs de la Pentapole occidentale.

Dans cette Jouvence de la célébrité parisienne, les candides applaudissements ont je ne sais quoi d’équestre, de triomphal et qui tient du rêve. Le trèfle magique du succès semble y naître sous les bottes vergogneuses de maint poète lustré par la misère. Les jeunes poètes seront toujours, comme chacun sait, des fauves très doux et des insatiables qui se contentent de peu, quelque chose comme les Héliogabales de la modération, et la ferveur ambiante des Hydropathes a peut-être redonné l’essor à quelque noble oiseau bleu saignant dans les vents et qui battait désespérément des ailes contre le soleil, avant de mourir.

Je ne fus donc pas extrêmement étonné d’y rencontrer Rollinat que je ne connaissais pas encore et dont il m’avait été parlé comme d’un poète-musicien de l’originalité la plus rare, mais parfaitement obscur. Il me parut très simple que cet artiste extraordinaire – en tenant pour vraies et conformes au plus parfait discernement critique les choses inouïes qu’on en disait – vint chercher, dans ce milieu de jeunesse et de chaleureux désintéressement, le picotin d’enthousiasme qu’il faut à ces étalons divins et qui les fait galoper quand même dans les chemins épouvantables de la vie moderne.

Il s’assit au piano et chanta pendant près d’une heure. Il chanta des vers de Baudelaire et quelques-uns de ses propres vers. Dès les premières notes, je vis une chose que je ne me croyais pas destiné à jamais voir : une foule, à la lettre, ne respirant plus, comme si les doigts de ce très savant magicien, mis en contact avec les touches, faisaient couler sur nous tous qui étions là, un fluide extatique et stupéfiant. Pour moi, je ne conçois pas que la première impression de cette musique et de cette poésie puisse jamais s’effacer de l’âme, tant elle est inattendue, violente et profonde. J’étais assis solitairement dans un coin de cette salle, devenue soudainement le palais sonore du vertige, haletant, épouvanté, brisé. La musique, infiniment étrange, tour à tour suave et déchirante, s’enroulait à la plus cruelle et à la plus navrée des poésies dans une étreinte et dans un enveloppement si serrés et si forts, elles adhéraient et se collaient l’une à l’autre si tenacement, si inflexiblement, dans le centre d’un tourbillon si surhumain de clameurs, de sanglots et de prières, qu’on pouvait croire vraiment qu’à force d’intensité et à force d’art, une nouvelle espèce d’art androgyne et miraculeux, à la fois terrestre et angélique, venait enfin combler l’implacable abîme de deux milliards de cœurs humains qui sépare la réalité du rêve.

Cette lucidité passagère et si étrangement avertissante que toute grande commotion esthétique fait vaciller quelques minutes dans la tête humaine me montrait, comme dans l’extase, la profonde vie cachée de ces êtres de désir et de douleur, de ces Ugolins de l’art, affamés d’infini et s’efforçant, au fond d’un enfer, de tromper leur famine enragée sur le crâne de quelque stupide ennemi.

Je concevais très bien la poignante, la despotique substantialité du rêve et sa glorieuse primauté sur les animales et contingentes réalités de la vie sensible. Cette musique, plus terrible peut-être dans ses suavités que dans ses violences, cette voix de poète si navrée d’angoisse et si crucifiée – semblable à la Tristesse et à la Peur qu’une effroyable tendresse aurait amoureusement enlacées – ondulaient et serpentaient si formidablement autour de ce tas de cœurs modernes jetés par la fantaisie dans ce sous-sol banal, que l’applaudissement lui-même – cette détente nerveuse de la brute humaine ravie – ne se produisait pas immédiatement.

Les nerfs enroulés autour de l’âme par cette mélodie tortionnaire – comme les entrailles du martyr de Rubens autour de son cabestan – ne se déroulaient qu’avec lenteur sous les visages blêmes et stupéfaits.

Porté comme je l’étais par ma sensation sur le rebord crépusculaire de la vie normale, je ne pus me défendre, en dépit des différences les plus énormes et les plus essentielles, de songer au désespéré Henri Heine, à propos de Rollinat. Vous vous rappelez cette impitoyable poésie du Scarabée, d’un spiritualisme si cruel. Cet insecte d’or et d’azur qui a brûlé ses ailes à la flamme des lampes vulgaires et qui rampe dans la vermine avec des douleurs de Dieu, le spiritualiste Rollinat m’y faisait penser et me le faisait voir jusqu’au point d’en pleurer et d’en défaillir de douleur.

