QUELQUES DÉTAILS SUR LA MORT DE GÉRARD DE NERVAL ET SUR LA PLACE OÙ L’ON A RETROUVÉ SON CORPS
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Si par hasard, vous qui lisez ces lignes, vous vouliez faire un funèbre pèlerinage au lieu où a été retrouvé le corps de notre pauvre ami Gérard de Nerval, vous n’auriez, pèlerin de deuil, qu’à suivre l’étrange itinéraire que nous allons tracer.
Arrêtez-vous d’abord à la place du Châlelet.
En face d’un des côtés de la colonne élevée à Desaix, à main gauche de la statue de la Victoire qui la surmonte, vous verrez une rue qui s’appelle la rue de la Tuerie.
Vous entrerez dans cette rue, laissant un magasin d’épicerie à gauche, une boutique de marchand de vin à droite.
Cette rue est elle-même coupée transversalement par deux autres rues.
À gauche, par la rue de la Vieille-Tannerie.
À droite, par la rue Saint-Jérôme.
Alors la rue se rétrécit.
On lit en grosses lettres sur un mur qui fait face :
BAINS DE GÈVRES.
Et au-dessous :
BOUDET,
ENTREPRENEUR DE SERRURERIE.
Au pied du mur sur lequel sont inscrites ces deux affiches commence un escalier avec une rampe de fer.
Escalier étroit, visqueux, sinistre.
D’un côté, à droite, les marches touchent au mur.
De l’autre côté, un prolongement de la rue, large d’un mètre, conduit à la boutique d’un serrurier, qui a pour enseigne une grosse clef peinte en jaune.
Devant la porte, sautille un corbeau, qui, de temps en temps, fait entendre un sifflement aigu.
L’escalier et la boutique du forgeron font déjà partie d’une autre rue :
La rue de la Vieille-Lanterne.
Remarquez-vous l’étrange coïncidence de ces deux noms :
Rue de la Tuerie, rue de la Vieille-Lanterne ?
On descend dans cette dernière, qui n’est qu’une ruelle profonde qui semble s’enfoncer sous la place du Châtelet, par l’escalier que nous avons dit.
On craint à la fois de poser le pied sur ces marches glissantes, la main sur cette rampe rouillée.
Vous descendez sept marches, et vous vous trouvez sur un petit palier.
Eu face de vous, à la hauteur de votre tête, ce prolongement qui conduit chez le forgeron fait voûte.
Dans l’obscurité, au fond de cette voûte, vous découvrez une fenêtre cintrée avec des barreaux de fer pareils à ceux qui grillent les fenêtres des prisons.
Descendez cinq marches, arrêtez-vous sur la dernière, levez le bras jusqu’au croisillon de fer.
Vous y êtes : c’est à ce croisillon que le lacet était attaché.
Un lacet blanc, comme ceux dont on fait des cordons de tablier.
En face est un égout à ciel ouvert, fermé par une grille de fer.
L’endroit, je vous l’ai dit, est sinistre.
En face de vous, s’étend la ruelle de la Vieille-Lanterne, qui remonte vers la rue Saint-Martin.
Dans cette rue, à droite, un garni, quelque chose d’immonde, qu’il faut voir pour s’en faire une idée, avec une lanterne, sur le verre de laquelle est écrit :
On loge à la nuit.
Café à l’eau.
En face de ce garni, des écuries qui, pendant ces longues nuits de glace que nous venons de traverser, sont restées ouvertes afin de donner un refuge aux malheureux trop pauvres même pour demander à loger dans ce garni.
Vous êtes resté sur la dernière marche, n’est-ce pas ?
Eh bien, c’est là, les pieds distants de cette marche de deux pouces à peine, que, vendredi matin, à sept heures trois minutes, on a trouvé le corps de Gérard encore chaud, et ayant son chapeau sur la tête.
L’agonie a été douce, puisque le chapeau n’est pas tombé.
À moins toutefois que ce que nous croyons un acte de folie ne soit un crime ; que ce prétendu suicide ne soit un véritable assassinat.
Nous reviendrons là-dessus tout à l’heure.
On courut au corps-de-garde, on détacha le corps, on appela un médecin.
Le médecin pratiqua une saignée.
Le sang vint, mais inutilement. Gérard ne rouvrit pas les yeux, ne poussa pas un soupir.
Il était mort !
Nous sommes entré dans le garni, nous avons interrogé la femme qui le tient.
Elle n’avait pas vu Gérard jusqu’au moment où l’on vint lui dire qu’il y avait un homme pendu à vingt pas de sa maison.
« On avait cru d’abord que cet homme était gelé, » nous dit-elle.
Il semblait dormir, appuyé à la muraille.
À une heure du matin, elle se rappelle avoir entendu frapper à sa porte.
Sa maison était pleine, elle n’a pas ouvert.
Était-ce lui ?
Ses amis ont perdu de vue Gérard lundi dernier ; celui à qui il a parlé après tous les autres est Georges Bell, notre ancien collaborateur.
Il l’aurait quitté mardi vers onze heures.
Mercredi à midi, il était dans un corps-de-garde, aux environs de la Halle, et se réclamait de M. Millot, rue de Richelieu, 41.
M. Millot se rendit à sa réclamation.
Nous n’avons pas vu M. Millot, mais voilà ce que l’on nous rapporte :
Il aurait trouvé en effet Gérard dans un corps-de-garde où il aurait été conduit dans la nuit.
M. Millot lui aurait demandé s’il avait besoin de quelque chose, et lui aurait offert sa bourse.
Gérard n’aurait pris que cinq francs.
Depuis mercredi, une heure de l’après-midi, jusqu’à vendredi, sept heures du matin, on ignore ce qu’il a fait, ce qu’il est devenu, où il a été.
Maintenant, nous répéterons cette question déjà hasardée :
Gérard s’est-il suicidé dans un moment de folie ?
Gérard a-t-il été assassiné ?
Ce lacet blanc, qui semble arraché à un tablier de femme, est étrange.
Ce chapeau, que les tressaillements de l’agonie ne font pas tomber de la tête de l’agonisant, est plus étrange encore.
Le Commissaire, M. Blanchet, est un homme d’une grande intelligence, et nous sommes sûr que d’ici à quelques jours il pourra répondre à notre question.
Nus croyons que c’est demain mardi que les obsèques de Gérard de Nerval auront lieu à Notre-Dame.
Les journaux du soir renseigneront ses nombreux amis sur l’heure du convoi, sur l’église où il aura lieu, et sur le cimetière où le corps sera conduit.
ALEX. DUMAS.
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(in Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas, troisième année, n° 30, mardi 30 janvier 1855)