SPIRIT
 

L’HOMME DE L’AU-DELÀ
 

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« Il y a exactement trois mois, raconta Jacques Frébeuil, un de mes amis, spirite convaincu, me mena à une soirée solennelle, où devaient opérer deux médiums anglo-saxons, armés des méthodes et des appareils les plus perfectionnés pour établir la communication avec l’Au-Delà.

Nous y vîmes et y entendîmes des choses vraiment très curieuses. Le médium P. J. Mortlock s’était spécialisé dans les photographies et les apparitions fantomales. Le médium K.-L. Chestermilk nous faisait entendre les voix de l’autre monde dans le pavillon d’un phonographe.

Mortlock nous montra des photographies de l’Au-Delà qui représentaient Nelson, la reine Elizabeth, le roi Édouard, le poète Shelley, et aussi Napoléon, Mahomet, Voltaire, Cervantes… et d’autres encore.

Il nous fit d’ailleurs poser devant son objectif et promit de nous envoyer des épreuves où nous verrions les traits de parents ou d’amis disparus, à côté de notre propre image.

K.-L. Chestermilk nous fit converser avec le tzar Nicolas, avec Milton, avec la reine Victoria, avec le roi Louis XIV, avec Jules César et même Annibal.

Toutes ces personnes parlaient anglais, ce qui est, paraît-il, fort normal, quand le médium appartient à la nation britannique.

« Si j’étais Français, nous affirmait Chestermilk, ils parleraient français… Car la langue « ne fait pas matière » pour l’Au-Delà… tout le monde y parle facilement, par suggestion, la langue des médiums. »

Je me souviens que le tzar Nicolas gémissait :

« Sans ce scélérat de moine, la Russie aurait été sauvée ! »

Milton nous récita un passage du Paradis Perdu et nous déclara que la race humaine dégénérait, à cause des papistes.

La reine Victoria remarqua que l’amitié franco-anglaise datait de la campagne de Crimée et elle plaignit le triste sort de son petit-fils Wilhelm…

Jules César déclara que Brutus était un sale bandit et qu’il regrettait d’avoir fait tuer Vercingétorix.

Quant à Annibal, il affirma que la bataille de Zama avait été gagnée par l’or romain, et non par ce miteux Scipion, qui n’était qu’un stratège de deuxième ordre.
 
 

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La soirée finit par des apparitions. Nous étions plongés dans une obscurité profonde et nous vîmes défiler diverses personnes illustres, enveloppées d’une phosphorescence. Il y avait, entre autres, Shakespeare, qui se plaignit amèrement de ces damnés idiots qui s’acharnent à lui enlever sa gloire.

Nous aperçûmes aussi Charlemagne dont la barbe était toujours aussi fleurie qu’en l’an 800.

Il parut encore des personnes plus modestes, parmi lesquelles un certain Jackson qui avait péri lors du naufrage du Titanic.

Il nous raconta ce cataclysme avec quelques détails inédits et ne manqua pas de chanter :

« Plus près de toi, mon Dieu ! »

Après quoi, il disparut positivement dans la muraille.

Nous nous retirâmes édifiés et un peu inquiets. Les médiums nous avaient affirmé que toute notre famille disparue, jusqu’aux plus lointains ancêtres, nous faisait constamment des visites.

« Vous vous croyez seuls ! s’exclamait Chestermilk, alors que, parfois, vous avez plus de cinquante personnes de l’Au-Delà qui vous tiennent compagnie. Si vous aviez reçu le don de médiumnité, vous ne manqueriez pas de voir combien les morts qui vous entourent sans cesse sont plus nombreux que les vivants. »
 
 

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Une semaine plus tard, j’étais encore sous le coup de ces événements étranges. Par intervalles, il me semblait positivement sentir les frôlements de l’Au-Delà… Et je me demandais si c’étaient mes chers parents, ou des aïeuls, ou encore des indifférents qui me regardaient manger, dormir, travailler, etc.

Le lundi matin, je corrigeais une pièce pour l’Odéon et j’étais en train d’évoquer la grande ombre de Mirabeau, tout en songeant qu’une petite interview avec cet orateur n’aurait rien gâté à l’affaire, lorsqu’on sonna à ma porte…

Quelques instants plus tard, ma servante m’annonça un visiteur inconnu.
 
 

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Tous les écrivains exècrent ces individus vagues qui entrent dans votre vie sans aucune invitation et viennent vous déranger dans vos méditations, votre travail et votre repos.