La similitude, il est vrai, s’arrête là et se fixe sur cet unique trait. Henri Heine était un désespéré radical, à l’ironie de démon, un sagittaire empoisonneur qui trempait ses flèches dans le fiel brûlant de son cœur et les dardait contre les mamelles augustes de la Pitié. Rollinat n’a point d’ironie et n’est terrible qu’à force de mélancolie. Espèce de miracle que je ne crois pas qu’aucun autre art que le sien ait jamais obtenu au même degré. Son spiritualisme est si impatient et si forcené qu’il semble que toutes les choses créées, jusqu’aux plus infâmes immondices, doivent crier le saint Nom quand il les chante dans ses vers et il est en même temps si religieux et si tendre que les plus farouches clameurs qu’il ait poussées ne sont jamais autre chose que les convulsions d’une âme affreusement solitaire et saturée de l’épouvante de la mort.
 
 

II

 
 

Je l’ai dit. Trois ans se sont écoulés depuis cette étonnante soirée. Dans la suite, j’ai beaucoup recherché les occasions d’entendre Rollinat et je suis arrivé au point de connaître tout ce qu’il a écrit en musique et en poésie. J’ai voulu sincèrement vérifier ma première impression et redresser en moi, par les procédés les plus infaillibles de l’orthopédie critique, toutes les gibbosités présumables de mon premier enthousiasme. Or, je le déclare avec naïveté, à la seule différence de l’inattendu, je retrouve encore aujourd’hui la même palpitation terrible, la même main toute puissante qui vous prend le cœur et qui le met où bon lui semble, et surtout le même mystère d’une source d’inspiration perpétuellement identique pour des œuvres d’une variété et d’une abondance infinies.

Une telle façon de sentir, évidemment, n’est pas de nature à produire une critique extrêmement vive dans le sens vulgaire et malveillant que l’on veut absolument donner à ce mot. Il semble, au contraire, qu’elle ne doive me permettre que le dithyrambe le plus lyrique et le plus doux. Pourquoi pas ? Rollinat est encore un inconnu et n’offusque personne jusqu’à cette heure. Quelques artistes commencent, il est vrai, à l’apercevoir un peu, Dieu sait avec quels sentiments ! mais la grosse foule ignorera longtemps sans doute un génie si peu fait pour elle. D’ailleurs, avec sa double face de poète et de musicien et son indépendance absolue de toute confraternité littéraire, il est destiné à recevoir d’innombrables conseils. Les musiciens se rempliront de miséricorde pour sa poésie et les poètes émus de sollicitude lui recommanderont de soigner sa musique. Tous l’égorgeront avec la plus suave frénésie, parfaitement assurés qu’il est aussi impossible de dédoubler en lui le poète du musicien que le musicien du poète.

Il suffit en effet de l’avoir entendu une seule fois pour sentir l’étrange exception de cette nature si extraordinairement complexe par les facultés et si merveilleusement simple par l’expression. Assurément la musique et les vers de Rollinat peuvent très bien se passer d’être ensemble et vivre encore très glorieusement. Mais ils n’auront pas toute la vie que ce profond artiste a voulu souffler en eux. Comme je l’écrivais tout à l’heure, il a osé faire ce rêve de réunir – par l’infini dans la profondeur et l’intensité – en un seul art d’une espèce inconnue, deux arts aussi nettement distincts et d’y surajouter une interprétation assez puissante pour les souder et les cadenasser ensemble dans l’unité absolue de l’expression tragique. Et ces trois choses sont pour lui comme les trois rayons tordus de la foudre du vieux Pindare pour le sourcilleux Jupiter !

Or, voilà précisément l’inconvénient à peu près sans remède de ce superbe effort. Rollinat ne trouve pas d’interprétateurs. Soit indocilité d’esprit, soit impuissance d’âme, personne, jusqu’à présent, n’a pu surmonter l’inexprimable difficulté de cette musique inouïe, fantastique, extra-terrestre, qui corporise le rêve et la peur à force de les exaspérer. Tout au plus, arrive-t-on à dire ses vers en imitant comme on peut son étonnante manière. Mais qui pourra les dire comme lui avec cette voix stridente et gastralgique, ces voilements d’agonie, ces envols soudains, ces rentrées d’irrévélable angoisse et ces gestes trucidants d’homme éventré qui retient ses entrailles avant de baver son dernier soupir ?

Très vraisemblablement, Rollinat est condamné à demeurer pour longtemps, pour toujours peut-être, son propre virtuose. C’est sa gloire et c’est son deuil. Ce qu’il y a de plus grand en lui aura le sort mélancolique de cette combinaison de mystère et de folie rêveuse qui fut l’âme chantante de Paganini, tradition bizarre et poétique qui va s’effaçant dans les hautaines et sombres encoignures de l’histoire.
 
