LORIN L'INSPIRATION
 

Peut-être ne sommes-nous pas encore trop loin du jour où ce douloureux débat sur la mort de Gérard de Nerval occupa si passionnément la presse parisienne, Et qui donc aurait le courage de nous reprocher de trop parler de cet esprit charmant, de cette âme délicate, exquise, un honneur et un bonheur pour notre littérature ? C’est aujourd’hui surtout qu’il n’est pas inutile de revenir sur sa mémoire ; c’est aujourd’hui qu’il nous convient de respirer ce nom de peintre, de poète et d’écrivain consommé comme on respire une fleur, et, ne fût-ce que pour protester contre les malsaines exhalaisons et les pestilences qui se dégagent des Élisas et des Nanas modernes, d’évoquer la délicieuse silhouette de cette Sylvie, et les foins nouvellement coupés où elle s’en va pieds nus, chantant comme un linot, la joue toute rosée sous son grand chapeau de paille, l’œil avivé de toutes les splendeurs de la nature qui rayonnent et ruissellent autour de sa pure jeunesse.

D’ailleurs, ce n’est pas moi qui parle ici, c’est un de mes amis, un grand enfant rêveur qui dort aujourd’hui sous les herbes maigres du cimetière de Saint-Ouen. Quand il vivait, on le nommait Henri Cantel. La mort l’a cueilli un beau jour dans je ne sais quel obscur grenier des Batignolles, au milieu d’une petite famille composée d’une femme héroïquement dévouée à ses dernières souffrances et d’un bel enfant, la joie du foyer souvent sans feu et le ravageur terrible de la table où il n’y avait parfois du pain que pour lui. La chronique du jour l’a enterré sous quelques lignes indifférentes ; un ami à court de copie a bien voulu se souvenir qu’il avait publié deux volumes qui supporteraient sans faiblir le parallèle avec tout ce que l’on publie de nos jours, puis l’oubli a scellé la tombe et dévoré le nom. Qu’est devenue la femme ? Qu’est devenu l’enfant ? Pendant qu’ils marchaient côte à côte tous les trois dans la vie, la femme et l’enfant participaient au peu de lumière qu’une demi-réputation jetait à l’entour du père ; lui disparu, l’ombre épaisse s’est étendue sur ceux qui sont restés, et le grand remous parisien les triture silencieusement dans quelque abîme de misère et de lutte désespérée.
 
 

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Je le revois encore avec sa tête penchée sur l’épaule, sa longue barbe noire, ses yeux où les angoisses dévorées et vivement senties allumaient une fièvre intense, son nez droit et fin dont il était très fier, sa main aux doigts effilés, aux ongles longs et pointus, taillés avec dilettantisme. Cette main avait une réelle distinction, et comme une poésie sui generis quand elle soutenait le long tuyau d’une pipe toujours admirablement culottée. Il y avait en Cantet beaucoup de l’Oriental. Il avait couru l’Asie, pendant quelques années, et nul poète n’a, que je sache, mieux chanté que lui la formidable beauté du Stromboli et les suaves indolences de cette reine du Caucase que l’on appelle Tiflis.

Nous aimions à causer ensemble, moi, frais émoulu de ma province, lui déjà rompu à l’existence parisienne ; nous aimions à causer des écrivains vers lesquels nous entraînait la sympathie de nos caractères. Il parlait, et j’écoutais, n’osant contredire, heureux et avide d’entendre cette parole pittoresque dont les finesses, cherchées peut-être, mais trouvées sans effort, me ravissaient confusément. Musset, il en était enthousiaste. Le poète de Namouna, auquel il avait dédié dans ses Poèmes et Visions une pièce délicieuse, lui avait répondu en vers. Et quand je lui demandais l’inestimable faveur de contempler cet autographe sacré, il ne manquait pas de me raconter l’histoire d’une belle dame russe qui le lui avait acheté… un baiser. Pour Musset, il avouait une admiration quasi-fraternelle ; pour Gérard de Nerval, qu’il appelait tout simplement Gérard, il professait une vénération absolue : « Celui-là, disait-il, a été frappé ; il voit plus haut et plus loin que nous. Ce n’est pas un homme, c’est une âme. » Et alors, il se recueillait.

« Je n’ai pas, reprenait-il, de notions certaines sur sa mort, et personne ne peut se vanter d’en avoir. A-t-il été assassiné dans ce bouge où il a été retrouvé le lendemain ? S’est-il pendu ? Quelques jours auparavant, il avait été conduit au poste, et voici, à ce propos, ce que m’a raconté quelqu’un qui le connaissait beaucoup. Si je donne cette légende pour ce qu’elle vaut, je n’en suis pas moins tout disposé à lui accorder une pleine créance. En supposant qu’elle ne soit pas consignée en d’affreux procès-verbaux qui en feraient de l’histoire, elle me paraît cadrer à merveille avec les tendances connues de l’homme, le mysticisme de ses œuvres et la singulière immatérialité de toute sa vie, immatérialité dont il est facile de se faire une idée d’après ses amours avec Jenny Colomb et le tour d’Europe qu’il fit à la recherche de ce fameux lit de reine où il voulait, avec la femme qu’il aurait épousée, célébrer sa première nuit de noces.