« Rosalie ! grognai-je… vous savez bien que je n’y suis pas.

– Je l’ai dit à ce monsieur… Mais ce monsieur prétend que vous êtes là… que la concierge le lui a dit et qu’il vient pour quelque chose de très pressé, qui concerne monsieur.

– Il n’a pas donné sa carte ?

– Non, monsieur.

– La barbe ! » me dis-je, mais je cessai de me défendre :

« Qu’il entre donc ! » fis-je avec une mélancolique résignation.

Quelques minutes plus tard, je vis paraître un long individu, le poil roux, les yeux indigo, vêtu d’un costume à carreaux plutôt usagé.

Son aspect m’avait surpris.

Je le regardai avec attention et je finis par dire :

« Mais je vous reconnais. C’est vous qui êtes apparu l’autre jour, sur l’appel du médium Chestermilk… Mr Jackson, je crois, l’homme du Titanic ?

– C’est bien moi, dit l’homme d’une voix caverneuse. Il m’arrive une épouvantable mésaventure… J’ai oublié le truc… Je ne peux plus rentrer dans l’Au-Delà.

– Comment ! m’écriai-je, stupéfait… Il faut donc un truc pour…

– Oui, il faut le truc, reprit-il. Vous me direz que je n’ai qu’à mourir… Mais on ne meurt pas deux fois… Alors, en attendant, comment vivre ? Prêtez-moi une centaine de francs… Je vous promets de vous les rendre au centuple, quand j’aurai réussi à rentrer là-bas… »

Qu’auriez-vous fait à ma place ? Je lui ai prêté les cent francs… et je ne l’ai plus revu. Il a probablement retrouvé le truc… il est dans l’Au-Delà…

J’espère qu’il me tiendra parole ! »
 
 

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(J.-H. Rosny aîné, in Le Journal, « Conte du Journal, » n° 10714, jeudi 16 février 1922)

 
 
LYC
 

LE MONSTRE ROUGE

 

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« Je ne sens, nulle part autant que sur ma côte natale, en Bretagne, que nous sommes les enfants de l’air et de l’eau, fit Bernard Vogue… Dans l’air, dans l’eau se trouvent les quatre éléments dont nous sommes issus. Les autres éléments sont des accessoires !… Il y avait cinq ans que je n’avais vu nos farouches calvaires, les cromlechs et les menhirs où persiste l’âme d’ancêtres perdus dans la nuit des âges, les bois de chênes, les genêts et les ajoncs aux fleurs de soufre et d’or, les silènes aux fleurs roses, les emblavures de sarrasin, et la mer intarissable, la mer retentissante qui, depuis des siècles, nourrit et dévore nos jeunes hommes…

Tout cela me parut délicieux ; je ne concevais pas comment j’avais pu m’en éloigner si longtemps. Non plus que de Charles F…, avec qui j’avais passé tant de jours dans les roches, d’où s’envolaient les mouettes, les pétrels, oiseaux des tempêtes, et les courlis à la voix plaintive…

Charles m’accueillit avec une joie violente, qui me cacha d’abord sa mélancolie… Il avait encore sa mère, vieille dame sèche et agile qui veillait sur le manoir… Il avait une femme et des enfants.

La femme était fantastiquement belle, belle comme Ophélie et folle comme elle, ou plutôt innocente. Elle avait perdu l’usage de la parole, et cette créature éblouissante se décelait pareille à un animal très doux et très docile. Elle avait mis trois enfants au monde. On ne pouvait méconnaître l’origine des deux premiers : ils ressemblaient à la fois, étonnamment, au père et à la mère. Quant au troisième, que Charles tint à me montrer, c’était un petit monstre couvert de poils de renard, aux yeux jaunes, dont la pupille se dilatait dans l’ombre comme la pupille des félins…

« Voici mon histoire, me dit Charles, lorsque nous nous trouvâmes seuls, après le déjeuner. J’ai épousé Ghislaine, il y a cinq ans. Elle était alors belle et pleine de grâce, comme tu le vois, et aussi pétillante d’esprit… C’est au troisième mois de notre mariage que le malheur arriva. Un incendie éclata la nuit, en même temps qu’un formidable orage ; nous nous sauvâmes à peine vêtus ; une frayeur mortelle paralysait Ghislaine que nous dûmes emporter.

