BULLETIN SCIENTIFIQUE

 

Zoologie

 
 

Sur un animal encore inconnu mais vivant dans le Nil, et dont les empreintes sont analogues à celles du Cheirotherium, par M. RUSSEGER.

 
 

M. Russegger, voyageur bien connu par ses explorations dans l’intérieur de l’Afrique, avait eu l’occasion déjà d’informer quelques naturalistes, lorsqu’il fut question, il y a quelques années, des empreintes de Cheirotheriums que, dans son voyage aux rives du Fleuve Bleu, il avait observées : empreintes sur le sable, traces encore fraîches de pieds d’une espèce d’animal semblables à celles qui ont tant occupé les géologues et les zoologistes. Comme ce sujet est intéressant pour la science, nous avons pensé qu’il serait utile de reproduire ici, avec le dessin même des empreintes, l’extrait du journal de voyage de M. Russegger qui a trait à cet objet, tel que nous le trouvons rapporté dans une lettre de ce voyageur à M. Leonhard (d’Heidelberg). Voici cet extrait :
 
 

Camp près de Neu-Dongola, le 17 juin 1838.

 

« … Le matin, de bonne heure, M. Kotski, mon compagnon de voyage, sortit avec son fusil ; mais bientôt après il revint me dire qu’il avait aperçu les traces d’un animal extraordinaire et énigmatique, qui lui était tout à fait inconnu. J’allai à l’instant avec lui… Les traces étaient encore tout fraîchement empreintes sur le sable du rivage. Elles étaient si récentes qu’il fallait que l’animal fût passé la nuit précédente, autrement le vent qui régnait les eût nécessairement effacées sur le sable léger où elles étaient empreintes. L’animal semblait être sorti du fleuve et s’être avancé d’environ 200 pas dans les terres, près d’un champ de millet, mais dans cet endroit avoir fait volte-face et être revenu sur ses pas, probablement effrayé par quelque circonstance, et enfin être rentré dans le fleuve, où ses traces s’étaient perdues avant de l’avoir atteint, dans un terrain marécageux. – Ces empreintes m’ont paru différer de celles des animaux jusqu’à présent connus.
 
 
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Ainsi que le dessin ci-joint l’indique, l’animal avait quatre doigts et un pouce, point d’ongles saillants ni de membranes entre les doigts. Il ne paraît pas marcher en appuyant sur toute la plante du pied, comme l’Homme ou l’Ours, mais presque toujours sur la partie antérieure du pied dont l’empreinte était partout très bien prononcée, tandis que nous n’aperçûmes très visiblement que dans un seul endroit l’empreinte d’un petit talon pointu. Les dimensions de chacune des parties du pied ont été données ci-dessus. L’animal paraît n’avoir que deux pieds et marcher droit. Sa démarche doit être très singulière. En progressant, il pose ses pieds obliquement en formant à peu près un angle de 70 degrés avec la ligne de direction qu’il parcourt. Par exemple, pour aller de B vers A, chaque pas, dont la position est à peu près celle indiquée dans ce dessin, est éloigné de l’autre de 3 pieds. Les pouces semblent se trouver du coté interne du pied. L’animal paraît aussi sauter ou croiser tout à fait les pieds en marchant. – Les nègres qui nous accompagnaient nous donnèrent de ces empreintes une explication évidemment embellie par leurs idées fantastiques et leur esprit porté au merveilleux. Il est difficile de distinguer ce qu’il peut y avoir de vrai et de faux dans leurs assertions, et je ne hasarderai pas de prononcer à cet égard ; quoi qu’il en soit, voici ce qu’ils m’ont unanimement dit. Il y a un animal qui vit dans le Nil, qui ressemble à l’homme, et qui en a la taille. Cet animal, auquel ils donnent le nom de Woadd el Uma (Woalet el Uma, le fils de la mère), a la peau rouge-brunâtre, il marche droit sur deux jambes, mais il ne vient que rarement à terre, et seulement au commencement des débordements périodiques du Nil. Son apparition est le présage d’un débordement considérable et d’une année fertile. L’animal a sous les bras des poils longs en forme de piquants, ce qui le rend dangereux pour l’homme et les autres animaux, car il les saisit sous ses bras et leur suce le sang par le nez, etc., etc. – Il ne m’a pas paru que les empreintes ou le mode de progression de cet animal ressemblassent à ceux de la grande espèce des Orang-Outangs ; car cette espèce de singe n’est point connue sur les bords du Nil, ni des rivières des environs. Le plus gros singe que j’aie rencontré dans mon voyage dans l’intérieur de l’Afrique est le Simia Sphinx (Cailliaud) ; je l’ai trouvé sur les croupes rocheuses des montagnes de Szegeti, dans le Sennaar ; ce singe atteint la taille des plus gros babouins, mais il a des ongles très forts aux orteils des pieds… » (Traduit du Neues Jahrbuch für Mineral Geol. und Petrefaktenkunde, 1841. 4e cahier, p. 453.)
 
 

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(in L’Institut, journal universel des sciences et des sociétés savantes en France et à l’étranger, 1ère section : sciences mathématiques, physiques et naturelles, tome X, n° 428, Paris : Aux Bureaux du journal, 1842 ; l’article a été repris en partie dans les Annales des sciences géologiques, ou archives de géologie, de minéralogie, de paléontologie, etc., première année, tome I, 1842)