 

III

 
 

Cette étude ayant pour unique objet d’annoncer à l’avance une célébrité peut-être imminente, je ne puis prétendre à donner ici qu’une idée générale de la personnalité artistique de Rollinat. Hommage sincère dont je ne me dissimule guère la probable utilité. J’imagine que son succès de virtuose, succès qui gronde déjà et qui va tout à l’heure éclater, ne sera nullement le genre de succès capable d’enivrer un esprit aussi fier que le sien. Je crains, au contraire, pour lui un succès tout américain, succès tératologique de curiosité et d’engouement, analogue à celui d’Edgard Poe ou de Baudelaire, artistes sublimes dans l’étrange et qui, pour leur peine d’avoir été étranges, durent attendre la mort pour se désouiller de la célébrité banale et entrer dans la gloire tranquille de leur génie.

Ces deux poètes passeront d’ailleurs aux yeux vulgaires de l’écoutante multitude pour avoir été les deux mamelles du poète Rollinat. Quant au musicien, les aréopagites équilibrés qui vont claquer Auber ou M. Ambroise Thomas, affirmeront avec serment que c’est Chopin qui l’a engendré. Sous prétexte qu’il leur ressemble, on dira qu’il les imite et on lui jettera à la tête, pour l’écraser, ces noms illustres, qu’il admire et qu’il révère plus que personne.

Par bonheur, il a l’âme trop haute pour en souffrir. Mais si toute critique élevée ne déserte pas cette société de plus en plus dédaigneuse des œuvres de l’esprit, les merveilleuses affinités poétiques de Rollinat tourneront infailliblement à sa gloire. Il sera démontré surabondamment que ce poète-musicien, bien loin d’imiter qui que ce fût, était, au contraire, le plus solitaire, le plus hermétique, le plus inaccessible des originaux. Malgré l’impossibilité absolue de produire ici la moins appuyée des analyses, je voudrais cependant indiquer la dominante de cet esprit singulier, le plexus nerveux de cette poésie si profondément moderne et si enragée de l’être, c’est-à-dire la plus continuelle, la plus possédante, la plus cabrée épouvante de la mort. C’est ce que je nommais, un peu plus haut, la source unique de son inspiration.

Il est certainement très peu de sources où les chameliers de la littérature qu’un ancien Père appelle des animaux de gloire aient aussi copieusement abreuvé leur bétail. Tout le monde parle volontiers de la mort qui épouvante tout le monde. La platitude humaine a presque réussi à en faire une idée vulgaire. Eh bien ! Rollinat trouve le moyen d’être absolument original avec cette poussière. Sa terreur n’est nullement celle de Pascal qui regardait l’enfer. Elle n’est pas non plus celle de Baudelaire et d’Edgard Poe qui ne virent pas la nature. Sa terreur est faite comme son âme et comme son génie : pleine de désirs et pleine de larmes, très mystique et très humble à la façon des premiers Coupables dans les fresques naïves des Primitifs. Il ne voit pas de but à une chienne d’existence qui finit si mal et il en éclate de rage. Alors il se tourne vers la nature et lui demande comme à une mère de le consoler et de le rafraîchir. Il la caresse, il la chante, il la bénit, il s’y roule, il s’y baigne, il la dévore de baisers, il la boit des yeux du corps et des yeux de l’âme, il l’adore comme la maîtresse infiniment chère et infiniment impossible qui ne donnera jamais ni dégoût, ni lassitude, ni pâmoisons mortelles et qui ne cessera jamais d’être mystérieuse.

Mais, tout à coup, il s’aperçoit qu’elle est aussi triste, aussi désolée, aussi mourante que lui-même et voilà le sublime !… Mais quelles âmes il faut pour le comprendre !

À défaut d’une vision nette, Rollinat a le pressentiment de ce secret de douleur universelle que saint Paul appelle le gémissement de toute créature. Idée divine et navrante qui a suffi pour allaiter toute la poésie contemplative du Moyen-Âge et qui s’est abattue comme un cygne noir mélodieux sur le cœur de ce poète moderne qui chante, sans le savoir, comme la grande Liturgie chrétienne et qui finira quelque jour par ressusciter, non pas de la mort – puisque aucun homme ne saurait être plus vivant que lui, – mais de l’épouvante de la mort !
 
 

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(Léon Bloy, in Le Chat noir, organe des intérêts de Montmartre, première année, n° 34, 35 & 36, samedis 2, 9 & 16 septembre 1882 ; portrait de Rollinat par Uzès, (photographie de Mélandri,) in Le Chat noir, organe des intérêts de Montmartre, première année, n° 45, samedi 18 novembre 1882)