Elle fut malade pendant six semaines et elle ne recouvra jamais son intelligence. Elle n’est pas folle, elle n’a aucune manie, aucune phobie ; elle est réduite à un état animal qui ne lui ôte pas son charme, car tout ce qui tient à l’instinct, elle le fait avec adresse et discernement… Et elle a gardé la coquetterie de la femme ; elle sait vaquer aux soins de sa toilette…

C’est à cause de tout cela, hélas ! que je l’ai gardée auprès de moi. Elle ne sort jamais seule ; elle vit avec ses enfants, avec moi et avec ma mère…

Il faut te dire que, lors de l’accident, elle était enceinte. L’enfant vint à terme, bien constitué, et poussa avec vigueur. Ni le médecin ni ma mère ni moi ne constatâmes la moindre anomalie… Et comme je gardais pour ma femme un goût profond, il m’arriva, par la suite, de céder à l’instinct qui conserve les créatures.

Il vint un deuxième enfant, en qui nul ne pouvait méconnaître ma ressemblance et qui se trouva aussi sain, aussi normal que le premier…

Le troisième fut ce monstre étrange, au poil de renard et aux mâchoires de gorille, véritable dégénéré, celui-là, rétrogradé vers la bête. Ah ! quelles insomnies je lui dois, non seulement à cause de lui, mais à cause des autres : qui sait ce qui se cache derrière leurs beaux yeux d’enfant, qui sait si ma descendance n’est pas une portée de crétins !… »

Il se cacha le visage et demeura plongé dans un silence douloureux. Quand il releva la tête, on entendit un aboiement ; un vieux domestique amena deux chiens de haute stature, molosses homériques dont les mâchoires devaient rompre des os de jambon.

« Ce sont des nouveaux, fit Charles avec un faible sourire… Depuis quelque temps, on signale des crimes dans le terroir… Ceux-ci sont des gardiens sûrs et d’un instinct impeccable !… »

Le jour, puis le soir passèrent… J’avais pu admirer une fois de plus la merveilleuse Ophélie et je comprenais les faiblesses de mon ami…

Vers minuit, des grognements m’éveillèrent, puis deux cris sinistres, deux cris d’agonie. Je me levai en hâte ; j’ouvris la fenêtre. Au clair de la lune, je vis un spectacle sauvage. Un homme, un cadavre, était étendu dans la grande cour du manoir, et les deux molosses lui dévoraient la gorge et les membres.

« Ajax !… Diomède ! » cria une voix stridente.

Les gueules sanglantes s’élevèrent ; je vis paraître Charles et, derrière lui, le vieux valet muni d’une lanterne. Charles tenait un fusil, le vieux homme un large coutelas. Mais ces armes étaient bien inutiles : l’homme avait disparu dans le mystère noir…

En un moment, j’eus revêtu un pyjama et je rejoignais mon ami.

Il examinait le cadavre et une horreur étonnée se peignait sur son visage… Je n’étais pas moins étonné que lui. L’homme qui gisait là, monstre humain couvert d’un poil de renard, aux mâchoires de gorille, me rappela immédiatement le petit enfant que j’avais vu dans la nursery…

« Tu le reconnais ? fit Charles, en m’étreignant le bras.

– Je le reconnais… »

Il se tourna vers le valet.

« Il faut traîner cela sous le hangar, dit-il, et prévenir la gendarmerie… Ou plutôt, c’est moi qui irai !…

– Je t’accompagnerai ! » fis-je.

Dix minutes plus tard, nous nous trouvions sur la route de granit, sous une lune tragique qui sillait parmi de lourds nuages violets…

On entendait les sanglots éternels de l’Océan.

« Tu as compris ! murmurait Charles. Nous avons eu tort de la laisser coucher seule dans sa chambre. Que pouvait-elle savoir ? Cet être est venu ! Pour elle, c’était un mâle et rien de plus… »

Il baissa la tête, puis il eut une manière de rire sombre :

« Oui, c’est épouvantable… et toutefois, je suis content. L’enfant-monstre ne vient pas de moi et ses tares ne viennent pas d’elle. Je suis sûr maintenant que les miens sont normaux… Certes, c’est un drame, mais petit à côté du drame horrible que je redoutais. Pauvre femme !… C’est notre faute… »

Et nous marchâmes en silence dans la nuit fantastique. »
 
 

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(J.-H. Rosny aîné, in Le Journal, « Conte du Journal, » n° 11062, mardi 30 janvier 1923)