Il est vrai que le lit fut trouvé, ou pour mieux dire, découvert et acheté en Allemagne ; mais, quand le poète triomphant rentra dans la capitale avec son trophée, enivré d’avance du bonheur qu’il allait donner comme de celui qu’il recevrait, il apprit que l’objet de sa passion avait très prosaïquement épousé un des plus pacifiques bourgeois de la rue Greneta. Oui, pendant que Gérard fouillait le monde entier et, de la Seine à la Volga, mettait sur les dents tous les marchands d’antiquités, celle qui hantait son âme et remplissait sa vie, celle qui était la joie de son souvenir et la lumière dans laquelle il marchait comme dans une perpétuelle apothéose ; celle qu’il croyait et voulait sienne se donnait tout bêtement à un autre. Le poète n’avait oublié qu’une chose, c’était, avant de partir, d’avouer son amour et de s’informer s’il était partagé.
 
 

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Le coup fut rude, et le pauvre voyageur en resta abasourdi. Il n’en fallait d’ailleurs pas tant pour sa raison déjà vacillante. Hanté d’incessantes hallucinations et nourri des légendes de toutes les anciennes cosmogonies, rien ne lui fut plus facile (et ce fut là un souverain dérivatif pour une douleur qui l’eût peut-être tué à force d’intensité), que de transformer la créature aimée en une chose intangible, immatérielle, dont il pourrait de ses yeux mortels contempler la forme en attendant que, esprit lui-même, il pût en embrasser l’esprit. Ce fut d’abord la nuée qui passe et qu’il suivit dans sa course vagabonde ; ce fut le rayon de lune qui glisse entre les branches ; les vapeurs confuses qui rampent et bleuissent dans l’air ; puis ce fut l’étoile scintillante, œil d’or ouvert dans le silence des nuits sur le poète aimé. Et le voilà courant par les nuits sombres, bousculant les passants, bousculé par eux, hagard, tantôt se heurtant à un trottoir et s’esclaffant dans la boue, tantôt cinglé par le fouet d’un charretier, tantôt assis sur une borne, tantôt accroupi dans un angle noir, regardant, regardant toujours, d’un œil fixe, d’un œil de visionnaire, cette étoile vers laquelle il tend les bras et qu’il appelle jusqu’à ce que, épuisé de fatigue, il s’endorme pour recommencer le lendemain.

On comprend qu’une pareille folie et un pareil cerveau devaient déterminer une crise. La crise vint un soir, après minuit. Le brouillard emplissait les rues, et, sous la brume frissonnante, Gérard allait, en proie à son extase. Tout à coup, il s’arrête, un sourire radieux sur les lèvres. Il est au coin de la rue Madame et de la rue de Vaugirard. Ses bras, comme toujours, s’élèvent suppliants. L’étoile est comme tombée de sa voûte ; elle est près de lui. Il n’a qu’à se lever sur la pointe du pied. Non, il ne peut encore l’atteindre. Est-ce que l’étoile ne descendra pas jusqu’à lui ? Ce serait peut-être déshonorant pour une étoile, qui ne doit pas se mêler de trop près à nos fanges. D’ailleurs, elle a fait assez de chemin, montré pour son poète assez de condescendance ; c’est à lui maintenant de tenter un effort surhumain pour opérer le mystique rapprochement. Gérard fait un bond prodigieux et retombe sur le sol. Il se relève sans penser à ses meurtrissures, toujours ayant aux lèvres ce sourire particulier aux martyrs de la pensée, cette bête fauve. De nouveau, il s’élance et retombe encore. Quoi donc ? Quel est l’irritant obstacle qui se dresse ?

C’est la matière, l’épaisse et l’absurde matière qui le retient. Est-ce que, lourds comme nous sommes, nous pouvons aller, nous, avec nos grossières chaussures et nos manteaux baroques, à ces astres légers faits de lumière et de chaleur ? Et le voilà, arrachant, de ses mains que crispe l’impatience, ses habits qu’il jette avec colère, un à un, derrière lui. Il est nu maintenant, plus près du monde qui naît et du monde qui meurt, comme on est quand on sort de l’éternité, comme on est quand on y rentre. La distance n’est-elle pas franchie ? Et il bondit, il bondit encore, pendant que l’ironique étoile brille avec placidité au-dessus de sa tête. Le sang coule de ses mains et de ses genoux, car il essaie de grimper au mur et s’y brise les ongles, comme il s’y serait peut-être brisé la tête, si le brouillard ne l’avait saisi de son étreinte glaciale et couché à terre où le ramassèrent tout bleui, inanimé, des agents qui passaient par là.

Conduit ou plutôt transporté au poste de la place Saint-Sulpice, Gérard n’en sortit que pour rentrer chez le docteur Blanche, son ami intermittent, comme il disait lui-même avec cette pointe d’humour qui, chez lui, n’arriva jamais à la méchanceté. Après une pareille histoire, terminait Cantel, on ne conclut pas, on rêve. »

C’est mon avis.
 
 
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(‘Tobic’, in Le Gaulois, treizième année, deuxième série, n° 527, lundi 21 février 1881 ; gravure de Georges Lorin, « L’inspiration, » 1904)