ÉTRANGE NOUVELLE
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Une grande partie de l’ivoire qu’on trouve dans le commerce vient de Sibérie, et provient d’un éléphant d’espèce extraordinaire et considérée comme éteinte, dont les os et les défenses, si bien conservés par le froid qu’on les emploie comme ivoire frais, abondent à tel point dans les parages de la mer Glaciale, qu’ils y entrent pour moitié au moins dans la composition de certaines îles, formées de sables gelés pour tout le reste. Billing, décrivant une de ces îles longue de trente-six lieues, écrivait :
« Elle est toute formée des os de cet animal extraordinaire (le mammouth), de cornes et de crânes de buffle, ou d’un animal qui lui ressemble, et de quelques cornes de rhinocéros ; aussi, lorsque le dégel fait tomber une partie du rivage, trouve-t-on en abondance des os de mammouth. »
Le navigateur Kotzebue, accompagné de l’illustre Chamisso à qui ses talents poétiques ont tant nui dans l’esprit des naturalistes (du genre empailleur), en a trouvé des quantités immenses sur la côte nord d’Amérique. Mêmes trouvailles sur la côte nord de l’Europe. Le fait est général dans toute la région arctique de cet hémisphère.
Le mammouth ou mamont, ainsi appelé par les Russes, l’éléphant primitif, comme le nomme Blumenbach, était un animal comme on n’en fait plus depuis que s’est ouverte la période géologique caractérisée par l’avènement de l’homme, les merveilles vivantes du monde devant désormais consister non plus en colosses de chair, mais en esprits augustes et en cœurs sublimes. Le mammouth avait de cinq à six mètres de haut.
Ses défenses étaient beaucoup plus longues et plus courbes que celles des éléphants actuels et la pointe en était rejetée en dehors. Mais où il différait d’eux bien davantage, c’était par son triple vêtement d’hiver, composé d’une première robe en laine douce et de couleur rougeâtre dont les brins n’avaient pas moins de 9 à 10 pouces de long, d’une robe de dessous en poils noirâtres durs et grossiers et longs de 18 pouces, et enfin d’une abondante et immense crinière de même couleur étendue tout le long de l’épine dorsale. C’était donc un animal destiné à vivre dans les régions les plus froides.
Comment en a-t-on appris si long sur son compte ? Le voici :
En 1799, un pêcheur tongouse remarqua sur les bords de la mer Glaciale, près de l’embouchure de la Léna, au milieu d’un mélange de sable et de glaces, une masse informe de couleur sombre, dont il ne put de loin déterminer la nature. L’année d’après, cet objet problématique se trouva un peu plus dégagé, mais pas assez pour qu’on reconnût ce qu’il pouvait être.
Vers la fin de l’été suivant, on distinguait le flanc tout entier d’un animal gigantesque d’espèce inconnue et porteur d’une défense énorme. Ce n’est que la cinquième année que les glaces ayant fondu plus vite que de coutume, cet animal vint échouer à la côte.
C’était un mammouth en chair et en os. Au mois de mars 1804, le pêcheur enleva les défenses qu’il vendit cinquante roubles.
Deux ans après, un membre de l’Académie de Saint-Pétersbourg, M. Adams, voyageant avec le comte Golovkin, ambassadeur de Russie en Chine, qui se rendait à son poste, apprit à Iakouts la découverte du pêcheur tangouse. S’étant rendu sur les lieux, il y trouva l’animal quelque peu mutilé, vu que les Iakouts en avait dépecé la chair pour en nourrir leurs chiens, aussi avides de cette viande fossile que de viande fraîche, et que les bêtes féroces, non moins appréciatrices de cette sorte de paléontologie, en avaient également pris leur part.
Cependant, le squelette, à l’exception d’un pied de devant, était entier. De plus, l’épine du dos, une omoplate, le bassin et les trois extrémités intactes, encore réunis par les ligaments, étaient en partie protégés par une peau couverte de crins, de poils et de laine, et d’un poids tel que dix personnes ne la transportèrent que difficilement. Une des oreilles, bien conservée, était garnie d’une touffe de crins.
Plus de trente livres de poils furent retirées du sol humide où les ours blancs les avaient enfouies en dévorant les chairs. M. Adams recueillit ces restes avec soin, racheta les défenses aux Iakouts et vendit le tout moyennant 8000 roubles au gouvernement russe, qui le fit déposer à l’Académie de Saint-Pétersbourg.
Cette découverte n’était point la première en son genre et elle n’est pas restée la dernière.
Isbrand Ides, qui parcourait en 1692 le nord de l’Asie, rapporte qu’après toutes les grandes crues des fleuves et des rivières de la Sibérie, on trouve sur les bords de ces cours d’eau, au milieu des masses de terre arrachées par eux aux contrées qu’ils traversent, non seulement des dents de mammouthts, mais des mammouths entiers.
Gabriel Saryschew, auteur d’un Voyage au nord de la Sibérie, raconte avoir trouvé en 1800, sur les bords de l’Alaseia, qui se jette dans la mer Glaciale, un mammouth entier que le flot avait mis à nu. L’imposant animal était debout, enveloppé de sa peau couverte de poils.
Enfin, pour nous en tenir à ce petit nombre de faits, l’Académie de Saint-Pétersbourg fut informée, en 1865, d’une découverte semblable faite également en Sibérie, près de la baie de Tazorskaïa.
Un Sibérien, étant à la recherche d’élans égarés, vit dans une plaine marécageuse une grande défense qui sortait de terre. Comme les mastodontes, animaux plus anciens en Europe que les mammouths, un grand nombre de ceux-ci ont reçu la mort debout, enfoncés dans la vase.
En essayant de déterrer la défense, l’indigène aperçut la tête recouverte d’un poil long de deux pouces et demi ; il détacha un morceau de la peau ; elle avait un doigt et demi d’épaisseur.
L’Académie chargea une commission de prendre les mesures nécessaires pour faire déterrer ce mammouth et pour l’amener à Saint-Pétersbourg.
Mais voici maintenant quelque chose de bien plus extraordinaire. Nous en trouvons l’annonce dans les journaux anglais et américains. D’après ces journaux, un colon russe, explorant une partie encore inconnue de la Sibérie, y aurait, trouvé trois mammouths (ces journaux disent : mastodontes, mais l’erreur des mots est évidente), non seulement entiers, mais… vivants. Nouvelle étrange, et qui va faire bien du bruit si elle est vraie. Il suffit qu’elle ne soit pas impossible pour que nous la transmettions aux lecteurs.
Un des voyageurs ci-dessus cités rapporte que les Iakouts, les Tongouses et les Oskaks croient l’espèce des mammouths encore vivante. Les missionnaires nous apprennent que la même croyance existe en Chine. En Sibérie et dans le Céleste-Empire, on fait vivre le mammouth sous terre. Chose étrange ! qu’on s’accorde de si loin sur une si grande invraisemblance !
« Les idolâtres, écrit Isbrand Ides, disent que les mammouths se tiennent dans des souterrains fort spacieux, d’où ils ne sortent jamais. Ils sont aussi persuadés qu’un mammouth meurt aussitôt qu’il voit la lumière, et soutiennent que c’est ainsi que périssent ceux qu’on trouve morts sur les rivages. »
Que la légende se mêle à l’histoire en un pareil sujet, c’est inévitable. Mais pour combien la vérité entre-t-elle dans le mélange ? C’est ce qu’il faut se résigner à ignorer encore.
Rappelons que le mammouth a habité la France à l’époque quaternaire. Ses dépouilles, enfouies dans les terrains diluviens, caractérisent le plus ancien des trois âges paléontologiques entre lesquels on a partagé les temps antéhistoriques du genre humain.
On croyait son espèce éteinte depuis cette époque ; elle ne serait qu’émigrée comme celle du renne, maintenant reléguée aux extrêmes confins du continent ; comme celle de l’aurochs, qu’on ne trouve plus guère que dans les forêts de la Lituanie.
Le mammouth achèverait de vivre dans un canton peut-être plus étroitement limité encore et nous pourrions assister aux derniers moments d’une de ces races géantes dont l’extinction attestée par de simples témoignages géologiques a naguère produit une impression si profonde et si vive sur l’esprit public.
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(Victor Meunier, in Le Rappel, n° 1331, samedi 18 octobre 1873/27 Vendémiaire an 82 ; gravure illustrant l’article d’H. Norval, « Le Mammouth, » in Le Journal de la jeunesse, nouveau recueil hebdomadaire illustré, 1874)
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(in Le XIXe Siècle, journal quotidien politique et littéraire, n° 12238, dimanche 13 septembre 1903/ 27 Fructidor an 111 ; repris dans le même jour dans Le Rappel)